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L'invention de la dispute moderne: La construction d'un espace de controverse religieuse dans les années 1520 (Saint-Empire et Corps helvétique)

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Master

Reference

L'invention de la dispute moderne: La construction d'un espace de controverse religieuse dans les années 1520 (Saint-Empire et Corps

helvétique)

FLÜCKIGER, Fabrice Olivier

Abstract

De 1520 à 1536, la diffusion de la Réforme dans le Saint-Empire et le Corps helvétique se fit en grande partie par le biais de disputes religieuses organisées entre tenants de la nouvelle foi et défenseurs de l'Eglise romaine, en particulier dans les villes et les communes libres. La plupart de ces disputes s'inspiraient, plus ou moins, de la rencontre organisée à Zurich sur l'initiative d'Ulrich Zwingli en janvier 1523, que l'on considère aujourd'hui comme le lieu où furent mis en place les éléments constitutifs de la dispute entre catholiques et réformés, tels que l'autorité exclusive de la Bible et l'organisation sous l'autorité du politique. Ces éléments allaient être affinés et développés dans les disputes des années 1520, au cours desquelles se forma la « dispute moderne », qui devait s'éloigner toujours plus nettement de la disputatio académique, institution par excellence de la controverse religieuse depuis le Moyen Age. Les disputes modernes ont déjà fait l'objet de nombreuses études, le plus souvent axées sur l'analyse du phénomène du point de vue de l'histoire de la théologie [...]

FLÜCKIGER, Fabrice Olivier. L'invention de la dispute moderne: La construction d'un espace de controverse religieuse dans les années 1520 (Saint-Empire et Corps helvétique). Master : Univ. Genève, 2006

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:5277

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Université de Genève

Faculté des Lettres - Département d’histoire générale

Fabrice Flückiger

L’invention de la dispute moderne

La construction d’un espace

de controverse religieuse dans les années 1520 (Saint-Empire et Corps helvétique)

Mémoire de licence sous la direction de

M. Olivier Christin

(Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris)

et

Mme Béatrice Nicollier De Weck

(Université de Genève)

Octobre 2006

35, rue Daubin · CH-1203 Genève · 022 345 87 48 · 079 440 79 91 · fabrice.fluckiger@bluewin.ch

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Photo de couverture : Carol Haefliger, Statue de Saint-Paul, cathédrale de Syracuse.

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R E M E R C I E M E N T S

Je voudrais tout d’abord exprimer ici ma profonde gratitude envers mon di- recteur de mémoire, Monsieur Olivier Christin, professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes à Paris, qui m’a encouragé à étudier les disputes en langue allemande de l’époque moderne, m’a guidé dans mes recherches et a suivi le développement et la rédaction de cette étude jusqu’à son terme en faisant preuve d’une disponibilité et d’une attention de tous les instants.

Mes remerciements vont ensuite à Madame Béatrice Nicollier De Weck, qui a bien voulu assurer la co-direction de ce mémoire pour l’Université de Genève. Son aide et ses conseils ont été précieux pour la rédaction de ces pages consacrées aux disputes entre catholiques et réformés.

Pour sa relecture approfondie de mon travail et ses conseils pour la traduction des sources, je voudrais remercier ici Monsieur René Wetzel, professeur au Dé- partement de langue et littérature allemandes de l’Université de Genève. Je tiens aussi à remercier mes parents, Thérèse Studer et Jean-Carlo Flückiger, ainsi que Mathieu Brossard, Christel Costa, Céline Feunette, Jérémie Foa, Catherine Peth et Maria Lopez, qui ont accepté de relire l’intégralité de ces pages et m’ont évité bien des erreurs. Qu’il me soit également permis d’exprimer ici une pensée amicale pour Réjane Gay-Canton et Claire Crettaz, assistantes à l’Université de Genève, qui m’ont fait partager leur passion pour la recherche au début de mes études.

Merci aussi au personnel du Staatsarchiv Graubünden et de la Kantons- bibliothek Graubünden, ainsi qu’à Monsieur Stefan Fischer, archiviste du Stadt- archiv Kaufbeuren, pour leur accueil chaleureux et leur aide dans mes recherches.

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N O T E S P R É L I M I N A I R E S

L’étude présentée dans ce volume a pour but de proposer une analyse des dis- putes religieuses entre réformés et catholiques telles qu’elles apparurent dans le oberdeutscher Raum (Saint-Empire et Corps helvétique) au cours des premières dé- cennies de la Réforme. Trois disputes ont été choisies parmi de nombreuses ren- contres afin de mener à bien cette recherche, à savoir celles de Memmingen, Kauf- beuren et Ilanz.

Les sources utilisées dans ce travail ont toutes été rédigées en langue alle- mande. Encore fortement teintée des règles du moyen haut allemand (Mittelhoch- deutsch) en usage au Moyen Age, la langue allemande du début du XVIe siècle n’est pas toujours aisée à comprendre pour le lecteur francophone. La langue n’ayant pas encore été codée dans un système normatif, orthographe et règles grammaticales connaissent d’importantes variations, ceci parfois à l’intérieur d’un même document.

Afin de faciliter la tâche au lecteur, la décision a été prise de traduire les citations en français lorsqu’elles apparaissent dans le texte, et de retranscrire le texte original en note dès que la référence se rapporte à davantage qu’un nom ou une date. Ceux et celles qui maîtrisent l’allemand du début du XVIe siècle pourront ainsi prendre connaissance dans leur langue d’origine des passages auxquels il est fait référence.

La reproduction du texte original permet aussi de respecter le principe scientifique qui veut que l’on cite ses sources sans les modifier ou les traduire. Afin d’éviter un allongement disproportionné de l’appareil critique, certaines phrases ont cependant été tronquées, la citation ne conservant que les passages se rapportant à ce qui est cité dans le texte, un choix rendu nécessaire par une ponctuation originale très différente de celle en usage aujourd’hui. Afin de permettre un accès le plus direct possible aux sources, la retranscription intégrale des documents utilisés ainsi qu’une traduction annotée et commentée en français sera proposée dans un deuxième volume, appelé à compléter cette étude dans un futur proche.

Pour les disputes de Memmingen et de Kaufbeuren, on a utilisé la transcrip- tion de Thomas PFUNDNER dans son édition critique des sources conservées pour les deux rencontres. Les documents relatifs à la dispute de Memmingen sont identifiés

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sous le titre de Pièces Memmingen, suivi des lettres R (rapport), A (proclamation), B (discours du bourgmestre Hans Keller) et C (démonstration des articles présentés) ; le rapport de la dispute de Kaufbeuren est désigné par CR Kaufbeuren (Compte rendu Kaufbeuren). Les citations sont identifiées au moyen du numéro du feuillet auquel se rapporte la référence, suivi entre crochets du numéro de page de l’édition de PFUNDNER. Ce système est destiné à faciliter la consultation des documents origi- naux, conservés au Evangelisches Kirchenarchiv Kaufbeuren (cotes 102/7 et 102/1.3).

Pour la dispute d’Ilanz, c’est le rapport rédigé par le réformateur de Schaff- house Sebastian HOFMEISTER au cours de la rencontre qui a été utilisé. Le texte, pu- blié en 1526 chez Christoph Froschauer à Zurich, a pu être consulté à la Bibliothèque nationale suisse, qui en possède un exemplaire (cote A 3731). Il est cité dans ces pages comme Acta und Handlung, début du titre complet Acta und Handlung des Gesprächs so von alle Priesteren der Tryen Pündten im M.D.XXVI. Jar, uff Mentag und Zynstag nach der heyligen III Künigentag zu Inlantz im Grawen Pündt, uss Ansehung der Pundtsherren geschehen, durch Sebastianum Hofmeyster von Schaff- husen verzeychnet. Le document original ne comporte pas de pagination, hormis les indications visant à permettre la collation des cahiers. Afin de simplifier la lecture, une pagination classique au moyen de chiffres arabes a été utilisée dans les réfé- rences. Cette pagination ne s’applique pas à l’édition parue à Coire en 1904 et dont la pagination ne suit pas l’imprimé original.

Les références aux ouvrages et articles utilisés se fait selon le système NOM, Prénom, Titre principal et numéro(s) de page, sauf pour la première occurence en début de chapitre, qui reprend la référence complète de la bibliographie. L’avantage de ce système est de permettre l’identification immédiate de l’ouvrage cité.

Genève et Paris, octobre 2005 – septembre 2006

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Introduction

L

e 29 janvier 1523, la dispute de Zurich – ou Zürcher Disputation – fit l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel déjà bien agité du champ religieux au début du XVIe siècle. Suite à la victoire d’Ulrich Zwingli sur ses adversaires catholiques dans la dispute organisée par le conseil de ville, Zurich de- vint la première entité politique indépendante à opter pour la Réforme. La dispute de Zurich devait très vite servir de modèle aux rencontres organisées par les autorités politiques pour décider de la religion, d’abord dans les villes, puis dans les princi- pautés et enfin au niveau de l’Empire même. Je m’intéresserai ici aux disputes pu- bliques de l’espace germanophone – Saint-Empire et Corps helvétique – qui présen- tent suffisamment de similitudes pour permettre la reconstruction d’un tableau d’ensemble de leur fonctionnement, tâche dont ces pages devraient constituer une première étape1. Ultérieurement, c’est une histoire européenne de la dispute du temps de la Réforme qu’il faudrait tenter d’écrire, en commençant peut-être par confronter les disputes allemandes avec les disputes françaises, très différentes les unes des

1 Pour un tableau général de ces disputes, on se reportera à FUCHS, Thomas, Konfession und Ge- spräch : Typologie und Funktion der Religionsgespräche in der Reformationszeit, Köln, Böhlau, 1995 et HOLLERBACH, Marion, Das Religionsgespräch als Mittel der konfessionellen und politischen Aus- einandersetzung im Deutschland des 16. Jahrhunderts, Frankfurt a. M. / Bern, Peter Lang, 1982. Cf.

aussi MOELLER, Bernd, Zwinglis Disputationen : Studien zu den Anfängen der Kirchenbildung und des Synodalwesens im Protestantismus I + II, in Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung, 1ère partie, N° 87, 1970, pp. 275-324, 2e partie, N° 91, 1974, pp. 213-364.

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autres tant dans leur organisation que par leur contenu2. En attendant, je tenterai de donner ici quelques pistes de travail sur la base d’exemples choisis.

Avant que n’éclate la violence des guerres de religion qui déchirèrent le Saint-Empire autant que la France et rendirent pratiquement impossible tout dialogue pacifique, la dispute publique fut l’un des principaux instruments de la controverse entre catholiques et réformés3. De nombreuses disputes eurent lieu dans le Saint- Empire et les cantons suisses au cours des années 1520 à 1550. Elles se caractéri- saient par des formes en grande partie inconnues jusqu’alors, le cadre de la dispute entre catholiques et réformés s’éloignant de plus en plus de celui de la disputatio académique médiévale, du synode et a fortiori du concile. Les contemporains éprou- vèrent d’ailleurs quelque peine à dénommer ces nouvelles disputes, qui sont tour à tour qualifiées dans les textes de disputation, gesprech, fruntlich gesprech, verher, colloquium4, etc., une variété de dénominations que l’on traduit aujourd’hui le plus souvent dans l’historiographie allemande par le terme « Religionsgespräch », bien que celui-ci n’ait pas été utilisé par les contemporains5. Cette variété de termes tra- duit la variété des disputes, l’éventail recouvrant des configurations aussi disparates que les disputes urbaines organisées par les autorités des villes (Zurich 1523, Mem- mingen 1525, Berne 1528 pour n’en citer que quelques-unes), et les Reichsreligions- gespräche organisés par le Reichsregiment (Worms 1540, Regensburg 1541), dési- gnant de véritables joutes oratoires et savantes opposant des « champions » tels que

2 Au sujet des disputes françaises, on se reportera en premier lieu à l’analyse d’OlivierCHRISTIN, La formation étatique de l’espace savant : les colloques religieux des XVIe-XVIIe siècles, in Actes de la recherche en sciences sociales, N° 133, juin 2000, pp. 53-61. Cf. aussi la thèse d’Emile KAPPLER, Conférences théologiques entre catholiques et protestants en France au XVIIe siècle, thèse de docto- rat, Clermont-Ferrand, Université de Clermont-Ferrand, 1980, 2 vol., ainsi que l’étude de Jérémie FOA, Le métier de la dispute : les disputes religieuses entre catholiques et reformés en France (1561- 1572), maîtrise universitaire, Lyon, Université Lyon II – Louis Lumière, 2000. Ces deux ouvrages n’ont malheureusement pas été publiés.

3 Les termes « catholique » et « réformé » ne rendent qu’imparfaitement compte de la division du champ religieux au cours des premières années de la Réforme. Ils ne figurent pas dans les documents, où il est normalement question des « luthériens » et des « papistes ». L’émergence de deux confes- sions distinctes, délimitées par leurs dogmes et leurs institutions, ne se fit que progressivement au cours du XVIe siècle. Pour des raisons de commodité, j’emploierai cependant dans ces pages les désignations usuelles « catholique » et « réformé » pour distinguer les deux parties (Cf. aussi infra, chapitre 2, pp. 70-71).

4 A Memmingen, la présidence insista sur le fait qu’il s’agissait non d’une « disputatz », mais d’un

« fruntlich gesprech » (Pièces Memmingen, R, f. 10 [p. 35]). Dans son récit de la dispute d’Ilanz, Sebastian HOFMEISTER parle de « gespraech » (HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 1) puis de « disputation » (Acta und Handlung, p. 3) Le terme « Disputation » semble avoir été plus ou moins écarté par les organisateurs, afin d’éviter la confusion avec une disputatio académique, et si on le rencontre parfois dans les disputes suisses, il ne fut pas employé dans l’Empire, probablement en raison de l’interdiction de disputer proclamée dans l’édit de Burgos (1524). De manière significative, le terme fut évité à Zurich (MOELLER, Bernd, Zwinglis Disputationen I, p. 277).

5 HOLLERBACH, Marion, Das Religionsgespräch als Mittel der konfessionellen und politischen Aus- einandersetzung, p. 6.

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Philipp Melanchton et Johannes Eck, mais aussi des interrogatoires subis par des clercs catholiques mal formés et incapables de réfuter les arguments de réformateurs rompus à cet exercice. La confusion dans les termes témoigne aussi de « la difficulté des contemporains à imaginer un lieu matériel et théorique où pouvoir mettre en pré- sence différentes confessions chrétiennes et leurs interprétations divergentes de la parole révélée »6. Pour des raisons de commodité, et bien que le terme ne permette pas de rendre exactement compte de la nature de ces rencontres et de leur diversité, j’utiliserai ici le terme « dispute », celui-ci étant déjà courant dans l’historiographie française.

Le danger que l’on rencontre alors réside dans la possible confusion entre les disputes académiques médiévales et les disputes opposant réformés et catholiques au XVIe siècle. Malgré certains points communs, les deux types de rencontres diffé- raient nettement l’un de l’autre et il faut éviter de ne voir dans le second qu’un avatar de la disputatio médiévale, comme a pu le faire Béatrice PÉRIGOT7. Selon Bernd MOELLER, le type de dispute inventé en 1523 à Zurich représentait quelque chose de fondamentalement nouveau8. Les conditions de possibilité de ce que l’on pourrait appeler la « dispute moderne » entraînèrent une dislocation du cadre de la dispute académique médiévale. Alors que la disputatio opposait au sein de l’université des clercs certes opposés sur les questions qu’ils discutaient mais d’accord sur l’essentiel et surtout sur la manière de disputer, la dispute moderne fut le théâtre d’un affron- tement entre deux interprétations de la vérité chrétienne, deux formes de théologie et deux systèmes de production de la vérité et de la parole légitime, à chaque fois appa- remment tout à fait incompatibles. Par conséquent, il n’existait plus de consensus au sujet des modalités de la discussion et c’est l’ensemble des règles de la dispute sa- vante en matière de théologie qui devaient être repensées.

Le premier obstacle auquel se heurtèrent les controversistes fut celui de la lé- gitimité même d’un débat avec des hérétiques interdit par le droit canon, mais iné- vitable à partir des années 1520, les rapports de force entre les deux confessions ne permettant déjà plus d’envisager la victoire de l’une sur l’autre, et ceci malgré les protestations de volonté d’unification. Nombreux sont les exemples de disputes où

6 CHRISTIN, Olivier, La formation étatique de l’espace savant, p. 53. – En France, le terme « dispute » devait disparaître progressivement à la fin du XVIe siècle pour être remplacé par « confé- rence » (KAPPLER, Emile, Conférences théologiques entre catholiques et protestants en France au XVIIe siècle, p. 4).

7 Cf. PÉRIGOT, Béatrice, Dialectique et littérature : les avatars de la dispute entre Moyen Age et Renaissance, Paris, Champion, 2005, chapitre 6 : Erasme ou la declamatio contre la dispute théolo- gique, pp. 309-354.

8 MOELLER, Bernd, Zwinglis Disputationen I, pp. 303-304.

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les catholiques refusèrent tout simplement de répondre à ceux qu’ils considéraient comme des hérétiques relevant du tribunal de l’Inquisition.

Ce furent aussi les règles de discussion imposées par les protestants avec le soutien de l’autorité politique qui posèrent problème. Le principe sola scriptura et le refus de reconnaître la Tradition et les Autorités rendaient inopérant l’appareil d’argumentation dont les théologiens catholiques étaient jusqu’alors coutumiers, créant de facto des obstacles presque insurmontables à l’échange, puisque les adver- saires ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur une base commune permettant la discussion. Il fallut de nombreuses années et de nombreuses disputes pour que les participants partagent suffisamment de points communs pour juger utile et légitime de disputer les uns avec les autres, et, par-delà leurs divergences, se mettent d’accord sur la configuration de l’espace de la controverse.

L’intérêt des disputes réside en outre dans le reflet qu’elles donnent des pro- fonds bouleversements qui agitaient les sociétés du début du XVIe siècle. Elles en étaient l’expression et, dans une certaine mesure, le moteur, constituant des espaces de lutte où se jouaient des enjeux qui dépassaient le « simple » désaccord religieux.

Les disputes furent ainsi le théâtre de l’affrontement entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; l’autorité politique utilisa ces rencontres pour affirmer sa supré- matie sur l’institution écclesiastique en se mettant en scène comme arbitre du conflit, seul autorisé à prononcer un jugement sur ce que devait être la vraie foi et seule ins- tance en mesure de garantir le retour à une paix publique gravement menacée par le clivage religieux. Les disputes furent aussi le lieu où, par l’intermédiaire des articles qui servaient de base à la discussion, les problèmes sociaux et les revendications politico-religieuses de l’homme du commun furent discutées au sein d’une assemblée nouvelle.

L’importance des disputes tient enfin au fait que, avant la difficile et toujours contestée mise en place des « paix de religion »9, elles furent une première tentative de résoudre le conflit de manière pacifique, en évitant toute violence – une dimen- sion à laquelle les autorités politiques comme les disputants étaient le plus souvent particulièrement attachés. Elles s’inscrivaient dans un contexte encore marqué par la conviction que l’unité se referait dès que l’on aurait réussi à se mettre d’accord sur les réformes nécessaires et sur les modalités de leur application, et où les combats meurtriers des guerres de religion n’avaient pas encore vu les deux parties s’affronter les armes à la main. Avant que les cantons catholiques et réformés de Suisse ne se

9 Au sujet des « paix de religion », cf. CHRISTIN, Olivier, La paix de religion : l’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1997.

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déchirent dans la guerre de Kappel (1531), plusieurs tentatives d’organisation d’une dispute au niveau fédéral avaient échoué. Dans le Saint-Empire, la plupart des dis- putes urbaines précédèrent la Guerre des paysans, et les disputes d’Empire eurent pour but officiel de trouver une solution au conflit avant que les adversaires n’en viennent à verser le sang. Tenter de faire l’histoire de la dispute, c’est donc aussi sortir de l’image fausse d’une opposition entre catholiques et réformés qui ne serait qu’une suite de massacres et de guerres.

Etat de la recherche

L’étude fondatrice sur les disputes modernes a été écrite par Bernd MOELLER. Son article en deux parties, intitulé Zwinglis Disputationen I + II : Studien zu den Anfängen der Kirchenbildung und des Synodalwesens im Protestantismus, paru dans la Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Kanonistische Abteilung (N°

87, 1970 et N° 91, 1974), constitue le point de départ de toute recherche sur la question. Bernd MOELLER y propose la première analyse des disputes calquées sur le modèle de Zurich et met en relief l’insertion de ces rencontres dans le contexte propre aux localités où elles furent tenues et le rôle de l’autorité politique dans leur organisation. Par ailleurs, sa cartographie des disputes qu’il nomme « zwingliennes » reste un outil indispensable au repérage de ces rencontres.

Le premier ouvrage d’ensemble sur les disputes de l’espace germanophone est le livre de Marion HOLLERBACH, Das Religionsgespräch als Mittel der kon- fessionellen und politischen Auseinandersetzung im Deutschland des 16. Jahrhun- derts (Frankfurt a. M. / Bern, Peter Lang, 1982). Marion HOLLERBACH analyse la dis- pute comme institution de décision politique dans les conflits religieux et politiques du XVIe siècle, replaçant les échanges dans leur contexte et insistant sur les liens étroits entre conflit religieux et intérêts politiques. Son ouvrage permet en outre de se faire une idée de la très large diffusion de la dispute en tant que lieu de la controverse entre catholiques et réformés et des formes variées qu’elle pouvait prendre suivant les conditions locales ayant marqué son organisation et son déroulement.

Il faut aussi indiquer ici l’ouvrage collectif sur les Religionsgespräche dirigé par Gerhard MÜLLER, Die Religionsgespräche der Reformationszeit (Gütersloh, Gerd Mohn, 1980), réunissant plusieurs articles dont la majorité traite des colloques orga- nisés au niveau de l’Empire en vue de trouver une solution viable au conflit religieux par l’élaboration d’une dogmatique commune et mettant en avant les obstacles presque insurmontables que rencontrèrent les protagonistes dans cette entreprise, tant au niveau juridique que théologique. D’autres articles, traitant du colloque de Poissy

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et de disputes polonaises, permettent de voir que les difficultés rencontrées dans la plupart des cas n’étaient de loin pas limitées aux disputes d’Empire.

L’étude la plus récente a été réalisée par Thomas FUCHS.Son ouvrage, Kon- fession und Gespräch : Typologie und Funktion der Religionsgespräche in der Refor- mationszeit (Köln, Böhlau, 1995), propose une typologie de l’ensemble des colloques et disputes organisés dans le Saint-Empire et la Confédération helvétique. FUCHS

propose de voir dans les disputes du XVIe siècle des « colloques à caractère synodal et d’inspiration réformée et humaniste »10, qui se traduisaient par l’organisation des disputes d’Empire (Reichsreligionsgespräche) par le pouvoir impérial et des « dis- putes communales » (gemeindliche Religionsgespräche) au niveau des entités poli- tiques urbaines et territoriales fondées sur le principe de la commune.

Il ressort de l’historiographie que ce sont les grands colloques d’Empire et quelques disputes urbaines marquantes qui ont principalement retenu l’attention des chercheurs. Les premiers ont fait l’objet d’un nombre important de publications que je ne mentionnerai pas ici, scrupuleusement recensées par Thomas FUCHS et dont on trouvera quelques exemples dans la bibliographie de ce travail. Quant aux disputes urbaines, elles ont le plus souvent fait l’objet d’une analyse intégrée à des études générales sur la dispute et il n’existe à ma connaissance qu’une seule monographie consacrée à une dispute urbaine, l’ouvrage d’Otto SCHEIB, Die Reformationsdiskus- sionen in der Hansestadt Hamburg 1522-1528 : zur Struktur und Problematik der Religionsgespräche (Münster / Westfalen, Aschendorff, 1976) et qui traite du cas particulier de Hambourg11.

La plupart des ouvrages édités à ce jour examinent les disputes dans la pers- pective de l’histoire des idées et/ou de la théologie, ainsi que de leur insertion dans le contexte politique de l’époque. En revanche, les conditions de production de la vérité religieuse au sein des disputes modernes n’ont été que peu étudiées et on ne sait pra- tiquement rien des conditions sociales de possibilité de la dispute, ou encore du rôle que ce type de rencontre devait jouer dans la transformation des espaces de parole légitime. C’est par conséquent l’analyse de ces questions qui constituera l’essentiel de ce travail, à laquelle j’ajouterai une réflexion sur les dimensions politiques de la dispute à la lumière des constatations tirées de l’étude des points mentionnés ci- dessus.

10 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, p. 500.

11 Cet ouvrage ne peut cependant servir ici qu’à titre comparatif. Le nord de l’Allemagne ne connut pas la dispute en tant que phénomène généralisé comme ce fut le cas dans le sud de l’Allemagne et le Corps helvétique.

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Sources et méthode

Espace d’émergence d’une nouvelle forme de parole et d’argumentation sa- vante, outil d’affirmation de l’indépendance du pouvoir temporel, stratégie d’endiguement de la violence du conflit religieux, mais aussi lieu de manifestation publique de la foi des protagonistes qui y assumaient leur choix confessionnel, les disputes furent bien davantage qu’un échange stérile de convictions théologiques entre fanatiques. En sortant la dispute du cadre de l’histoire de la théologie et des idées, il s’agira d’aborder ici ces rencontres dans une perspective d’histoire sociale et d’anthropologie des religions, d’en décrire les conditions de possibilité et de leur rendre leur dimension de « configurations historiques nouvelles » où se jouèrent des enjeux qui dépassaient les questions confessionnelles. Replacer la dispute dans son contexte et décrire le processus menant au Religionsgespräch proprement dit ; saisir la dispute comme le lieu où allait se former un nouveau « théâtre de la parole » mar- qué par la publicité des débats et la transformation des règles de production de la vérité ; essayer de comprendre comment le magistrat urbain se servit de la dispute pour affirmer et légitimer son autorité tout en restant animé par un véritable souci de salut de l’âme ; tenter de mettre en lumière les stratégies d’endiguement de la vio- lence dont les disputes furent le lieu, tels seront les thèmes principaux de ce travail.

Pour cela, je suivrai les pistes ouvertes par Olivier CHRISTIN dans son article La for- mation étatique de l’espace savant : les colloques religieux des XVIe-XVIIe siècles, paru en juin 2000 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, ainsi que dans son séminaire de l’année 2005-2006 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Les lieux de la controverse au XVIe siècle : prédications, colloques et littérature pamphlétaire, pistes qui m’ont permis de construire ma réflexion sur ce sujet. Je me baserai aussi sur les thèses de Pierre BOURDIEU à propos des règles de fonctionnement du monde social12. Les concepts de champ, d’habitus, de capital ou encore de pratiques déve- loppés par le sociologue me paraissent parfaitement adaptés à la description des phé- nomènes sociaux observables au début du XVIe siècle : ils permettent de saisir l’ancrage des disputes dans leur contexte social, politique et religieux en montrant les influences qui amenèrent les agents à choisir ce moyen d’action, sans tomber dans la rigidité du déterminisme social. Lors de l’utilisation de tels concepts, il importe ce- pendant de veiller à ne pas transposer sans autre un modèle théorique dans des contextes historiques très différents de ceux pour lesquels il a été pensé. Le champ

12 Au sujet des concepts essentiels de la sociologie de Pierre BOURDIEU, cf. BOURDIEU, Pierre, Le sens pratique, Paris, Les Editions de Minuit, 1980 et BOURDIEU, Pierre, Raisons pratiques : sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994. Pour une introduction complète et accessible, cf. CHAMPAGNE, Patrick et CHRISTIN, Olivier, Pierre Bourdieu : mouvements d’une pensée, Paris, Bordas, 2004.

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religieux des premières années de la Réforme ne présente pas les mêmes caractéristi- ques que celui du XXe siècle. Il est donc nécessaire de redéfinir les notions emprun- tées à des théories fondées sur le monde social contemporain, en les adaptant aux configurations sociales et culturelles de l’époque étudiée.

Afin de mener à bien le projet présenté ici, l’analyse de disputes méconnues qui se sont tenues durant les années 1520 dans ce que l’on appelle le oberdeutscher Raum a paru tout à fait indiquée. Dans cet espace de contact entre le Saint-Empire et le Corps helvétique et, dès 1525, entre réforme luthérienne et réforme zwinglienne13, les disputes furent au cœur d’un courant de « processus révolutionnaires » où se mê- laient inextricablement revendications politiques du gemeiner Mann14, ambitions des villes d’Empire, crise de la petite noblesse et controverses religieuses. Proposer une analyse détaillée de toutes les disputes des années 1520-1530 – et a fortiori de l’ensemble du XVIe siècle – aurait largement dépassé le cadre de cette étude. Un choix s’imposait, censé permettre une première approche et servir de base à de pos- sibles travaux ultérieurs. Ceux-ci devraient traiter de la question en tenant compte d’un corpus plus large, afin de brosser un tableau d’ensemble des disputes alleman- des, lui-même prélude à une future étude comparative des disputes européennes15.

Plutôt que de reprendre des cas déjà très bien documentés comme ceux de Zu- rich ou de Berne, j’ai porté mon choix sur trois disputes restées pratiquement incon- nues des non-spécialistes, mais dont on a conservé des relations complètes. Les dis- putes de Memmingen et de Kaufbeuren, toutes deux organisées en janvier 152516,

13 MAU, Rudolf, Evangelische Bewegung und frühe Reformation 1521 bis 1532, Berlin, Evangelische Verlagsanstalt, 2000, pp. 91-92.

14 Le concept de gemeiner Mann a été développé principalement par Peter BLICKLE pour désigner les couches urbaines et rurales de la société qui, au XVIe siècle, ne participaient pas directement à la vie politique et donc opposées à la noblesse, au clergé ou encore aux oligarchies urbaines, tout en se dis- tinguant des couches inférieures comprenant les valets, soldats, mendiants et itinérants. Le concept ne recouvre donc pas l’ensemble du peuple. Le terme reste difficilement traduisible, on peut en rendre à peu près la signification par l’expression « homme du commun », prise dans le sens de l’homme issu de la majorité et le plus souvent attaché à sa commune (Gemeinde). J’utiliserai ici cependant de préfé- rence l’expression allemande. – Cf. à ce sujet BLICKLE, Peter, Gemeindereformation : die Menschen des 16. Jahrhunderts auf dem Weg zum Heil, München, Oldenbourg, 1985, notamment p. 18.

15 Celle-ci ne devrait bien sûr pas se contenter d’aligner des exemples, mais se faire dans l’optique de recherche définie par Marcel DETIENNE : « L’ambition, le travail ambitieux de vouloir comparer sur lequel j’insiste, en ce volume comme dans les précédents, c’est de construire des comparables. Donc rien à voir avec le « vous juxtaposez... » ni avec je ne sais quel lieu commun adressé à tout compara- tiste, aperçu à la nuit tombante, qu’il serait à la recherche de « lois générales ». Un comparatiste qui expérimente travaille d’abord sur des microconfigurations, sur des terrains analysés en profondeur, des terrains dont il est entendu qu’il faut les revisiter » (DETIENNE, Marcel, Retour sur comparer et arrêt sur comparables, in DETIENNE, Marcel (dir.), Qui veut prendre la parole ? (Le genre humain 40/41), Paris, Seuil, 2003, pp. 427-428).

16 Les deux disputes ont fait l’objet d’une étude par Peter BLICKLE en 1997 : BLICKLE, Peter, Urteilen über den Glauben : die Religionsgespräche in Kaufbeuren und Memmingen 1525, in FISCHER, Nor- bert, KOBELT-GROCH, Marion (dir.), Aussenseiter zwischen Mittelalter und Neuzeit, Leiden, Brill, 1997, pp. 65-80.

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sont représentatives des disputes urbaines du Saint-Empire et les comptes rendus en ont été édités par Thomas PFUNDNER (Das Memminger und Kaufbeurer Religions- gespräch von 1525 : eine Quellenveröffentlichung mit einem Überblick, in Memmin- ger Geschichtsblätter, années 1991/1992, pp. 25-65). A ces deux disputes alleman- des, je joindrai la dispute d’Ilanz, tenue en 1526 dans la république grisonne, très proche dans son fonctionnement des cantons suisses dont elle était l’alliée. On la connaît par le rapport qu’en a fait le réformateur schaffhousois Sebastian HOF-

MEISTER (HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung des Gesprächs so von alle Priesteren der Tryen Pündten im M.D.XXVI. Jar, uff Mentag und Zynstag nach der heyligen III Künigentag zu Inlantz im Grawen Pündt, uss Ansehung der Pundts- herren geschehen / durch Sebastianum Hofmeyster von Schaffhusen verzeychnet, [Zurich], [Christoph Froschauer], [1526]).

Comme on le verra en détail dans la présentation de chacune des disputes au chapitre 1.3., les sources diffèrent quelque peu les unes des autres. Le principal pro- blème auquel se voit confronté l’historien, c’est que les disputes religieuses ne sont dans la plupart des cas connues qu’au travers des rapports établis par des témoins – rapports le plus souvent partiaux et qui appellent donc une lecture prudente – ou par des comptes rendus rédigés au cours des débats. A ceci s’ajoute le fait que de nom- breux procès-verbaux semblent avoir été perdus, lorsqu’ils n’ont pas simplement été détruits ou « recyclés » en raison de résultats décevants, comme l’a supposé Wilhelm JENNY pour expliquer l’absence de compte-rendu officiel de la dispute d’Ilanz17. Un dépouillement des archives municipales pourrait éventuellement apporter des infor- mations supplémentaires sur les disputes, par exemple sur les débats au sein des conseils de ville portant sur leur organisation et sur leurs résultats. Un tel travail n’était cependant pas possible dans le cadre de cette étude, et seul le dépouillement des archives conservées au Staatsarchiv Graubünden (Archives d’Etat des Grisons) a pu être effectué. Celui-ci s’est d’ailleurs avéré fort décevant, la plupart des fonds d’époque ayant apparemment été détruits au cours du grand incendie de Coire, en 155618. Les recherches de sources annexes devront donc être effectuées lors d’une étape ultérieure. Dans un premier temps, je me suis vu contraint de me contenter des sources directes que nous possédons et de tenir compte des limitations imposées par cette donnée matérielle, que j’espère dépasser un jour.

17 JENNY, Wilhelm, Johannes Comander : Lebensgeschichte des Reformators der Stadt Chur, Zürich, Zwingli Verlag, 1969, vol. 1, p. 150.

18 HÜBSCHER, Bruno, Das Bischöfliche Archiv Chur, in SCHWARZ, Dieter, SCHNYDER, Werner (dir.), Archivalia et Historica : Festschrift für Prof. Dr. Anton Larigiadèr, Zürich, Verlag Berichthaus, 1958, pp. 33-50.

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Les disputes religieuses, reflet d’un monde social en mutation

D

ans l’Empire et le Corps helvétique, la première moitié du XVIe siècle fut le temps des disputes religieuses. Les pays ger- manophones connurent alors une évolution fondamentalement différente de la France, où la dispute n’occupa jamais une place comparable dans l’éventail des outils mis en œuvre pour tenter de mettre fin au conflit opposant les deux confessions.

Dans les régions de culture germanique, les disputes accompagnèrent la Réforme dès son apparition. Ce premier chapitre se veut une remise en contexte de ces échanges entre réformés et catholiques, destinée à mettre en lumière l’insertion des disputes religieuses dans un monde qui, à l’arrivée de la Réforme, connaissait de profondes mutations. Il s’agira aussi d’esquisser un tableau des disputes tenues dans les pays germanophones et de proposer les principales hypothèses que l’on peut tirer de leur observation, avant de présenter brièvement les trois cas qui serviront ici de matériau de base à l’analyse des conditions sociales de possibilité des disputes religieuses – les disputes de Memmingen, Kaufbeuren et Ilanz.

1.1. Le temps de la Réforme : un monde social en mutation

Il ne s’agit pas de retracer dans ces quelques pages toute l’histoire de la Ré- forme. De nombreux ouvrages en donnent un tableau plus précis, plus complet et

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aussi plus nuancé que ce qu’il serait possible de proposer ici1. De même, il semble illusoire de prétendre exposer en quelques lignes la complexité et la diversité de la théologie réformée. En dépit de la Confessio Augustana rédigée en 1530, aucun ac- cord général réunissant l’ensemble des différents mouvements qui se réclamaient de la Réforme ne fut jamais trouvé, des divergences irréductibles opposant notamment luthériens et zwingliens2. Etant donné que ni la chronologie détaillée des événe- ments, ni les subtilités distinguant les théologies réformées ne constituent des don- nées essentielles à l’étude des disputes, je me contenterai d’indiquer au fur et à me- sure les éléments nécessaires à la compréhension des faits. En revanche, il est néces- saire d’esquisser brièvement le contexte politique, social, intellectuel et religieux dans lequel la Réforme est apparue et a pu se développer afin de comprendre les conditions sociales de possibilité des disputes. Les disputes religieuses sont en effet le reflet de ce monde social en mutation qui caractérise le temps de la Réforme et doivent donc être étudiées en rapport avec celui-ci.

1.1.1. Nécessité de l’approche transdisciplinaire

« La Réforme doit être appréhendée comme l’interaction de mouvements so- ciaux, spirituels et intellectuels la plus étendue que l’histoire européenne ait jamais connue », écrit Peter BLICKLE3. Rendre justice à ce caractère très diversifié de la Ré- forme nécessite de se détacher de la périodisation traditionnelle qui sépare Moyen Age et Temps modernes et de travailler de manière inter- et transdisciplinaire.

L’historiographie traditionnelle tend fortement à instituer une coupure nette entre Moyen Age et Temps modernes (Mittelalter et Frühe Neuzeit dans l’historiographie allemande). Séparant les XVe et XVIe siècles, elle connaît des va- riations en ce qui concerne l’année et l’événement de référence (1492 et la décou- verte de l’Amérique en France, 1517 et les débuts de la Réforme en Allemagne, plus

1 On se référera avant tout aux ouvrages de Peter BLICKLE, Die Reformation im Reich, Stuttgart, E.

Ulmer, (1982) 2000 (édition revue et augmentée) et Gemeindereformation : die Menschen des 16.

Jahrhunderts auf dem Weg zum Heil, München, Oldenbourg, 1985. Le livre de Rudolf MAU, Evange- lische Bewegung und frühe Reformation 1521 bis 1532 (Berlin, Evangelische Verlagsanstalt, 2000) se concentre sur la première décennie de la Réforme et permet de se faire une idée claire des différences théologiques et politiques qui distinguaient les nombreux courants réformés de ces années.

L’historiographie française est à ma connaissance relativement pauvre en ouvrages traitant de la Ré- forme allemande et il faut se reporter au classique de Jean DELUMEAU et Thierry WANEGFFELEN, Naissance et affirmation de la Réforme Paris, PUF, 1997 pour en avoir un tableau à peu près complet, ou encore à l’Histoire générale du protestantisme d’Emile G. LEONARD, rééditée en 1998 aux PUF.

2 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich pp. 200-219. – Au sujet de la diversité des théologies réformées, cf. BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, chapitre 1, pp. 46-85.

3 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 8 : « Die Reformation muss verstanden werden als die weitestgehende Verzahnung sozialer und ideeller Bewegungen, die es in der europäischen Geschichte gegeben hat ».

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rarement 1453 et la chute de Constantinople). Héritée du rejet humaniste d’un Moyen Age réduit à une époque de ténèbres et de régression et dont la Renaissance, renouant avec la grandeur de l’Antiquité, aurait signifié la fin, cette coupure n’a rien de natu- rel4. Inscrite comme structure structurante au sein même de l’institution universitaire, elle favorise l’illusion d’une frontière nette qui séparerait deux périodes fondamen- talement différentes l’une de l’autre. Cette division pose d’innombrables difficultés dès que l’on se concentre sur des problèmes historiques situés à cheval sur les deux périodes, et les moins importantes ne sont pas les réticences des unités de recherche respectives à sortir du cadre défini par une répartition des tâches profondément an- crée dans l’institution5. Pour expliquer la Réforme, dont les origines remontent en partie au cœur du Moyen Age, il faut donc déplacer le curseur chronologique en choisissant une division comme celle que propose Heinz SCHILLING dans un article récent, prenant comme cadre un « temps des réformes » qui s’étendrait du Bas Moyen Age jusqu’à la fin du XVIe siècle6. Une telle césure reste fatalement elle aussi plus ou moins arbitraire, mais elle a le mérité de tenir compte des racines médiévales de la Réforme. Pour une étude sur les disputes religieuses, ce choix est fondamental, les rencontres des années 1520 restant fortement marquées par des formes de pensée et d’action héritées des modes de fonctionnement des sociétés médiévales.

D’autre part, une explication unilatérale – quelle qu’elle soit – de ce com- plexe réfractaire aux simplifications qu’est la Réforme ne suffit pas à rendre compte de la diversité des causes qui l’ont entraînée et des enjeux qui s’y sont joués. Par conséquent, tant la théorie marxiste – qui voulut voir dans la Réforme la première

« révolution prolétarienne » de l’histoire allemande et s’attacha donc principalement à la Guerre des paysans de 1525 – que les approches intellectualiste ou théologique conduisent à faire une histoire de la Réforme déconnectée du contexte social dans lequel le mouvement put naître et se développer7. Phénomène tout aussi religieux que politique et social, la Réforme appelle donc une démarche qui tient compte de cette interaction des champs sociaux et oblige à considérer des aspects aussi divers que

4 Sur l’apparition de cette coupure, cf. POMIAN, Krzystof, Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999, pp.

94-98.

5 Cf. à ce sujet l’intéressant numéro des Actes de la recherche en sciences sociales intitulé Incons- cients d’école (N° 135, décembre 2000), notamment l’introduction de Pierre BOURDIEU, L’inconscient d’école, pp. 3-5.

6 SCHILLING, Heinz, Reformation : Umbruch oder Gipfelpunkt eines Temps des Réformes ?, in MOELLER, Bernd (dir.), Die frühe Reformation in Deutschland als Umbruch : wissenschaftliches Symposion des Vereins für Reformationsgeschichte 1996, Gütersloh, Gerd Mohn, 1998, p. 21.

7 Pour une analyse des différentes interprétations de la Réforme allemande, cf. BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich.

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l’histoire des institutions politiques, l’histoire des croyances religieuses et l’histoire des échanges savants au XVIe siècle8.

La progression somme toute très rapide de la Réforme9 ne peut en effet s’expliquer de manière satisfaisante, si l’on se cantonne à une histoire de la Réforme réduite à ses dimensions théologiques. Les idées de Luther et de Zwingli, si « révo- lutionnaires » qu’elles eussent été, n’auraient pas connu le succès que l’on sait, si elles n’avaient pas trouvé un écho important dans les divers champs sociaux où elles furent reçues grâce à leur rapide diffusion par le biais des tracts et pamphlets qui inondèrent littéralement l’Empire dès les premières années de la Réforme10. En légitimant les aspirations politiques du gemeiner Mann, en justifiant la volonté des magistrats urbains de soumettre le clergé et ses possessions au contrôle juridique et fiscal de la ville, en fournissant un moyen de pression bienvenu aux princes soucieux de renforcer leur position dans l’Empire et – last but not least – en répondant au re- gain de religiosité observable dans les sociétés de la fin du Moyen Age, la Réforme apparut comme la réponse aux bouleversements en cours depuis plusieurs décennies mais qui avaient atteints au début du XVIe siècle une sorte de climax. Par consé- quent, elle ne peut être comprise qu’en tenant compte des différents courants qui la suscitèrent et en permirent le développement, et dont les disputes sont un véritable condensé.

1.1.2. Un mouvement de clercs et des enjeux de clercs ?

La Réforme est née d’une controverse entre professionnels de la religion, elle-même issue des réflexions du théologien Martin Luther, professeur de lectura biblia à l’université de Wittenberg : elle commence donc comme un mouvement in- terne à l’Eglise11, et plus précisément aux facultés de théologie. Dans cette optique, elle est l’héritière des courants de pensée qui marquaient la théologie médiévale et se présente donc, dès le premier abord, comme étant aussi une querelle de spécialistes.

La réflexion théologique menée dans les universités médiévales a préparé le terrain à

8 Au sujet de cette nécessaire transdisciplinarité, lire les réflexions pertinentes de Hans-Jürgen GOERTZ dans son ouvrage intitulé Pfaffenhass und Gross Geschrei : die reformatorischen Bewegun- gen in Deutschland 1517-1529, München, C.H. Beck, 1987, p. 26. – Cf. aussi, sur le danger d’une histoire segmentée, VEYNE, Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, (1971) 1996.

9 Douze ans seulement séparent la publication des thèses de Luther (1517) de la Diète de Spire (1529), où le camp réformé était devenu suffisamment puissant pour refuser officiellement le vote ma- joritaire de la Diète qui exigeait le retour à l’ancienne foi de tous les territoires passés à la Réforme.

10 Cf. entre autres, GOERTZ, Hans-Jürgen, Pfaffenhass und Gross Geschrei, pp. 109-114. – Pour des exemples de Flugschriften, on consultera Flugschriften aus den ersten Jahren der Reformation (textes édités par Otto CLEMEN), Nieuwkoop, B. de Graaf, 1967, 4 vol.

11 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 20.

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la Réforme en proposant de nouveaux modes de pensée et de nouvelles interpréta- tions des composants essentiels de la foi (rôle de la Bible, des Autorités, rapport avec le temporel) que l’on retrouvera dans la pensée des réformateurs. A l’exemple de la jeune université de Tübingen, fondée en 1477, Heiko A. OBERMAN a bien montré quels courants irriguaient la pensée théologique à la veille de la Réforme et quelles questions faisaient débat parmi les professionnels du dogme. Si l’on sent encore les effets de la querelle entre nominalistes et réalistes, qui opposa les universitaires au cours du Moyen Age, c’est le choix entre via antiqua et via moderna qui était à cette époque au centre des débats12, alors que le courant issu de la renaissance augusti- nienne redéfinissait le rapport au texte de la Bible13. Par le biais de certains de ses théologiens les plus éminents, tels que Gabriel Biel et Konrad Summenhart, la Tü- binger Schule avait ainsi influencé les idées réformées, prenant position sur les pro- blèmes sociaux agitant le sud de l’Allemagne, développant une réflexion sur la seule validation du droit canon par les Ecritures et insistant sur la liberté de disputer dont devaient jouir les docteurs14. Enfin, la fin du XVe siècle vit l’humanisme entrer dans les universités et donner une nouvelle orientation aux débats qui s’y déroulaient15.

Les débats qui marquèrent la vie des facultés de théologie dans les décennies précédant la Réforme ne peuvent évidemment pas être considérés comme les seules causes directes de ce qui allait se passer suite à la diffusion des thèses luthériennes.

Mais leur prise en compte met en évidence le fait que, loin d’être uniquement la gar- dienne du dogme, l’université était surtout le lieu où l’on débattait de problèmes théologiques et où les clercs expérimentaient des interprétations nouvelles de l’organisation de la foi. On comprend alors mieux pour quelles raisons la Réforme naquit dans le champ académique et aussi pourquoi la dispute, elle-même née de l’université pour donner un cadre à la controverse théologique, apparut d’abord comme un moyen adapté à la diffusion de la nouvelle foi et à son institutionnalisa- tion.

Il faut se garder de tomber ici dans l’illusion téléologique qui voudrait que Luther ait été conscient de ce qu’il faisait et que la Réforme et ses suites aient existé

12 OBERMAN, Heiko A., Werden und Wertung der Reformation, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1979, pp. 6- 15 et 28-55 pour une analysée détaillée du rôle de la via moderna à l’université de Tübingen.

13 OBERMAN, Heiko A., Werden und Wertung der Reformation, pp. 8, 28, 57 et 82.

14 OBERMAN, Heiko A., Werden und Wertung der Reformation, notamment pp. 161 et 199-200.

15 SPITZ, Lewis W., The Importance of the Reformation for the Universities, in KITTELSON, James M., TRANSUE, Pamela J. (dir.), Rebirth, Reform and Resilience : Universities in Transition (1300-1700), Columbus, Ohio State University Press, 1984, pp. 48-49. – Lewis W. SPITZ fait par ailleurs remarquer que Wittenberg, créée en 1502, était une université jeune, encore assez libre de traditions (cf. p. 50), ce qui peut expliquer pourquoi elle eut moins de difficultés à passer à la Réforme que d’autres : il pouvait s’agir là d’un moyen de se profiler face aux prestigieuses universités plus anciennes.

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à l’état de programme fixe dans la tête du professeur de Wittenberg, virtualité qui ne demandait qu’à être réalisée comme un programme aux étapes clairement définies.

Lorsqu’il publia ses 95 thèses, qui n’étaient, rappelons-le, rien d’autre que des thèses destinées à une disputatio, Martin Luther ne pensait certainement pas que son geste allait déclencher un processus qui déboucherait à terme sur la fondation d’une nou- velle église. Le lui aurait-on suggéré qu’il s’en serait le premier offusqué. Moine augustin et professeur de théologie, Luther entendait disputer avec ses pairs de pro- blèmes dont la solution lui semblait essentielle à la mission de l’Eglise chrétienne. Il ne rejeta pas d’emblée l’Eglise catholique romaine, du moins pas avant que celle-ci ne refuse d’entrer en matière sur ses propositions, l’accuse d’hérésie et révèle ainsi à ses yeux le peu de cas qu’elle faisait de son devoir de guide spirituel de la Chré- tienté16. Au contraire, il usa en tant que docteur de son droit de proposer une disputa- tio17, énonçant le résultat de ses réflexions sous la forme de thèses destinées à être disputées face à ses collègues au sein de l’université de Wittenberg : Luther entendait donc traiter de ses thèses dans le cadre considéré à l’époque comme le plus légitime pour ce faire, la faculté de théologie18.

Dans ce contexte, « comment s’étonner [de voir] les clercs jouer un rôle de tout premier plan dans la révolution religieuse que constitue, dans l’Europe du XVIe siècle, la Réforme protestante, puisque l’habitus clérical dont ils étaient héritiers les prédisposait à reconnaître comme enjeu des questions qui existaient d’abord pour eux et par eux [...] », écrit Olivier CHRISTIN en faisant remarquer que la très grande majo- rité des réformateurs de la première heure étaient avant tout des professionnels du dogme, des théologiens confirmés, enseignants ou moines, prédisposés par leur par- cours à s’intéresser aux questions soulevées par la Réforme19. A même de compren- dre et de penser les problèmes théologiques de par sa formation et son parcours,

16 GOERTZ, Hans-Jürgen, Antiklerikalismus und Reformation : sozialgeschichtliche Untersuchungen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1995, p. 26.

17 Cf. OBERMAN, Heiko A., Werden und Wertung der Reformation, pp. 192-193. – Cf. aussi à ce sujet les remarques de Marion HOLLERBACH dansDas Religionsgespräch als Mittel der konfessionellen und politischen Auseinandersetzung im Deutschland des 16. Jahrhunderts, Frankfurt a. M. / Bern, Peter Lang, 1982, p. 14.

18 L’exigence de porter les débats devant une université reconnue comme faisant autorité en la ma- tière fut une constante des argumentations des catholiques dans leur refus de participer aux disputes avec les réformés. On se référait le plus souvent à Paris, Cologne ou Louvain, facultés qui, au début du XVIe siècle, étaient encore reconnues comme les références ultimes en matière de théologie (Cf.

FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch : Typologie und Funktion der Religionsgespräche in der Reformationszeit, Köln, Böhlau, 1995, p. 21). En 1519, les résultats de la dispute de Leipzig avaient été envoyés aux docteurs de la Sorbonne, car la prestigieuse université de Paris occupait alors le sommet de la hiérarchie académique. La réponse négative des théologiens de Paris avait cependant provoqué les foudres de Luther, qui n’avait pas hésité à les traiter d’ânes à cette occasion.

19 CHAMPAGNE, Patrick et CHRISTIN, Olivier, Pierre Bourdieu : mouvements d’une pensée, Paris, Bordas, 2004, p. 59.

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Martin Luther remettait en question certains aspects du dogme et du fonctionnement de l’Eglise, mais il le faisait en jouant le jeu qui, dans son optique, valait la peine d’être joué et cela selon les règles inhérentes au champ qui était le sien. Il en allait de même pour Ulrich Zwingli, magister artium et humaniste, diplômé des universités de Bâle et de Vienne, qui avait été curé de Glaris, puis d’Einsiedeln, avant d’être nommé à la cathédrale de Zurich20. La grande majorité des réformateurs de la pre- mière heure étaient d’anciens clercs catholiques qui avaient bénéficié d’une forma- tion universitaire, des professionnels de la définition de la vérité religieuse.

Il est intéressant de souligner à cet égard que, s’ils avaient presque tous suivi un cursus académique, les premiers réformateurs n’occupaient pas les échelons supé- rieurs de la hiérarchie ecclésiastique. La plupart d’entre eux étaient prêtres ou vi- caires et il semble établi qu’aucun évêque et a fortiori aucun archevêque du Saint- Empire ne prit position en faveur de la Réforme21. Tout se passe comme si le choix de la Réforme était en premier lieu le fait de clercs occupant des positions dominées dans le champ religieux, choix qui pouvait leur apparaître comme un outil pour se profiler dans les stratégies opposant dans l’espace des luttes des détenteurs de capital symbolique de niveau plus ou moins élevés22. Cette interprétation peut paraître quel- que peu cynique, j’en conviens. Il ne faut cependant pas négliger le fait que le champ religieux – pas plus qu’un autre – n’est un lieu idéal d’agapè23, mais bien un champ de luttes où s’affrontent les agents pour en conquérir les positions dominantes, comme l’a démontré Pierre BOURDIEU dans son article sur la structure du champ re- ligieux24. Or, le fait de ne retrouver que très peu de clercs occupant des positions éle- vées dans les hiérarchies ecclésiastique et universitaire parmi les partisans de la nou- velle foi, indique que la Réforme toucha davantage les agents qui ne pouvaient se compter parmi les dominants. Cela ne veut pas dire que les réformateurs étaient des manipulateurs dont le seul intérêt aurait résidé dans la conquête du pouvoir : leur conviction religieuse était sans aucun doute le plus souvent sincère, ce qui n’entre d’ailleurs pas en contradiction avec la mise en œuvre des stratégies décrites ici. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’on ne peut écarter l’hypothèse selon laquelle leur habi-

20 DELUMEAU, Jean, WANEGFFELEN, Thierry, Naissance et affirmation de la Réforme, p. 54.

21 MAU, Rudolf, Evangelische Bewegung und frühe Reformation, p. 111.

22 Cf. au sujet des luttes internes au champ religieux BOURDIEU, Pierre, Genèse et structure du champ religieux, in Revue française de sociologie, N° XII, 1971, pp. 304-305 et 321-322. Voir aussi les re- marques de James H. OVERFIELD dans University Studies and the Clergy in Pre-Reformation Ger- many, in KITTELSON, James M., TRANSUE, Pamela J. (dir.), Rebirth, Reform and Resilience : Univer- sities in Transition (1300-1700), Columbus, Ohio State University Press, 1984, pp. 267-268.

23 Cf. BOLTANSKI, Luc, L’Amour et la Justice comme compétences : trois essais de sociologie de l’action, 2e partie : Agapè : une introduction aux états de paix, notamment p. 228.

24 BOURDIEU, Pierre, Genèse et structure du champ religieux, p. 322.

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tus de clercs occupant des positions dominées sur le plan hiérarchique mais domi- nantes sur le plan intellectuel aurait rendu les futurs réformateurs sensibles à cer- taines caractéristiques du fonctionnement de l’institution, qui leur apparurent alors comme des travers et des erreurs incompatibles avec la foi chrétienne. Ces prédispo- sitions inscrites dans l’habitus expliquent d’ailleurs aussi que ce soient ces mêmes

« dominants dominés » que l’on retrouve au premier plan lors des disputes religieu- ses, un phénomène sur lequel il faudra revenir.

1.1.3. Renouveau de la religiosité, prédication et Réforme

Loin des controverses entre spécialistes, la fin du Moyen Age fut le théâtre d’un fort regain du sentiment religieux dans les différentes couches des sociétés d’Europe occidentale. Ce renouveau se traduisit par un exercice renforcé et publi- quement affirmé de la religiosité : fondations pieuses, pèlerinages, culte marial, culte des saints et des reliques connurent un succès grandissant25. Ce regain de spiritualité se traduisit également par l’exigence d’une prédication de qualité. Suite à l’action des moines franciscains et dominicains, qui prêchaient en public et en langue vernacu- laire, le sermon avait pris au Moyen Age une place de plus en plus importante dans la diffusion et dans l’exercice de la foi. Au début du XVIe siècle, la prédication conser- vait toute son importance à cet égard. Dans une société encore très majoritairement illettrée, le sermon était pour l’homme du commun le lien avec la parole de Dieu, le vecteur au moyen duquel il pouvait accéder à celle-ci et la comprendre. La fin du XVe siècle vit se multiplier les fondations de charges de prédicateurs (Stiftsprädika- turen)26, financées par de riches bourgeois soucieux du salut de leur communauté, ou par les communes désireuses de s’assurer une prédication de qualité, mais aussi de contrôler le pourvoi des charges cléricales27. A titre d’exemple, 119 de ces charges furent créées et entretenues de 1384 à 1525 dans la république grisonne par les com- munes ou des particuliers, c’est à dire ¼ du total28.

Tenir un sermon répondant aux attentes du public exigeait la maîtrise des techniques de transmission du savoir et de la foi au moyen du jeu entre images et oralité, de même qu’une connaissance théorique et pratique de la théologie et des

25 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 24. – Au sujet des pèlerinages, cf. aussi l’ouvrage collectif dirigé par Alan MORINIS, Sacred journeys : the anthropology of pilgrimage, Westport, Greenwood Press, 1992. Au sujet de la dévotion mariale, cf. BÉTHOUART, Bruno, LOTTIN, Alain (dir.), La dévotion mariale de l’an mil à nos jours, Arras, Artois Presses Université, 2005.

26 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 26.

27 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, p. 34.

28 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 31.

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