Master
Reference
La neutralité : regards croisés sur l'enseignement primaire public
QUENZER, Murielle
Abstract
Ce mémoire analyse le concept de neutralité dans le système scolaire. Il est en effet intéressant de constater que celle-ci ne figure pas en tant que telle dans la Loi sur l'instruction publique du canton de Genève. Cette recherche tente donc de mettre en perspective, d'une part, des auteurs qui ont fait de la neutralité un objet d'étude et de l'autre, des enseignants, dont la réflexion sur la neutralité est mise en évidence par leurs pratiques professionnelles. La première partie du cadre théorique expose des penseurs tels que Jules Ferry, Ferdinand Buisson, Jean Jaurès, à la lumière d'une question: à quoi la neutralité sert-elle ? La seconde partie présente d'autres conceptions de la neutralité (Max Weber, Roland Le Clézio) qui contredisent, vérifient ou amplifient les visions de la neutralité introduites jusque-là, Il s'en suit une investigation auprès des enseignants, réalisée au travers d'un questionnaire et d'un entretien, afin d'étudier sous quelles formes la neutralité existe dans l'enseignement primaire public, de quelles manières elle s'exerce et comment les enseignants la traduisent [...]
QUENZER, Murielle. La neutralité : regards croisés sur l'enseignement primaire public. Master : Univ. Genève, 2009
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:3812
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Université de Genève
Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education Section des Sciences de l’Education (LMRI)
La neutralité :
Regards croisés sur l’enseignement primaire public
Mémoire de licence Présenté par
Murielle Quenzer
Commission d’évaluation : Janette Friedrich (directrice) Caroline Dayer
Nadine Fink
Août 2009
Je désire adresser mes remerciements à Mesdames J. Friedrich et C. Dayer, qui m’ont accompagnée durant cette aventure et qui ont rendu ce mémoire possible.
Je souhaite saluer la confiance que mes collègues enseignants m’ont accordée et je les remercie d’avoir bien voulu prendre part à mon travail.
Un immense merci à mes amis, pour leur présence, leur écoute et leurs encouragements si précieux !
TABLE DES MATIERES
1. INTRODUCTION ... 5
1.1. ANCRAGE DE LA RECHERCHE ... 5
1.2. DEFINITIONS DE LA NEUTRALITE ... 6
1.3. NEUTRALITE ET TEXTES DE LOIS ... 7
1.4. REFERENCES HISTORIQUES ... 8
1.5. OBJECTIFS DU TRAVAIL ... 10
2. CADRAGE THEORIQUE ... 12
2.1. CONCEPTIONS DE LA NEUTRALITE A LA FIN DU XIXEME SIECLE ... 12
2.1.1 Jules Ferry (1832‐1893) ... 12
2.1.2. Ferdinand Buisson (1841‐1932) ... 14
2.1.3. Les opposants ... 17
2.1.4. Jean Jaurès (1859‐1914) ... 18
2.1.5. Gustave Lanson (1857‐1934) ... 19
2.2. CONCLUSION ... 21
2.3. LES CONCEPTIONS DE LA NEUTRALITE AU XXEME SIECLE ... 23
2.3.1. Vassilios Kondylis (XXème siècle) ... 23
2.3.2. Roland Le Clézio (1949‐) ... 25
2.3.3. Max Weber (1864‐1920) ... 28
2.4. CONCLUSION ... 32
3. PROBLEMATIQUE ET METHODES DE LA RECHERCHE ... 33
3.1. QUESTIONS DE RECHERCHE ET HYPOTHESES ... 34
3.2. DISPOSITIFS DE RECUEIL DES DONNEES ... 35
3.2.1. Le questionnaire ... 35
3.2.2. L’entretien ... 36
3.3. DEMARCHE D’ANALYSE DES DONNEES ... 37
3.3.1. Le processus de transcription ... 38
3.3.2. Le processus d’analyse du questionnaire et de l’entretien ... 38
3.3.3. Quelques considérations supplémentaires ... 39
4. PRESENTATION DES RESULTATS ET ANALYSE ... 40
4.1. LES DEFINITIONS LIEES A LA NEUTRALITE ... 40
4.1.1. Les éléments issus des questionnaires ... 40
4.1.2. Les éléments issus des entretiens ... 43
4.2. CONCLUSION ... 55
4.3. LES STRATEGIES LIEES A LA NEUTRALITE ... 57
4.4. CONCLUSION ... 59
4.5. LES THÉMATIQUES LIÉES À LA NEUTRALITÉ ... 60
4.5.1. La réflexion ... 60
4.5.2. Les perspectives ... 62
4.5.3. L’enseignant ... 63
4.5.4. Les élèves ... 64
4.5.5. La relation ... 65
4.5.6. Le ressenti ... 65
4.5.7. Les valeurs ... 66
4.5.8. Les sujets abordés ... 66
4.5.9. Le vocabulaire ... 67
5. RETOUR AUX QUESTIONS DE RECHERCHE ... 68
5.1. COMMENT LA NEUTRALITÉ EXISTE ET S’EXERCE ? ... 68
5.1.1. L’évolution de la neutralité ... 68
5.1.2. Les situations liées à la neutralité ... 69
5.1.3. L’obligation de la neutralité ... 69
5.1.4. Mots‐clés et perspectives ... 70
5.1.5. Les stratégies et la négation ... 70
5.2. QU’EST‐CE QUI FAVORISE OU EMPÊCHE LA RÉALISATION DE LA NEUTRALITÉ ? ... 70
6. SYNTHESE ... 72
7. RETOUR AUX HYPOTHESES, LIMITES ET PERSPECTIVES ... 74
8. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ... 76
9. ANNEXES ... 82
9.1. ARTICLE DE LA TRIBUNE DE GENÈVE, 22 AVRIL 2003 ... 82
9.2. PRINCIPES PRÉSENTÉS PAR LANSON ( 1912) ... 83
9.3. QUESTIONNAIRE ... 84
9.4. EXTRAITS DE L’ENTRETIEN DE NORBERT ... 88
9.5. EXTRAITS DE L’ENTRETIEN DE SOLANGE ... 91
1. INTRODUCTION
1.1. Ancrage de la recherche
Les interrogations fondamentales de ce travail se sont construites par rapport aux propos de collègues discutant des pratiques culturelles de quelques élèves. Chacun donnait son avis, sans avoir à se préoccuper du politiquement correct, les murs de la salle des maîtres n’ayant point d’oreilles. Suite à cet échange, une réflexion s’est peu à peu engagée et nous avons cherché à distinguer de quelles manières les enseignants géraient leurs opinions et leurs convictions en classe. En effet, comment choisir entre ce que l’on estime pouvoir dire et ce qui doit être tu ? Ce questionnement, discuté ici dans le cadre de l’école primaire, pourrait également être envisagé à d’autres niveaux du système scolaire et ce jusqu’à l’université.
Les enseignants peuvent penser leur posture en se référant par exemple à leurs propres convictions, à certaines directives officielles, voire à un code de déontologie. Voici quelques situations auxquelles ces professionnels peuvent être confrontés dans leur quotidien. A) Ils révèlent leurs visions du monde à travers les propos qu’ils tiennent en classe. B) Ils sont sollicités par les élèves qui désirent connaitre leurs opinons sur certains sujets. C) Ils doivent transmettre les valeurs requises par l’institution étatique.
Face à ces réalités, il était particulièrement intéressant pour nous d’étudier les façons de faire et les moyens qui peuvent être envisagés par les enseignants, afin de les guider dans leurs choix. Nous partageons, en effet, l’opinion de Savater (2003/2005), pour qui « lorsque vient le moment d’agir, nous avons un large éventail de choix, mais de façon générale nous ne pouvons pas opter pour choisir ou ne pas choisir, entre agir ou ne pas agir » (p. 33). Faut‐il prendre position à l’école? Est‐il nécessaire d’annoncer et d’expliciter ses points de vue? Est‐il impératif d’exclure ce qui n’est pas du domaine de la transmission du savoir? Les possibilités sont nombreuses et les décisions inévitables.
Le concept1 retenu dans ce travail pour approfondir ces premières considérations est celui de neutralité, et ce pour plusieurs raisons. Mentionnée dès les débuts de l’école obligatoire en France2, la neutralité est, en effet, incontournable dans les paroles et les écrits de personnalités en charge de l’éducation telles que Jules Ferry ou Ferdinand Buisson. Controversée, elle demeure néanmoins présente dans les débats politiques et sociétaux où se discute les finalités du système scolaire et les obligations des
1 Nous nous référerons dans ce travail à la définition suivante du concept : « Représentation mentale abstraite et générale »
(Dictionnaire Hachette, 2006).
2 Loi du 28 mars 1882. (Source : http://www.senat.fr/evenement/archives/D42/mars1882.pdf)
fonctionnaires. Analysée encore au 21ème siècle (Le Clézio, 2006), la neutralité reste actuelle dans le domaine de l’éducation3.
1.2. Définitions de la neutralité
La neutralité apparaît selon Le grand Robert de la langue française (2001) vers le XVème siècle. Elle signifie : « Caractère, état d’une personne qui reste neutre » (p. 1896)4. Il est intéressant de constater que l’adjectif neutre est nécessaire pour déterminer la neutralité. Celui‐ci existe dès la moitié du XIVème siècle et désigne celui « qui s’abstient de prendre parti, de s’engager d’un côté ou de l’autre, soit par objectivité soit par crainte ou manque d’intérêt » (p. 1897). L’origine de ces deux termes est « l’adverbe de négation latin non » (Le petit Robert de la langue française, 2009), qui les associe dans une même « famille étymologique » (2009). Cette base se retrouve dans des mots tels que « non », « ni », « nul » et « neutre » (2009); ce dernier prenant le sens de « ni l’un ni l’autre » (2009). Ces renseignements expliquent d’une part que la neutralité se caractérise par un entre‐deux difficile à clarifier et de l’autre qu’elle soit communément associée à la négation. Les synonymes que nous avons pu relever pour la neutralité sont
« abstention », « impartialité », « objectivité », « non‐engagement » et « laisser‐faire » (2009). En ce qui concerne le terme de neutre, c’est à « impartial », « indifférent » ou
« prudent » (Le grand Robert de langue française, 2001, p. 1897) que l’on peut se référer. Quant aux contraires, ils correspondent à « intervention » et « belligérance » (p.
1897) pour la neutralité et à « ennemi », « belligérant » et « hostile » (p. 1898) pour neutre.
Afin de poursuivre cette première approche de la neutralité, nous avons consulté des dictionnaires plus spécifiques à l’éducation. Dans la plupart de ces ouvrages, que ce soit le Dictionnaire de pédagogie et de l’éducation (2007), le Dictionnaire des termes de l’éducation (2004), ou le Dictionnaire de pédagogie (2006), il n’est pas fait mention de la neutralité mais plutôt de la laïcité5. Ces termes sont en effet parfois étroitement liés et assimilés l’un à l’autre, alors que les réalités qu’ils représentent se rapportent à des domaines et des objectifs distincts6. Dans le Dictionnaire encyclopédique de l’éducation
3 Nous nous référons ici aux débats sur le port du voile en France (Renaut & Touraine, 2005, Un débat sur la laïcité) et sur la
manifestation contre la guerre en Irak organisée dans une école du quartier des Eaux‐Vives, à Genève. (Voir annexe 9.1.)
4 D’autres ouvrages proposent des significations similaires à celle que nous avons choisie ici.
5 La laïcité : « Principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’Etat n’exerçant aucun pouvoir religieux, l’Eglise aucun pouvoir politique » (Le petit Robert de la langue française, 2009, [CD‐ROM]).
6 Nous ne ferons ainsi pas mention du terme de laïcité dans ce travail, afin d’éviter confusions et malentendus.
et de la formation (1998), la neutralité est évoquée succinctement, uniquement sous l’angle de ses effets dans le système français. Ceux‐ci se situent au niveau du personnel :
« Tout agent du service doit dans l’exercice de ses fonctions respecter une impartialité absolue. Il ne peut faire acte de propagande politique ou religieuse » (Durand‐
Prinborgne, 1998, p. 716) et à celui des étudiants : « Les élèves doivent respecter le principe de neutralité dans l’usage des libertés que la loi leur reconnait » (p. 716). C’est finalement dans le Dictionnaire de la langue pédagogique (1971) que nous avons trouvé une définition détaillée et pertinente pour le domaine scolaire qui nous intéresse dans ce travail: « Attitude consistant dans le refus de prendre parti dans toutes les questions (religieuses, politiques, philosophiques, morales…) sur lesquelles les membres de la collectivité dont on éduque les enfants sont divisés » (p. 332).
1.3. Neutralité et textes de lois
En ce qui concerne le canton de Genève, le terme de neutralité n’existe ni dans La loi sur l’instruction publique (1940), ni dans d’autres textes législatifs. Ce qui est stipulé, par contre, dans Charte et cahier des charges de l’enseignant primaire (Direction Générale de l’Enseignement Primaire [DGEP], 1996), c’est que le professionnel « s'abstient de prosélytisme ou d'endoctrinement à l'égard des élèves et de leurs parents ». Si, à la lecture de cette recommandation, nous pouvons imaginer vers quoi l’institution scolaire évite de se diriger, il est néanmoins surprenant que la neutralité ne soit pas citée directement. Intéressons‐nous donc d’un peu plus près à certains des mots utilisés.
S’abstenir signifie : « Se garder de faire quelque chose, ne pas agir, se priver volontairement de quelque chose » (Dictionnaire Hachette, 2006, p. 6). Le prosélytisme, quant à lui montre « le zèle déployé pour faire des prosélytes, de nouveaux adeptes » (p.
1314). Endoctriner veut dire : « Faire la leçon à quelqu’un pour qu’il adhère à une doctrine, une idéologie » (p. 537). Nous retrouvons ici différents éléments présentés dans le chapitre précédent et nous pouvons donc dire que la neutralité existe de manière indirecte dans les documents officiels du canton.
Comme l’instruction publique, selon la Constitution fédérale de la Confédération suisse
« est du ressort des cantons » (Instruction publique, 1999), il est pertinent de se référer de manière succincte à d’autres textes de lois concernant l’école, issus de quelques régions francophones suisses. Le terme de neutralité apparaît dans la Loi sur l’organisation scolaire (1984) du canton de Neuchâtel, dans laquelle l’enseignant
« observe la neutralité de l'enseignement aux points de vue politique et religieux en s'abstenant de toute attitude partisane » (Tâches éducatives, 1984). Pour le canton du Jura, les directives font état d’un devoir concernant le rôle de l’enseignant : « II respecte l’opinion des élèves et s’abstient à leur égard de toute propagande et de tout acte
discriminatoire » (Devoirs de l’enseignant, 1990). Pour Fribourg, c’est en lien avec sa fonction que l’enseignant « s’abstient, à l’égard de ses élèves, de toute propagande idéologique et de tout acte discriminatoire » (Maîtres, 1985). Dans le canton de Vaud, au niveau de l’école, « toute forme de propagande y est notamment interdite » (Respect des convictions, 1984). Nous observons ici des similarités avec Genève, la neutralité n’étant que peu citée.
Au niveau international, nous avons constaté que pour le Québec, il est demandé à l’enseignant « d'agir d'une manière juste et impartiale dans ses relations avec ses élèves » (Obligations de l’enseignant, 1988). En France, il est mentionné que :
« L'enseignement public est neutre : la neutralité philosophique et politique s'impose aux enseignants et aux élèves » (Ministère d’Education Nationale, s.d.). Quant à la Belgique, la neutralité est directement citée dans la constitution de 1994 : « La communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves » (Des Belges et de leurs droits, 1994).
Ces quelques exemples, sans prétendre à l’exhaustivité, nous indiquent que la neutralité n’apparaît que peu dans les textes législatifs et lorsque c’est le cas elle est rarement explicitée, comme si sa signification allait de soi. Le fait de mentionner la neutralité indique cependant que celle‐ci continue à être présente dans les réflexions sur les systèmes scolaires.
1.4. Références historiques
Afin de mieux comprendre le contexte et l’évolution de la neutralité, il est nécessaire de s’arrêter brièvement sur certains événements de l’histoire française, que nous aborderons ici principalement à travers l’ouvrage de Lelièvre et Nique (1994) : Bâtisseurs d’école. Histoire biographique de l’enseignement en France.
Pour ces auteurs : « C’est surtout par les idées nouvelles qu’il a fait naître que le XVIIIe siècle, avant et pendant la Révolution, a marqué l’évolution de l’enseignement » (Lelièvre & Nique, 1994, p. 164). C’est, en effet, dans ce contexte que se sont déterminées les visions « de service public, d’éducation commune et d’égalité, de foi en la raison, de laïcité, de liberté, de gratuité, d’obligation » (p. 164) qui seront à l’ordre du jour au siècle suivant. C’est également suite à la révolution qu’une volonté et une disposition à instruire le peuple se développent chez certains hommes politiques français : « Et comme leur entreprise vise à instaurer un ordre social nouveau, ils furent conduits à demander à l’école de régénérer la société [...]. C’est une éducation de la nation (une éducation nationale) qu’on veut réaliser » (pp. 149‐150).
Le second élément à retenir concerne les perpétuelles luttes politiques7 qui parcourent le XIXème siècle. Elles se cristallisent autour l’école, qui représente un outil incontournable pour la permanence du gouvernement en place : « On y voit les forces sociales du moment, les courants idéologiques en présence, les groupes de pression de tous ordres, se disputer le droit d’assujettir les enfants et d’organiser les institutions qui le leur permettent » (Meirieu, 1994, p. 69). Les divergences séparant les décideurs du système éducatif se retrouvent dans plusieurs domaines, impliquant des changements à répétition au sein de l’école. Lelièvre et Nique (1994) mentionnent des oppositions au niveau de certains contenus : « […] De retirer des programmes l’éducation religieuse et de leur ajouter une éducation civique » (p. 219) et des conflits d’intérêt entre l’Etat et l’Eglise : « Les guerres scolaires auxquelles on assiste s’expliquent par le souci de mettre l’école au service de l’ordre social tel que le définissent les partis qui s’opposent » (p.
206).
Présente déjà au XIXème siècle, « l’idée de contestation vis‐à‐vis d’une religion dominante dans des domaines essentiels appartenant à l’ensemble de la société : l’état civil, la santé et l’éducation des enfants » (Roche, 1998, p. 104) s’accentue au XXème siècle, se concentrant autour de la neutralité et se transformant en « bataille » (Lelièvre & Nique, 1994, p. 283). Ne voulant renoncer à son influence dans l’éducation des enfants, l’Eglise déclare aux pères de famille : « Vous surveillerez l’école publique, employant d’abord tous les moyens légaux pour la maintenir dans l’observation de ce que, à défaut d’une expression meilleure, nous appellerons neutralité » (Lelièvre & Nique, 1994, p. 283).
Pour Lanson (1912), une surveillance accrue de l’instituteur se met en place, aboutissant même à une « guerre à mort qu’on lui fait, pour l’intimider, et le contraindre à capituler » (p. 149).
Au détour du XXème siècle, le mouvement qui prend de l’ampleur sur l’échiquier politique est le parti socialiste, qui lui aussi présente une vision spécifique de la société. Ses défenseurs tiennent à l’indépendance de l’école, autant de l’Eglise que de l’Etat. Ce qu’ils souhaitent, selon Lelièvre et Nique (1994), c’est « la formation d’un citoyen républicain […]. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’il s’agit de former les futurs citoyens de la future “République sociale”» (p. 286). Selon plusieurs auteurs (Lelièvre & Nique, 1994 ; Loeffel, s.d.) c’est à cette époque qu’un changement de terminologie quant à la neutralité s’opère. Il est le fruit d’une volonté d’annihiler les idéologies socialistes, religieuses, ou contraire à celles de l’Etat, en proposant une modification, qui fait passer
« de la neutralité “religieuse” à la neutralité “scolaire” (Lelièvre & Nique, 1994, p. 287).
Pour Loeffel (s.d.) : « […] Le principe de neutralité connaît un sort ambigu […], la nécessité de neutraliser les enjeux politiques la fait évoluer vers ce qu’on appellera dorénavant la “neutralité scolaire”» (chap. 2). Les auteurs ne spécifient cependant pas les répercussions concrètes de ce remaniement.
7 La tendance politique conservatrice, en France, est favorable à l’instruction religieuse et s’oppose ainsi aux libéraux qui en
souhaitent l’abolition. (Lelièvre & Nique, 1994)
Le dernier point concerne le maître et son rôle. Durant le XIXème siècle, son identité se modifie peu à peu, indiquant par ces changements les visions et les volontés des décideurs de l’époque. On attend ainsi des maîtres une implication dans les valeurs de la République, sous l’angle d’une mission à accomplir, englobant la personnalité entière de l’élève :
[…] L’enseignant ne doit pas être simplement un « maître d’école » (l’ancien « magister », un « sous‐officier instructeur »), ni même un « instituteur » (celui qui contribue à « instituer » la République), mais un « éducateur » (celui qui peut et doit prendre la place de l’homme d’Eglise, des congréganistes). (Lelièvre, 1999, p. 37)
Lorsque la neutralité est instaurée à l’école publique par Ferry, il est intéressant de mentionner l’importance du lien que celui‐ci (et donc avec lui une partie des hommes politiques) veut conserver avec la morale, certes détachée des croyances, mais restant un élément fondamental du travail de l’enseignant : « On n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral ; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession » (Ferry, 1883, p. 236).
L’aspect politisé de l’école, dans laquelle la neutralité se construit, a des conséquences sur les visions et les pensées des auteurs que nous allons présenter. Il était ainsi nécessaire de s’arrêter sur ces éléments, afin de pouvoir s’en détacher maintenant et approfondir notre réflexion.
1.5. Objectifs du travail
Notre intention, dans ce mémoire, est d’entreprendre une réflexion sur la problématique liée à la neutralité, dans le cadre de l’école primaire publique. Notre démarche s’appuie sur deux axes : d’une part les ressources théoriques et de l’autre le terrain, dans lequel se concrétise la pratique des enseignants. A travers cette complémentarité, nous envisageons de donner au terme de neutralité une signification adaptée au domaine scolaire qui nous intéresse plus particulièrement. Dans la première partie de notre cadre théorique8, nous aborderons ainsi des auteurs du XIXème siècle, qui guideront nos réflexions à travers un questionnement sur l’utilité de la neutralité. La seconde partie9, issue d’une période historique plus récente (XXème siècle), permettra de discuter et de confronter les conceptions actuelles et passées. Après avoir exposé les
8 Voir point 2.1
9 Voir point 2.3.
différentes questions de recherches et hypothèses10, nous tenterons de définir les formes par lesquelles la neutralité existe dans l’enseignement primaire public, au travers du pôle concernant le terrain. La démarche méthodologique définie,11 nous présenterons les résultats des questionnaires et des entretiens menés auprès d’enseignants en activité12. Nous le ferons à l’aide de deux sortes d’analyses, mettant par‐là en valeur le cœur de la neutralité ainsi que les thématiques incontournables à celle‐ci.
10 Voir point 3.1.
11 Voir 3.2. et 3.3.
12 Voir point 4.
2. CADRAGE THEORIQUE
Le cadre théorique de ce travail se décline en deux parties, distinctes de par les penseurs présentés13 et la réflexion adoptée. Dans la première partie, nous présenterons les conceptions proposées par différents intellectuels et hommes politiques, dont les discours se situent à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Nous le ferons à la lumière d’une interrogation construite au fil des lectures : A quoi la neutralité sert‐elle ? Par ce questionnement nous tenterons d’appréhender les fonctions et la pertinence de ce terme. Ce fil rouge nous indiquera, également, les termes qui se rattachent à la neutralité, nous permettant ainsi de poursuivre l’analyse en étudiant les points de vue d’auteurs contemporains tels que Le Clézio (2006), Weber (1919) et Kondylis (1994).
Nous les discuterons dans le but, cette fois, de mettre en avant les contradictions, les controverses et les analogies rencontrées. Les propos de ces derniers auteurs sont issus de la deuxième moitié du XXème siècle, même en ce qui concerne Weber, car il sera fait référence à la traduction et aux thèses de Kalinowski (2005).
2.1. Conceptions de la neutralité à la fin du XIXème siècle
2.1.1 Jules Ferry (1832‐1893)
Le premier personnage que nous avons retenu, de par son engagement et sa réflexion quant à la neutralité, est Jules Ferry. C’est en tant que Ministre français de l’Instruction Publique14 et président du Conseil Constitutionnel15 qu’il développe ses visions de l’école. Il est également, de par ses fonctions, le promoteur de plusieurs lois concernant l’institution scolaire.
Pour Jules Ferry (1883), même si la neutralité existe de manière plurielle, il n’y a que la neutralité confessionnelle qui soit nécessaire d’introduire à l’école : « Nous avons promis la neutralité religieuse, nous n’avons pas promis la neutralité philosophique, pas plus que la neutralité politique » (Ferry, 1883, cité par Lelièvre & Nique, 1994, p. 280). Pour
13 Des auteurs tels que Ferry et Buisson ont une charge au sein du gouvernement français, alors que d’autres font partie du
système scolaire à différents niveaux (Jaurès, Lanson, Weber, Le Clézio). Dans ce cadre, certaines prises de postions et paroles reflètent les rôles et obligations de chacun de ces penseurs.
14 Il occupera ce poste de 1879 à 1880, puis en 1882. (Source : http://chr.amet.chez‐alice.fr/julferry.htm)
15 En 1881. (Source : http://chr.amet.chez‐alice.fr/julferry.htm)
cet homme politique, il est en effet primordial de transmettre à travers l’institution les idéaux de la République, ainsi que les valeurs morales et philosophiques évidentes et indispensables à cette époque :
Il a paru tout naturel que l'instituteur, en même temps qu'il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul.
(Ferry, 1883, p. 236)
Pour Ferry (1881), la neutralité dite confessionnelle est la seule qui doit exister à l’école, car elle permet de délimiter clairement, au niveau des enseignements scolaires, ce qui est du domaine de l’Etat et ce dont l’Eglise doit s’occuper : « La puissance séculière d’un côté, à sa place, aux choses qu’elle est propre à faire et à enseigner, […] les choses saintes, l’enseignement mystique et le dogme aux ministres du culte qui sont seuls compétents pour donner cet enseignement » (Ferry, 1881, cité par Hervé, 1912, p. 117).
Retirer à la religion sa place dans l’enseignement primaire permettrait, pour Ferry, de restituer à la foi ses caractéristiques privées et individuelles. Selon cette proposition du ministre, la neutralité, nullement combative ou dénigrante, apaiserait les conflits de convictions et servirait au respect de tous dans l’institution scolaire. C’est ce que nous retrouvons chez Hervé (1912), pour qui la neutralité voulue par Ferry : « C’est d’une part le silence et l’indifférence en matière religieuse : c’est d’autre part le respect de toutes les croyances religieuses assuré et garanti par cette indifférence et ce silence même » (p.
127). La neutralité représenterait ainsi une protection contre tout dogme, quel qu’il soit.
Chez Ferry (1883), délimiter les contenus d’enseignement signifie que certains sujets n’ont pas, ou plus, à être nommés, discutés et débattus au sein de l’école. Il faut
« distinguer enfin entre deux domaines trop longtemps confondus, celui des croyances qui sont libres, personnelles et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous de l’aveu de tous » (p. 235). L’enseignement du religieux n’a ainsi plus sa place dans les programmes scolaires de la fin du XIXème siècle, remplacé par la vérité scientifique, qui permet la diffusion d’un savoir rationnel, indépendant de la métaphysique et indispensable selon Ferry pour tous les citoyens.
Garants évidement de la diffusion des connaissances, de la morale et du respect de la neutralité confessionnelle, les enseignants font l’objet d’une attention particulière de la part de Ferry (1883), qui leur destine une lettre, pour répondre à leurs
« préoccupations » (p. 235) et pour leur indiquer la direction à suivre dans leurs enseignements :
Demandez‐vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez‐vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse
du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. (p. 237)
Le message est clair et les paroles autorisées sont fort restrictives, alors même que Ferry (1883) n’évoque pas uniquement le domaine de la foi. Ces propos ressemblent plutôt à un appel impératif au silence et à la discrétion sur tout ce qui pourrait contrarier l’Etat, en charge de l’école. Les visions de Ferry, présentées par les exemples ci‐dessus, illustrent pour nous un glissement infime mais déterminant de la neutralité et représente une conception de celle‐ci que nous nommerons neutralité‐silence. En effet, d’une signification tout d’abord uniquement religieuse, la neutralité se modifie et s’étend peu à peu pour représenter finalement un mutisme, une censure généralisée sur les points qui ne seraient pas conformes aux volontés de l’Etat en matière d’instruction.
Ce qui, par contre, s’accorde aux visées des décideurs politiques est largement encouragé. Les déclarations de Ferry indiquent d’ailleurs qu’il voit dans l’école le moyen de transmettre une certaine idéologie aux enfants, les enseignants étant des « agents de l’Etat, chargés par l’Etat de veiller à l’éducation publique » (Ferry, 1881, cité par Hervé, 1912, p. 105).
Des voix opposées aux positions de Ferry (1883) surgissent à l’aube du XXème siècle16. Les détracteurs d’une neutralité‐silence dénoncent, en effet, une parole dirigée de l’Etat à travers l’école, la percevant comme une prise de position partisane en ce qui concerne les sujets de politique, de philosophie et de morale inculqués aux élèves. Pour Loeffel (s.d.) : « L’enseignement de l’histoire à l’école primaire est violemment critiqué comme instrument idéologique au service du patriotisme, les socialistes revendiquant un enseignement de l’histoire scientifique et objectif » (chap. 2).
2.1.2. Ferdinand Buisson (1841‐1932)
Nommé par Jules Ferry directeur de l’enseignement primaire en 1879, Ferdinand Buisson le restera jusqu’en 1896 et influencera de ce fait la rénovation de l’école publique. Partisan de plusieurs idées de Ferry sur l’école et la neutralité, il développe parallèlement ses propres thèses.
Buisson (1882‐1887) distingue dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire « la neutralité de l’école, la neutralité de l’enseignement et la neutralité du personnel » (p. 2019). Cette catégorisation permet d’expliciter le sens de la neutralité, selon ses contextes spécifiques d’émergence. Au niveau de l’institution, l’école est neutre, pour Buisson, car elle est ouverte à tous sans discrimination et elle ne prend position pour aucune doctrine, ni religieuse ni étatique, que ce soit. « Aux yeux de
16Dans les programmes scolaires figurent en effet les « devoirs envers Dieu », générant des insatisfactions quant aux promesses de Ferry concernant la neutralité confessionnelle. (Buisson, 1911, Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire)
Buisson, la neutralité permet de concilier deux exigences : le respect de la liberté de conscience et les droits de la raison » (Hayat, 2003, p. 295). L’obligation scolaire est une raison supplémentaire à la neutralité, pour Buisson (1908), car le fait que les élèves doivent aller à l’école et que celle‐ci soit proposée par l’Etat oblige à un silence sur les croyances. Cet élément se retrouve chez Amsallem (1997), pour qui « l’école ne peut être obligatoire que parce qu’elle est neutre » (p. 135). La neutralité est donc une conséquence de l’offre étatique, issue d’une cause sociale historique transcendant les époques : la contrainte scolaire. La neutralité représente ainsi le fondement d’une école primaire publique et sert à la justification des prestations de service que chaque citoyen peut en attendre.
Au niveau du programme, Buisson (1882‐1887) le considère comme neutre, car « il est complètement indépendant de tout enseignement religieux » (p. 2020). Cela signifie qu’il n’est nullement nécessaire, pour l’auteur, d’ajouter une neutralité politique ou philosophique, qui transformerait la neutralité confessionnelle en un silence complet, tout à fait absurde selon lui. En effet, la neutralité absolue entraînerait, pour Buisson (1908/2003), la fin de la transmission de certaines valeurs, empêchant l’école d’« agir puissamment, profondément sur les esprits, pour leur imprimer une direction dont se ressentira tout la vie, publique et privée » (pp. 310‐311). Prôner la neutralité totale favoriserait de plus, pour cet auteur, un changement qu’il ne conçoit que négativement, semant le trouble, désorientant la société et les élèves :
L’homme qui ne suit pas une orientation constante, l’homme qui n’obéit pas à une poussée constante de l’esprit dans un sens toujours le même […] n’est pas l’homme armé pour la vie et capable de jouer son rôle dans la société. (Buisson, 1911, p. 1406)
Les propos de Buisson (1911) montrent que cet auteur n’adhère pas au fait qu’« au lieu de viser à faire passer à nos enfants nos croyances, nos convictions, nos partis‐pris, nos préjugés ou nos principes, l’école viserait désormais à leur laisser toute leur liberté d’examen, de comparaison et de choix » (p. 1405). Cette préoccupation nous fait ici l’effet d’un clin d’œil espiègle du passé, au vu de ce que l’école du XXIème siècle définit comme compétences à transmettre : « Le développement de la faculté de discernement et de l’indépendance de jugement » (Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique [CIIP], 2003).
Pour Buisson (1908), si, à l’opposé, il n’existe pas d’enseignement neutre, cela permet à l’Etat d’inculquer sa vérité aux enfants, comme l’Eglise propage la sienne. Or, si cet auteur se positionne contre la mainmise de l’institution religieuse sur l’instruction, il développe la même attitude, selon Hayat (2003), en ce qui concerne l’Etat :
Si Buisson demande à l’Etat de retirer à l’Eglise le privilège d’éduquer comme bon lui semble, c’est au nom de la liberté de penser ; et c’est au nom de cette même liberté que Buisson refuse l’emprise étatique sur l’enseignement. (p. 296)
La neutralité agirait ainsi comme un garde‐fou, protégeant l’école de l’Eglise et tenant l’Etat à une certaine distance. Pour Buisson (1911), il est toutefois impératif de choisir qui de droit instruit le peuple. Or, pour lui, il est préférable que ce soit l’Etat qui le fasse, car celui‐ci a l’obligation de défendre les droits des citoyens, tels que stipulés dans les lois d’une République démocratique. Dans ce contexte, il existe pour Buisson (1882‐
1887) une définition claire de ce qui n’a pas sa place dans l’école : « Ce qui est interdit c’est d’intervenir dans les débats de la politique quotidienne et électorale, c’est d’exercer sur les enfants, et par eux sur les parents, une pression quelconque dans un intérêt de parti quel qu’il soit » (p. 2020). A l’opposé, ce qui doit être présent à l’école par le biais de l’Etat, c’est « d’affirmer les vérités scientifiques […], les vérités historiques […], les vérités politiques et sociales » (Buisson, 1911, p. 1403).
Si pour Buisson (1882‐1887) le domaine des programmes scolaires demeure sans ambigüité, dans le sens où il n’existe aucun intitulé faisant état d’instruction religieuse, la situation n’est cependant pas si évidente et pose manifestement certains problèmes.
Les difficultés que représente la neutralité confessionnelle, de par les liens complexes qui se tissent inévitablement, par exemple, entre les faits religieux, l’histoire, l’instruction civique et la morale, ne lui échappent pas :
Le problème serait donc résolu si les matières d’études n’avaient pas de nombreux points de contact avec les questions religieuses, si l’histoire n’obligeait pas à juger dans le passé au moins le rôle de la religion, […] si l’instruction morale n’aboutissait pas nécessairement à des problèmes métaphysiques, si l’instruction civique ne consistait précisément à inculquer aux jeunes générations le respect des principes constitutionnels qui font l’Etat neutre. (1882‐1887, p. 2020)
Au niveau du personnel enseignant, pour Buisson (1882‐1887) celui‐ci est neutre, car « l’autorité scolaire n’a point à s’enquérir si le postulant est catholique, protestant ou israélite, s’il est laïque ou s’il appartient à une communauté religieuse » (p. 2020). Pour cet auteur, l’enseignant est neutre dans le sens où il doit « s’abstenir de tout ce qui pourrait ressembler à une pression politique ou religieuse, en quelque sens que ce soit, sur des enfants sans défense » (Buisson, 1908/2003, p. 311). La neutralité servirait ainsi de ligne conductrice, régulant le comportement et la posture des enseignants « qui se surveillent eux‐mêmes plus sévèrement que nul ne pourrait le faire » (Buisson, 1912, cité par Loeffel, s.d., chap. 2). La neutralité représenterait une base, permettant à l’enseignant de questionner ses hésitations éventuelles et ses doutes. Elle ne serait pas obligatoirement absolue, car dans ce cas l’enseignant ne pourrait plus rien dire. Or, « on lui demande au contraire d’agir et de parler en homme, d’exercer une action toute personnelle » (Buisson, 1908/2003, p. 311).
Malgré les revendications de plus en plus fortes de certains citoyens17 dénonçant l’arbitraire de la neutralité et souhaitant le changement de ce terme pour celui
17 C’est aux membres du parti socialiste, avec par exemple Jaurès, qu’il est fait référence ici. (Loeffel, s.d., chap. 2).
« d’impartialité »18 (Loeffel, s.d. chap. 2), Buisson (1911) se positionne contre cette proposition, en lien avec le rôle de l’instituteur qu’il envisage. Pour lui, l’impartialité ruine le principe même de l’éducation, car « on a définit l’éducateur comme un esprit qui éveille d’autres esprits : une conscience qui forme des consciences » (Buisson, 1908/2003, p. 311). En interdisant à l’enseignant toute influence sur l’enfant et toute orientation dans son enseignement, il ne devrait « ni lui faire adopter d’emblée les conclusions qui sont les nôtres » (Buisson, 1911, p. 1405), ni lui transmettre aucun savoir qui l’influence ou l’oriente et « qui ne serait qu’une répétition machinale de la nôtre » (p. 1405). Une telle volonté, même si Buisson (1911) l’admet comme intéressante, apporterait selon lui des dérives pires, en ce qui concerne par exemple les limites à imposer à l’impartialité.
2.1.3. Les opposants
Des réactions fortes s’opposent donc à la neutralité‐silence. Des citoyens, qu’ils soient républicains, cléricaux ou socialistes, la décrient en chœur sans pour autant se mettre d’accord sur une solution satisfaisante. Hervé (1912) nous permet ici de nous imprégner un peu plus du débat animé sur le sujet. Donnons, pour commencer, la parole à M.
Aulard, historien français et président de la Mission laïque française de citoyens, qui dénonce la neutralité : « C’est un mot, un mot équivoque, un mot dangereux. Je défie bien le plus ingénieux de nos philosophes politiques de formuler une définition même médiocre d’un mot qui si peu qu’on y réfléchisse n’offre qu’un sens absurde » (Aulard, 1908, cité par Hervé, 1912, p. 144). Du côté de M. Bompard, inspecteur général : « On n’est pas neutre entre la vérité et le mensonge. Il faut choisir. Il faut dire où l’on va, quand on se charge de conduire les autres » (Bompard, 1908, cité par Hervé, 1912, p.
145). Pour Hervé lui‐même « c’est folie que de vouloir imposer à l’école cette formule stérilisante et mortelle de l’abstention systématique, de l’enseignement neutre et incolore, amorphe et sans vie » (p. 145). M. Viviani prétend quant à lui qu’« il est temps de dire que la neutralité scolaire n’a jamais été qu’un mensonge diplomatique, une tartuferie de circonstance » (Viviani, 1906, cité par Hervé, 1912, p. 147). Pour M.
Payot, c’est une erreur d’avoir introduit « cette notion de neutralité qui, à l’expérience, paraîtra une impossibilité » (Payot, 1908, cité par Hervé, 1912, p. 145). Quant à M.
Barrès, député et homme politique, les enseignants, de par la neutralité qui leur est imposée sont « affolés par toutes ses sollicitations incohérentes » (Barrès, 1910, cité par Hervé, 1912, p. 140).
18 « Par impartialité, les militants socialistes entendent une attitude d’objectivité conforme à la recherche de la vérité » (Loeffel,
s.d., chap. 2).
2.1.4. Jean Jaurès (1859‐1914)
Un auteur particulièrement intéressant afin d’approfondir la réflexion sur la neutralité est Jean Jaurès, professeur et homme politique français19. Sa pensée éclaire la neutralité d’un angle différent, remettant en cause celle voulue par Ferry, Buisson ou encore les cléricaux de l’époque.
Fervent défenseur des droits sociaux, Jaurès (1908/2005) s’oppose dans ses propos à l’Eglise et à l’Etat, qui selon lui, ont utilisé la neutralité « et se sont servis de l’enseignement pour leurs desseins bornés » (p. 179). Le silence et les effets tendancieux inhérents à la neutralité jusqu’alors proposée par les penseurs de l’éducation, ne correspondent pas du tout à ses idées. Pour lui, la neutralité envisagée comme une sorte d’indifférence réduit les savoirs et « ne laisse parvenir à l’esprit les vérités scientifique qu’éteintes et presque mortes » (Jaurès, 1908/2005, p. 176). De plus, le devoir d’une école du XXème siècle est de présenter des connaissances ouvertement contextualisées, puisées dans la science et la nature : « Ce n’est donc pas en mutilant et abaissant l’enseignement par un système de neutralité tyrannique et inquisitoriale, c’est en l’agrandissant, au contraire, et en l’élevant, qu’on évitera tout violence aux esprits » (Jaurès, 1908/2005, p. 181).
Les aspirations de Jaurès (1908/2005) quant à la tâche de l’école sont claires et les contradictions inévitables avec une neutralité‐silence prônée par certains hommes politiques20 et que Jaurès décrit d’ailleurs comme « une prime à la paresse de l’intelligence, un oreiller commode pour le sommeil de l’esprit » (p. 184). Réductrice, pour cet auteur, la neutralité proscrit une ouverture d’esprit pourtant indispensable.
Exercice aisé, l’enseignement à travers elle y reste superficiel, alors que ce qui est difficile c’est « de sortir de cette neutralité inerte mais sans manquer à la justice » (Jaurès, 1908/2005, p. 183). Ce que cet auteur propose à l’enseignant, en plus d’être juste, c’est d’être équitable, permettant ainsi la tolérance et palliant aux faiblesses de la neutralité : « L’équité est faite non pas d’une sorte d’indifférence, mais de la plus large compréhension » (p. 183).
Pour cet auteur, la figure de l’instituteur a également été dénaturée, car ce qui lui est demandé c’est « le silence obligatoire, pas d'opinion politique, pas d'expression publique de l'opinion politique, pas de liberté. […] la consigne et rien que la consigne » (Jaurès, 1894, para.2). Pour Jaurès (1908/2005), la neutralité contrevient donc directement au travail de l’instituteur, considéré ici comme un éducateur et un émancipateur, qui
« indiquera aux enfants que c’est leur conscience, affranchie de toute contrainte, que c’est leur esprit, développé par la réflexion, par l’étude, par l’expérience de la vie, qui
19 Jean Jaurès milite au sein du parti socialiste. (Source : http://www.linternaute.com/biographie/jean‐jaures/
20 Voir point 2.1.1.
statuera » (p. 180). Cependant, si le rôle de l’instituteur dans l’école est pour Jaurès primordial, il n’exclut pas certaines dérives condamnables :
Ce serait un crime pour l’instituteur de violenter l’esprit des enfants dans le sens de sa propre pensée. S’il procédait par des affirmations sans contrepoids, il userait d’autorité, et il manquerait à sa fonction même qui est d’éveiller et d’éduquer la liberté. S’il cachait aux enfants une partie des faits, s’il ne leur faisait connaitre que ceux qui peuvent seconder telle ou telle thèse, […] il n’aurait ni la probité ni l’étendue d’esprit sans lesquelles il n’est pas de bon instituteur. (pp.
177‐178)
Par ces propos, Jaurès (1908/2005) nous montre que les écarts répréhensibles se situent au niveau de la rétention d’informations et la manipulation, qui ne conviennent pas du tout à la vision qu’il se fait de l’enseignement. De par la description de la neutralité qu’il fait, il nous indique, comme d’autres avant lui, ses représentations de l’école et de la société :
Il sera possible, même avec les enfants, de porter l’enseignement assez haut pour que les vérités scientifiques les plus directement contraires à quelques‐unes des notions inculquées à leur esprit par la famille ou par l’Eglise affranchissent et fortifient leur pensée sans la meurtrir. (p. 181)
2.1.5. Gustave Lanson (1857‐1934)
Le dernier auteur que nous avons choisi de présenter ici est le professeur Lanson, de l’université de la Sorbonne.
Ce qui a retenu notre attention dans les propos de Lanson (1912) tient à l’aspect pratique de la neutralité qu’il tente de développer, même si certaines de ces propositions nécessiteraient plus d’explicitations. Pour cet auteur, il est évident que la neutralité confessionnelle ne suffit plus à la société française du XXème siècle. Les citoyens revendiquent, en effet, leurs droits à l’égalité de traitement au sein de l’école et ceux‐ci ne concernent plus uniquement le domaine de la foi : « Il faut passer de la neutralité religieuse à la neutralité métaphysique » (p. 152). Ceci signifie que la neutralité doit englober non plus uniquement les croyances, mais également les questions d’ordre existentiel qui en découlent. Les changements inhérents à la société complexifient pour cet auteur la neutralité, tout en ne permettant plus d’enseigner
« cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères » (Ferry, 1883, cité par Lanson, 1912, p. 152).
Si Lanson (1912) s’oppose à une neutralité totale, c’est parce que pour lui l’école ne fait pas qu’instruire, elle éduque également. Dans ce contexte, il n’est pas possible pour lui de dire :
Enseignons le savoir incontesté, incontestable. Le reste ne nous regarde pas. Tout ce qui est matière à controverse n’est pas du ressort de l’école publique ; son enseignement doit se renfermer dans le domaine des faits positifs et des vérités acquises. (p. 153)
A l’opposé, la neutralité ne peut être absente de l’école pour Lanson (1912), car celle‐ci risque d’être exposée à la main mise de l’Etat. Rejoignant donc Buisson (1911)21 sur cet aspect, Lanson indique qu’il faut, pour pallier à cette situation délicate, chercher un équilibre. Celui‐ci se trouve selon cet auteur dans la neutralité, qui est « justement le moyen de trouver ce milieu raisonnable » (Lanson, 1912, p. 156). La neutralité servirait ainsi de balancier à l’enseignant, lui permettant, tel un funambule, de se maintenir en équilibre sur un fil.
Pour Lanson (1912), ce n’est pas au niveau du programme qu’une action doit être envisagée. Il faut plutôt veiller à développer « l’esprit de l’enseignement national […] qui reliera le plus fortement possible la France d’aujourd’hui à la France d’hier, sans faire obstacle à la France de demain » (p. 157). Concrètement, ce que cet auteur prévoit, c’est d’énumérer « un très petit nombre d’articles, très essentiels et très généraux, de sorte que les partis et les croyances, les espérances même et les aspirations s’y sentent à l’aise » (p. 158). Cet esprit pourra ainsi « pénétrer tout l’enseignement, et indiquer aux maîtres les directions dans lesquelles ils ont le droit d’entraîner les cœurs » (p. 158).
Lanson propose d’ailleurs une liste « des sentiments fondamentaux qui sont les liens de toute société civilisée» (p. 158). Il mentionne ainsi :
L’amour de la patrie, l’amour de l’humanité, l’amour de la justice, l’esprit de solidarité, le respect de la loi, la renonciation aux moyens de violence soit contre des particuliers, soit contre l’Etat, la volonté de n’employer que les voies légales même pour les causes les plus juste et le progrès le plus certain, le respect des institutions protectrices des citoyens et de la nation elle‐même, la capacité de discipline et de sacrifice. (p. 158)
Se rapprochant des visions de Ferry et de Buisson22, Lanson (1912) explique l’importance d’une réflexion non pas neutre, mais qui se justifie au nom de la population concernée :
« La plus grande majorité possible des Français de tout parti et de toute secte » (p. 157).
La neutralité deviendrait alors un consensus, une sorte de point de repère commun à l’essentiel de la société. On ne saurait cependant ignorer ici la déviance d’une mainmise
21 Voir point 2.1.2.
22 Voir point 2.1.1 et 2.1.2.
de la majorité sur la minorité et ses conséquences. Lanson, cependant, ne les mentionne que succinctement.
En ce qui concerne les enseignants, l’opinion de Lanson (1912) est catégorique : ni l’Etat, ni les familles ne peuvent demander au maître « de se dépouiller de sa personnalité, de ses croyances, de ses sentiments » (p. 160). La société doit donc accepter que certaines manières d’être transparaissent dans les leçons. Ce qu’il est cependant nécessaire de définir, pour cet auteur, ce sont les attentes et les exigences de la société face à l’instituteur. Les propos de Lanson permettent de comprendre que, pour lui, l’enseignant se doit d’être loyal. Cette probité, il la décrit par une liste de préceptes à respecter, fort intéressante de notre point de vue, car elle restitue la pensée et les arguments exacts de l’auteur23.
Lanson (1912) ne s’arrête pas là, car il remarque que les enseignants, la plupart du temps, ont respecté la neutralité de Ferry24. Ils se sont ainsi ajustés et accommodés aux changements qui sont survenus. Malgré cet aspect positif, la situation demeure complexe, sans que cet auteur ne tente de nier qu’« il y a des difficultés, sans doute, et des moments critiques où plus d’un est embarrassé et se demande ce qu’il a le droit ou le devoir de faire » (p. 165). Afin de dissiper certaines gênes et confusions, Lanson propose la mise sur pied d’un « dictionnaire des cas de conscience » (p. 165), sous la forme d’un inventaire de cas singuliers récoltés chez les enseignants : « Chaque maître trouverait dans ces cas réels et vécus une matière à réflexion, une direction […], qui lui permettrait de résoudre lui‐même ses embarras » (p. 165). Cette proposition pratique est tout à fait pertinente pour nous, car une telle action n’a jusqu’ici pas été présentée par les auteurs précédents. Il est cependant à regretter que les diverses suggestions faites par Lanson ne soient pas détaillées à l’aide d’exemples ou de réalisations concrètes, qui auraient apporté un supplément à notre réflexion.
2.2. Conclusion
Si nous avons pu identifier, au fil des présentations, diverses tendances définissant la neutralité, nous avons également constaté une difficulté commune aux différents auteurs pour expliciter suffisamment certaines de leurs pensées et pour faire coïncider leurs propos tout au long des analyses. La complexité de la neutralité dans le cadre scolaire peut s’expliquer par le fait que cette dernière englobe de nombreux autres
23 Voir annexe 9.2.
24 Lanson se réfère ici à la neutralité confessionnelle introduite par Ferry.
termes tels que la morale, les valeurs, l’impartialité, l’objectivité, qui représentent des thématiques se situant à l’intersection de revendications parfois contradictoires, émanant des politiques scolaires, des enseignants et des citoyens.
Pour les auteurs favorables à la neutralité25, celle‐ci est pertinente afin de déterminer certains aspects du cadre de l’école publique et obligatoire. Leurs dires indiquent que la neutralité sert surtout de limites. Elle détermine, au niveau de la foi, les enseignements qui appartiennent au domaine collectif, ainsi que ceux qui touchent à la sphère privée et qui ne sont donc pas sujets de discussion au sein de la classe. Cette vision, prédominante chez les auteurs étudiés, a plusieurs incidences sur les divers acteurs du système éducatif. Du côté des politiques scolaires, une prise de position se dessine, dont le parti est de définir le discours qui est autorisé ou non à l’école. La justification d’une telle neutralité se trouve dans le fait que tous les élèves ont droit à un traitement égal et que cette non‐discrimination passe par un silence concernant la foi. Cela signifie, au niveau institutionnel, une indifférence par rapport aux croyances personnelles et un détachement décrits tous deux comme positifs. Il convient de trouver un équilibre à l’intérieur du système scolaire et la neutralité représente le consensus partagé par la majorité de la société.
En ce qui concerne les utilisateurs, le fait que l’école et les enseignants soient neutres assure une protection contre la possible volonté d’inculquer des croyances qui ne correspondent pas à celles des familles. Il est donc question ici de respecter la foi de chacun, en n’y faisant plus référence dans les enseignements diffusés. Les convictions religieuses étant personnelles, la paix confessionnelle est ainsi assurée à la population, au travers du silence imposé.
Pour les enseignants, les limites associées à la neutralité indiquent une ligne de conduite à suivre, établie par l’institution. Cette façon de dicter et de contrôler les propos, les opinions et les comportements des enseignants assure la loyauté de ces derniers. La neutralité est aussi envisagée comme un support au service des enseignants, les aidant à analyser leur quotidien et à résoudre les difficultés rencontrées.
Au vu des concordances, des contradictions et des propositions relevées dans cette première partie, nous pouvons nous demander s’il convient de regrouper les multiples utilisations de la neutralité sous un même terme, et le cas échéant si celle‐ci représente l’hyperonyme adéquat. Afin de poursuivre cette réflexion, il est nécessaire de continuer notre investigation du champ théorique, en nous référant à de nouveaux auteurs.
25 Nous avons vu, en effet, que la plupart des auteurs étudiés jusqu’ici sont favorables à la neutralité. (Voir point 2.)