• Aucun résultat trouvé

Retour sur un investissement intellectuel « Actes de la recherche en sciences sociales

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Retour sur un investissement intellectuel « Actes de la recherche en sciences sociales"

Copied!
4
0
0

Texte intégral

(1)

Actes de la recherche en sciences sociales | Retour sur un investissement intellectuel http://www.arss.fr/articles/retour-sur-un-investissement-intellectuel/

Retour sur un investissement intellectuel

[Texte intégral]

Au cinéma comme ailleurs, la recherche de la rentabilité économique immédiate a eu tendance à se généraliser au cours des deux ou trois dernières décennies. Dans la vision qu’en donnent les grands médias, la vie cinématographique s’apparente de plus en plus à une succession de films lancés avec de grands moyens publicitaires et médiatiques et d’emblée mis en place dans un très grand nombre de salles où ils sont censés « faire le plein » en un temps record. Ces films coûtent chers parce qu’ils se veulent spectaculaires, mais aussi parce que leurs producteurs n’hésitent pas à investir des sommes considérables dans leur lancement. Ces pratiques ne sont pas nouvelles mais, avec les moyens modernes de communication, elles se déploient à une tout autre échelle que par le passé. Par ailleurs, en devenant de plus en plus fréquentes, elles engendrent des mécanismes qui s’auto-entretiennent. Elles sont apparues aux États-Unis dans la deuxième moitié des années 1970 et leur développement a eu des répercussions dans tous les pays occidentaux, en raison du poids (souvent écrasant) de la production hollywoodienne[1].

En France, par exemple, pour rivaliser avec les films américains, nombre de productions sont aujourd’hui lancées avec les méthodes de promotion mises au point aux États-Unis et l’exploitation en salles privilégie de plus en plus une rotation rapide des films, le nombre d’entrées enregistrées le jour de la sortie devenant un critère décisif pour la durée de vie d’un film en salles. Il n’y a guère de raisons pour que ces tendances s’inversent à brève échéance, d’autant que les intérêts économiques étatsuniens mènent depuis plus de vingt ans un combat déterminé pour obtenir la suppression des derniers obstacles qui, mis en place dans certains pays européens pour protéger les cinématographies nationales ou favoriser la diffusion d’œuvres de « création », s’opposent à la diffusion de leur production[2]. Prise dans une spirale inflationniste, celle-ci a plus que jamais besoin d’un marché international pour se rentabiliser.

Dans un contexte où les invitations à penser le cinéma comme une industrie de divertissement guidée par la recherche de profits à court terme sont si pressantes, il est très utile de rappeler que certaines fractions du monde intellectuel ont joué, au cours du XXe siècle, un rôle décisif dans l’histoire du cinéma. En y voyant un « art », en le constituant en lieu de recherches formelles et parfois en outil d’intervention politique ou sociale, elles en ont fait une activité irréductible à des enjeux économiques. Bien sûr, le processus qui, dans les domaines artistiques, conduit à l’instauration de « mondes économiques à l’envers »[3], n’a pas pris les mêmes formes au cinéma qu’en littérature ou en peinture : les coûts associés à la production et la diffusion d’un film, d’une part, et d’un livre ou d’une peinture, d’autre part, ne relèvent pas du même ordre de grandeur ni des mêmes logiques. Il reste que le cinéma a présenté, dans certaines périodes et dans certains pays, nombre des

caractéristiques propres aux champs de production culturelle relativement autonomes. Par exemple, dans certains pays (en France particulièrement), une critique artistique s’est développée, qui a diffusé des façons de faire et de voir les films fondées sur des critères spécifiques (le plus souvent esthétiques) et relativement indifférentes aux verdicts économiques. La

production cinématographique s’est diversifiée, des produits de divertissement accessibles à tous et susceptibles de rencontrer un succès immédiat parce qu’ils allaient à la rencontre du « goût du grand public » côtoyant des réalisations vouées, au moins à court terme, à une diffusion plus réduite mais conduites par le souci de s’inscrire dans une histoire propre,

« l’histoire du cinéma » qu’entretenaient notamment les ciné-clubs, les cinémathèques et une littérature spécialisée.

L’analogie avec les champs artistiques les plus consacrés est inscrite dans l’histoire de la légitimation culturelle du cinéma.

Deux grandes périodes peuvent être distinguées pour la compréhension de ce processus[4]. Il s’agit d’abord des derniers temps du cinéma muet et particulièrement des années 1920 qui se terminent notamment par l’organisation d’un mouvement international en faveur du « cinéma indépendant », lieu de convergences entre plusieurs figures évoquées de ce numéro. Le cinéma ne s’est pas constitué comme un « art » ex nihilo. Les changements qui ont affecté son statut (et, tout

particulièrement, l’opinion que le public bourgeois s’en faisait) tiennent d’abord à l’accumulation d’un capital artistique qui s’est opéré par des transferts en provenance d’univers culturels déjà consacrés. La « conversion de Pirandello » illustre une forme privilégiée prise par ce processus dans les années 1920 : un nombre conséquent d’écrivains et d’artistes renommés (outre Luigi Pirandello, on pourrait citer, par exemple, André Antoine, Man Ray[6] ou Marcel Duchamp) ont alors pris la défense du cinéma ou y ont collaboré. Leurs prises de positions, fortes d’une autorité acquise dans des univers artistiques plus consacrés, était susceptible de modifier la représentation de ce qui restait souvent perçu comme un divertissement « populaire » aux origines foraines, tandis que leurs collaborations à des réalisations cinématographiques transformaient le cinéma par l’importation des postures et des dispositions caractéristiques du monde littéraire, des arts plastiques ou du théâtre. La légitimation culturelle du cinéma n’est pas seulement passée par la création d’un secteur d’avant-garde. Elle est aussi le fait des intellectuels qui ont défendu le cinéma comme « art populaire », irréductible à une forme dégradée du « Grand Art » (Chaplin, passé par le music-hall, était souvent cité en référence). Parmi les écrivains, elle a mobilisé,

parallèlement à l’avant-garde, des agents qui tardaient à se faire reconnaître dans le champ littéraire, ainsi que des auteurs à succès qui trouvaient dans le cinéma un moyen d’élargir leur public (ainsi, dans le cas français des années 1930 puis 1940, Marcel Pagnol, Sacha Guitry ou Jean Cocteau qui sont tous trois devenus cinéastes et ont pu siéger dans les jurys des prix et

page 1 / 4

(2)

Actes de la recherche en sciences sociales | Retour sur un investissement intellectuel http://www.arss.fr/articles/retour-sur-un-investissement-intellectuel/

des festivals naissants).

L’autre étape décisive prend place dans la France de l’après-guerre et des années 1950. Elle bénéficie des acquis de la période précédente, en particulier l’existence de réseaux de ciné-clubs ou d’une critique artistique[7] (certains acquis, en revanche, n’ont pas survécu : ainsi, le secteur de l’avant-garde a été fortement ébranlé par l’arrivée du parlant qui a changé l’économie du cinéma). Dans cette période, les groupes les plus actifs sont moins souvent issus d’univers artistiques consacrés que de « la cinéphilie », ce mode d’existence bohème qu’expérimente une petite fraction de la jeunesse (petite-)bourgeoise dans les années d’après-guerre et qui se caractérise par une fréquentation assidue des cinémas, ciné-clubs et cinémathèques. Ces spectateurs développent un rapport érudit au cinéma : ils y voient, non pas un simple divertissement ou une affaire d’artisans appliqués, mais une forme d’expression artistique dotée d’une histoire propre (celle qui se donne à voir et qui se construit à la Cinémathèque). Ces transformations se cristallisent dans la « politique des auteurs

» formulée par de jeunes critiques de la revue Les Cahiers du cinéma qui, en réalisant leurs premiers films, allaient être regroupés sous le label de la « Nouvelle Vague » (Jean-Luc Godard, François Truffaut, Claude Chabrol, Éric Rohmer, Jacques Rivette, Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, etc.)[7]. Comme le montrent les lectures formalistes et morales des films de Rossellini ou l’analyse platonicienne du cinéma d’Hitchcock[8], dans lesquelles Rivette, Chabrol ou Rohmer font preuve d’une véritable virtuosité au sens de Weber, « la politique des auteurs » entérine l’adoption d’une posture esthète : les films sont censés prendre place dans « l’histoire d’un art » ; ils valent surtout par le style de leur metteur en scène et si leurs sujets peuvent retenir l’attention, c’est dans une perspective morale ou, mieux, métaphysique. Dans cette phase de la légitimation du cinéma, le rapport aux arts consacrés est double : la politique des auteurs est formulée par des « cinéphiles » et

revendique une forme d’autonomisation du cinéma (qu’elle entend juger selon des critères spécifiques, et non pas littéraires ou picturaux) mais la notion d’« auteur » convoque explicitement le modèle de l’écrivain. Jean-Luc Godard écrit ainsi : « le cinéma, […] s’écrient nos techniciens patentés […], c’est d’abord un métier. Hé bien, non ! […] c’est un art. Ce n’est pas une équipe. On est toujours seul ; sur le plateau comme devant la page blanche[9] ».

L’impact de la « politique des auteurs » dépasse les frontières de la critique et de la France. Certains de ses promoteurs passent à la mise en scène dès la fin des années 1950 et contribuent à l’émergence d’un « cinéma d’auteur » qui, s’il affiche des ambitions esthétiques, ne s’oppose pas radicalement au « cinéma commercial ». Les aides et les financements publics sont certes vitaux à certaines de ses entreprises (on peut citer le dispositif de l’avance sur recettes ou, pour les années 1990, le rôle de la chaîne publique Arte), mais il dispose d’un public plus large que celui d’une avant-garde et nombre d’« auteurs » qui s’y sont fait connaître et reconnaître ont évolué avec la consécration vers un cinéma plus « commercial », accédant même, pour certains, à une forte notoriété internationale dans les grands festivals. L’influence de la Nouvelle Vague s’est exercée dans de nombreux pays d’Europe et d’Asie, mais aussi à Hollywood (particulièrement, pendant la brève période[10]

qui a précédé le tournant du milieu des années 1970).

S’il convient de souligner l’importance de la « politique des auteurs » et de la Nouvelle Vague, il ne faut pas non plus y réduire l’investissement intellectuel dans le cinéma depuis les années 1950[11]. Des films, à diffusion très restreinte, continuent d’importer, sur un modèle rappelant les années 1920, des pratiques artistiques avant-gardistes. Par ailleurs, si « la politique des auteurs » a fortement imposé, dans le public cultivé, une vision esthète du cinéma, des conceptions plus politiques du cinéma ont survécu qui, à la faveur des luttes générationnelles, ont fait un retour (assez éphémère, cependant, comme le montre l’exemple de La Nouvelle Critique) dans l’après-68. La place privilégiée que les écrivains occupent en France dans les représentations du travail intellectuel ne doit pas non plus occulter les affinités que le travail cinématographique présente parfois avec une démarche scientifique. Ainsi, la reconstitution au cinéma de faits historiques peut rejoindre le travail de l’historien (elle peut même y contribuer avec ses outils spécifiques) et le cinéma social être très proche, au moins sous certains rapports, de l’ethnographie des classes populaires.

Les transformations économiques contemporaines menacent ces entreprises d’inspiration intellectuelle ou artistique. Dans les médias généralistes, l’espace réservé à la critique, dont le rôle fut majeur, se réduit avec la montée en puissance d’un discours promotionnel au service de grosses productions conçues pour rencontrer un succès immédiat. Confrontées à l’exigence croissante d’attirer un public très vaste dans des délais très courts, les entreprises qui engagent des ambitions intellectuelles sont menacées, sinon de disparition, du moins de marginalisation. Les « auteurs » trop novateurs pour rencontrer le succès commercial dès leur premier film, risquent ainsi d’avoir de grandes difficultés à se construire

progressivement un public. Le cinéma dit « commercial » est, quant à lui, menacé dans sa capacité à intégrer (autrement que sur le mode du simulacre) des ambitions et des postures empruntées au cinéma intellectuel, capacité qui fut pourtant bien réelle à certaines époques, comme le rappelle, dans ce numéro, l’exemple d’une superproduction comme Spartacus (1960).

Les évolutions en cours et le libéralisme dominant portent à penser le cinéma comme une « industrie de divertissement » qui aurait, au fil du temps, intégré des inventions techniques successives et des instruments toujours plus rationnels et plus sophistiqués dans sa quête du profit. S’attacher au rôle des intellectuels, c’est rappeler que l’histoire du cinéma est irréductible à de tels enjeux. C’est aussi comprendre que l’avenir du cinéma n’est pas aussi nécessairement voué qu’on le

page 2 / 4

(3)

Actes de la recherche en sciences sociales | Retour sur un investissement intellectuel http://www.arss.fr/articles/retour-sur-un-investissement-intellectuel/

croit parfois à des forces économiques ou technologiques irrépressibles. Les visions économicistes négligent presque toujours qu’une relation profonde unit l’histoire du cinéma aux transformations qui ont affecté au XXe siècle, dans les pays

occidentaux, le système scolaire et la distribution du capital culturel ; sans ces transformations, le cinéma n’aurait pas été, avec un tel succès, un objet d’investissements intellectuels.

[1].Sur la période 1994-2003, le cinéma américain (qui, dans le cas présent, se réduit quasiment aux productions

hollywoodiennes) représente environ 70 % des entrées dans l’Union européenne, ce pourcentage connaissant des variations sensibles d’un pays à l’autre – c’est en France qu’il est le plus faible : il s’y établit pour ces dix dernières années à 53 % (moyennes calculées d’après les chiffres établis par le Centre national de la cinématographie à partir de sources nationales et des données de l’Observatoire européen de l’audiovisuel).

[2]. Sur ces points, voir notamment Armand Mattelart, Diversité culturelle et mondialisation, Paris, La Découverte, « Repères », 2005, p. 79-91.

[3]. Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992 (réédition : « Points-Seuil », 370, 1998).

[4]. Sur cette question, voir Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français, Paris, La Découverte, « Repères », 2000 ;

Christian-Marc Bosséno, « Le répertoire du grand écran. Le cinéma par ailleurs », in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France de la belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002, p. 157-219 ; Fabrice Montebello, Le Cinéma en France depuis les années 1930, Paris, Armand Colin, « Cinéma », 2005.

[5]. Voir Norbert Bandier, « Man Ray, le surréalisme et le cinéma des années 20 », Actes de la recherche en sciences sociales, 88, juin 1991, p. 48-60.

[6]. En particulier, La Revue du cinéma qui a paru de 1929 à 1931 puis, après une longue interruption, de 1946 à 1948, a développé une critique esthétique qui a notablement influencé les jeunes rédacteurs des Cahiers du cinéma (pour une sélection d’articles de La Revue du cinéma, voir le volume publié en 1993 par Gallimard dans la collection « Tel »).

[7]. Sur la Nouvelle Vague, voir Antoine de Baecque, La Nouvelle Vague. Portrait d’une jeunesse, Paris, Flammarion, 1998 ; Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS Éditions, 2005.

[8]. Jean-Pierre Esquénazi, « L’auteur, un cri de révolte », in Jean-Pierre Esquénazi (dir.), Politique des auteurs et théories du cinéma, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 67-94.

[9]. Jean-Luc Godard, « Bergmanorama », Cahiers du cinéma, 85, juillet 1958, p. 2.

[10]. Sur cette période, voir Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood, Paris, Le Cherche Midi, « Documents », 2002.

[11]. Si l’analyse sociologique permet de prendre en compte le rôle, trop souvent négligé, des intellectuels dans l’histoire du cinéma – un apport que le contexte actuel invite à mettre en valeur –, elle peut aussi contribuer à une vision critique et réflexive de la conception du cinéma dominante dans le public intellectuel. Cette conception doit beaucoup, en France en tout cas, à l’influence de la Nouvelle Vague et aux sources intellectuelles de celle-ci. Elle se ressent aussi d’un certain nombre d’illusions, en particulier, comme Yann Darré voulait le montrer dans l’article qu’il préparait pour ce numéro (voir p. 113), du « rapport de la bourgeoisie intellectuelle au peuple, un rapport fait de respect pour le Peuple idéal et de mépris pour le peuple

page 3 / 4

(4)

Actes de la recherche en sciences sociales | Retour sur un investissement intellectuel http://www.arss.fr/articles/retour-sur-un-investissement-intellectuel/

réel ». Le rapport au cinéma d’un public cultivé (en l’occurrence, les spectateurs d’une projection au Musée d’Orsay) est, dans ce numéro, au centre de l’article d’Yvette Delsaut.

page 4 / 4

Références

Documents relatifs

L’engagement de femmes dans des compétitions en combat dans les modalités « poings pieds » (boxe française, kick-boxing, etc.) questionne la hiérarchie entre les sexes et suscite

Hierbei wird deutlich, wie eine Verwaltung der Armut funktioniert, die einerseits auf einer Fülle individueller Beziehungen beruht, die mehr oder minder koordiniert und in

Si le moment de l’interrogatoire leur permet de rappeler qu’ils sont des juges comme les autres, à la recherche de la vérité, il les autorise aussi à mettre en scène leur

En d’autres termes, l’approche sociologique des « crimes de guerre » renvoie, d’une part, à l’existence de pratiques de violence physique parfois extrême dans des conflits

Conservatives have begun to use human rights, even women’s rights, discourse to justify their calls for intervention, and liberals have begun to use military discourse and rhetoric

observations réalisées dans un village du Burkina Faso qui accueille des touristes français ont permis d'analyser la nature des interactions entre des touristes et des habitants..

Las ambigüedades de la práctica explican por qué esta forma atípica interpone un abismo que la separa del «turismo corriente» y por qué salvaguarda la nobleza de una práctica

Ces dernières années, beaucoup de mesures ont été prises, depuis « la loi sur l’innovation et la recherche » de 1999 jusqu’à « la loi de programme » adoptée au printemps