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2.  CADRAGE THEORIQUE

2.3.   L ES CONCEPTIONS DE LA NEUTRALITE AU  XX EME SIECLE

2.3.2.  Roland Le Clézio (1949‐)

 2.3.2. Roland Le Clézio (1949‐)  

Pour le philosophe Le Clézio (2006) : « Enseigner en toute neutralité, c’est refuser de  développer  des  positions  partisanes,  refuser  de  promouvoir,  ouvertement  ou  implicitement  ses  propres  croyances  et  ses  convictions,  refuser  de  manipuler  les  consciences » (p. 10). La définition décrite ici s’insère dans la continuité des idéaux  protectionnistes de la fin du XIXème siècle. Les contradictions sont également identiques  au passé, dès que l’on analyse en détail comment se présente, au sein de l’institution, les  positions partisanes, la manipulation et la neutralité. L’apport néanmoins fort pertinent  d’une  certaine  récurrence  tient  au  fait  que  celle‐ci  montre  la  nature  même  du  raisonnement de la société au fil du temps. Son fondement en est ici le souci de penser  un dispositif qui protège, dans le cadre de l’école, l’enfant de l’adulte influant, tout en lui  permettant d’apprendre et de s’instruire dans une société spécifique.  

Si, dans le titre de l’ouvrage de Le Clézio (2006) dédié à la neutralité, celle‐ci est  un défi  pour  l’école29, n’importe  laquelle  n’y  a  pas  sa  place.  L’auteur  défend  (comme  ses  prédécesseurs)  une  vision  propre  et  personnelle  qu’il  présente,  lui,  comme  une 

« neutralité  active »  (p.  13).  En  effet,  ce  que  cet  auteur  soumet,  c’est  une  neutralité agissante et caractérisée par la notion d’impartialité. Cette dernière est pour  Le Clézio « une des modalités de mise en œuvre de la neutralité. C’est une notion à  caractère politique, juridique ou moral. Par opposition à l’abstention, elle implique une  attitude active, engagée, mais juste et équitable, sans parti pris » (pp. 22‐23). Pour cet  auteur, il existe, en effet, des engagements « légitimes » (p. 37), unanimement reconnus  et qui expliquent que la neutralité active soit appropriée : « L’engagement qui suppose  de “prendre parti” contrevient à la neutralité ; celui qui recueille les suffrages universels  ne s’y opposent pas » (p. 35). Les engagements «  condamnables » (p. 35) sont ceux qui        

28 Voir point 2.2. 

29 Titre complet: La neutralité : un défit pour l’école 

conduisent à des prises de positions partisanes à l’intérieur de l’institution scolaire et  que Le Clézio rejette.  

Ces propos montrent une opposition entre engagement et parti pris, qui pour nous n’a  pas de pertinence, ces termes étant interchangeables. Ils se substituent l’un à l’autre,  comme nous le montre le Dictionnaire des synonymes et nuances (2005, p. 824). Quant  au Dictionnaire Hachette (2006), la définition donnée décrit l’engagement comme l’ 

« attitude d’un intellectuel, d’un artiste, qui prend parti pour une cause en mettant son  œuvre au service de celle‐ci » (p. 539). Ces éléments confirment ainsi la neutralité active  comme un engagement et par conséquence une prise de position partisane, de quelque  nature qu’elle soit. Le décalage peut sembler anodin, mais il est pour nous significatif,  car il reflète le monde et le mode de pensée de (Le Clézio, 2006), à travers le choix des  paroles qu’il opère. S’il existe réellement une différence entre la défense de certains  engagements et l’interdiction de prendre parti, cet auteur n’a pas apporté, dans son  ouvrage, les éléments permettant une telle distinction. Ces remarques indiquent que Le  CLézio, comme d’autres auteurs avant lui, utilise les mots et en joue, proposant tantôt  l’un plutôt que l’autre dans telle situation, les échangeant ensuite, afin de montrer ici  une synonymie opportune, ou au contraire, une différence fine, mais apparemment  déterminante.  Or, cet  état  de  fait  dénature la réflexion  de  l’auteur en la  rendant  inextricable.  

A notre avis, ce que Le Clézio (2006) veut proposer de par ses réflexions c’est une  transformation. D’une abstention et d’un silence véhiculés depuis des décennies par  l’institution scolaire, il souhaite un engagement basé sur un idéal commun de « dignité  de la personne humaine » (p. 38) et de « respect » (p. 38) que représente pour lui la  neutralité active. Une volonté contraire serait, en effet, insolite : « Ce serait une étrange  éducation que celle qui renoncerait d’emblée à l’horizon possible d’un universel où  s’accorderaient les hommes » (Meirieu, 1994, p. 73). La société, nous rappelle Le Clézio,  de par les buts qu’elle s’est donnée à travers l’école dès sa fondation, prit position «  contre  l’ignorance,  l’illettrisme,  l’inculture,  la  soumission,  la  bêtise  même,  pour  l’émancipation des hommes, le savoir et la liberté » (p. 12). Dans ce même ordre d’idée,  il est évident que Le Clézio ne peut qu’exclure une neutralité‐silence, telle que valorisée  un siècle plus tôt.  

Le second élément retenu de la pensée de Le Clézio (2006), c’est la vision de la neutralité  comme une attitude d’ouverture, au service d’une décentration des enseignants. En  effet, ces derniers sont issus d’une société, d’un groupe d’appartenance et modelés ainsi  par des convictions développées au fil du temps, dont on pourrait tout craindre. Ces  professionnels ne sont, en outre, pas automatiquement conscients des croyances qui les  habitent. De cette problématique découle donc pour Le Clézio, l’option d’une neutralité  réflexive, qui correspond à une « exigence critique qui impose de toujours remettre en  question ses certitudes et de rester au plus près de la complexité des choses » (p. 75),  permettant ainsi « de prendre de la distance avec ce que l’on sait et ce que l’on croit » 

(p. 75). Cette description serait intéressante à comparer avec la vision des enseignants,  afin de percevoir à quels types de professionnels ils s’identifient dans leur pratique et  comment ils gèrent leurs interrogations.  

En ce qui concerne les  actions  quotidiennes  des enseignants et  la  complexité des  situations scolaires, les propos suivants de Le Clézio (2006) exemplifient un thème déjà  discuté d’une certaine manière par Buisson (1882‐1887)30, qui est mis en mot ici en lien  avec les élèves : 

  On pense pouvoir faire en partie abstraction « du monde comme il va », lorsque    l’on  enseigne  les  mathématiques  ou  certaines  disciplines  strictement    technologiques,  […]  cela  devient  impossible  et  quasi  schizophrénique,  dans    l’enseignement de la plupart des disciplines, au contact d’élèves en prise sur leur    époque et désireux de s’y reconnaitre.  (p. 10)  

Quant à ce que Le Clézio (2006) attend des enseignants, sa vision rejoint quelque peu  celle de Jaurès (1908/2005)31, dans le sens où les adultes doivent permettre à l’élève de 

« s’ouvrir à d’autres horizons que ceux de sa famille, de sa communauté et de la société  d’où il vient » (p. 53). Pour se faire, Le Clézio insiste sur la nécessité de tenir l’école à une  certaine distance des perturbations de la société, afin d’y apprendre aux élèves « à se  défaire des idéologies monolithiques à prétentions totalisantes, en comprenant qu’une  vision du monde n’est jamais totale, qu’un point de vue n’est toujours précisément  qu’une perspective » (p. 41). Nous sommes ici loin de certaines visions développés dans  la première partie du cadre théorique, voyant dans les maîtres des militants au service  d’une vision unique de la société. Pour Le Clézio, il faut que l’école soit un trait d’union  pour les individus de la société et qu’elle permette « l’établissement et la préservation  d’un domaine de coexistence pacifique des opinions et des croyances dans lequel la  diversité des points de vue puisse se manifester librement et en toute égalité » (p. 135). 

Il va sans dire que cette posture se démarque aussi d’un patriotisme exacerbé32. Le  Clézio se pose toutefois une question intéressante au sujet du type de neutralité qui  permet la défense de son projet : « Comment tisser du lien social en prônant une  neutralité d’abstention et comment fédérer les énergies si la neutralité n’est que le  cadre de la coexistence pacifique des différentes conceptions de la vie bonne ? » (p. 

103). Pour lui, la réponse ne peut se situer dans une neutralité‐silence ou une inaction,  d’où la proposition qu’il fait d’une autre neutralité.  

Le dernier aspect de la réflexion de Le Clézio (2006) retenu dans ce travail tient à  l’immédiateté du réel auquel les enseignants sont confrontés. Pour répondre à cette  problématique, la neutralité doit, selon cet auteur, se manifester et se concrétiser sous        

30 Voir point 2.1.2. 

31 Voir point 2.1.4. 

32 Voir point 2.1. 

la forme d’une « mise en œuvre du doute et de la réflexion critique » (p. 54) associée à 

« une lutte et un effort constant » (p. 55). Si ces composantes nous semblent tout à fait  adéquates, un élément nous interpelle cependant. En effet, alors que la posture de  neutralité selon Le Clézio demande un effort constant, elle en appelle, pour nous, à la  mise sur pied d’un apprentissage spécifique pour les enseignants. Celui‐ci est à envisager  dans le cadre de la formation de base ou continue de ces derniers, favorisant ainsi le  développement d’outils de réflexion et de  distanciation. Pour développer cet angle  d’approche, il nous semble pertinent de comparer les propositions de Le Clézio (2006)  aux réalités complexes du quotidien des enseignants, que cet auteur présente d’ailleurs  si bien : 

  Quoi qu’il fasse, l’enseignant devra prendre des décisions pratiques qui viseront à    proposer une solution imparfaite et provisoire aux dilemmes incontournables du    projet  de neutralité : volonté d’objectivité mais impossible séparation absolue des    faits et des critères universels d’évaluation ; recherche de la vérité mais aussi    respect de la  conscience de l’élève et refus de blesser ; influence inévitable dans    la relation intersubjective mais refus d’une relation d’influence partisane. (p. 54)