• Aucun résultat trouvé

On a longtemps affirmé dans le sillage d’Arthur Geoffrey DICKENS que la Ré-forme avait été un « événement urbain » (urban event)96. Cette interprétation, qui a le mérite de mettre en lumière le rôle joué par les communautés urbaines dans le succès de la Réforme97, ne permet cependant pas de saisir le phénomène dans son ensemble, puisqu’elle occulte notamment le rôle joué par les communes paysannes dans le pro-cessus. Afin d’expliquer la Réforme des années 1520, Peter BLICKLE a développé les concepts de Gemeindereformation et de gemeiner Mann, qui permettent d’éviter une dichotomie ville-campagne inadaptée aux réalités de ce temps et de rendre compte du caractère fortement communal (gemeindlich) de la première phase des Réformes al-lemandes et suisses98.

Le terme « Gemeindereformation » pointe le fait que la Réforme connut ses premiers succès dans les communes (Gemeinden) urbaines et rurales dont les membres trouvèrent dans la nouvelle foi des réponses à des aspirations anciennes

93 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, pp. 96-97. – A Memmingen, le conseil s’employait ainsi à soumettre les possessions ecclésiastiques à la fiscalité urbaine (KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, p. 29).

94 SCHLENK, Wolfgang, Die Reichsstadt Memmingen und die Reformation (Memminger Geschichts-blätter, année 1968), Memmingen, Heimatpflege Memmingen, 1969, p. 25.

95 KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, pp. 32-36. – Eugen ROHLING rappelle que la ville de Memmingen s’était opposée aux dons de biens immobiliers au clergé pour évi-ter qu’ils ne sortent du domaine fiscal de la ville, ce qui aurait pu la mettre en difficulté (ROHLING, Eugen, Die Reichsstadt Memmingen in der Zeit der evangelischen Volksbewegung, p. 63).

96 DICKENS, Arthur Geoffrey, The German Nation and Martin Luther, London / Colchester, E. Ar-nold, 1974, p. 182.

97 MAU, Rudolf, Evangelische Bewegung und frühe Reformation, p. 107.

98 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, pp. 112-115.

telles que le désir de se libérer de la tutelle de leurs seigneurs et de l’emprise des ju-ridictions ecclésiastiques. Il insiste aussi sur le sentiment d’appartenir à un même corps que partageaient les membres d’une Gemeinde, celui-ci prenant toute sa di-mension dans l’idée réformée de la communauté des chrétiens (Kirchgemeinde).

Unité politique mouvante et aux contours encore mal définis, construction pratique née des réalités concrètes auxquelles furent confrontés ses initiateurs et ne s’intégrant donc pas au modèle théorique des trois ordres (Dreiständelehre), la Gemeinde joua un rôle important dans la diffusion de la Réforme, en imposant plus d’une fois au magistrat urbain la prise en compte de la nouvelle foi, dont l’adoption se fit dans de nombreux cas sous la pression de la commune. C’est de la convergence entre les ré-flexions des théologiens et les intérêts du gemeiner Mann que put naître la Réforme telle que nous la connaissons : la Gemeinde aurait donc été le centre de gravité de la première phase de la Réforme99.

Le concept de gemeiner Mann désigne les couches urbaines et rurales de la société qui, au XVIe siècle, ne participaient pas directement à la vie politique. Le gemeiner Mann ne faisait partie ni de la noblesse, ni du clergé, et ne pouvait espérer accéder aux oligarchies urbaines que dans les villes régies par les corporations de métier. Il se distinguait aussi des couches inférieures comprenant les valets, soldats, mendiants et itinérants100. Le concept ne recouvre donc pas l’ensemble de la popula-tion. Il cerne cependant très bien ces couches de la société qui, peu au fait des subti-lités théologiques, y voyaient surtout une réponse à leur demande de soutien spirituel et une légitimation de leurs aspirations politiques. Elles pensaient pouvoir légitimer ce programme en prenant l’Evangile comme nouvelle base du droit positif. Il existait chez le gemeiner Mann un intérêt réel pour les questions théologiques qui ne se li-mitait pas à un anticléricalisme militant, mais se traduisait par la volonté de créer une nouvelle organisation de la société sur la base de l’Evangile101.

On comprend alors mieux pour quelles raisons furent fréquentes les procla-mations émanant de la Gemeinde qui exigeaient la tenue d’une dispute : de par la participation des représentants de la commune sinon de la commune elle-même, la dispute apparaissait aux populations urbaines et rurales comme la forme adéquate de la discussion de questions touchant à la religion102. Ce fut le cas à Memmingen, où la

99 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, pp. 13-14.

100 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, pp. 18 et 115.

101 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, p. 30.

102 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, p. 492.

dispute fut l’une des exigences formulées de manière répétée par la population au cours de l’année 1524, notamment lors des graves troubles du mois de juillet103.

Cependant, les princes territoriaux n’avaient aucunement l’intention de se laisser déborder par les communes, surtout paysannes. Leur but fut très vite de neu-traliser politiquement la Réforme et de la placer sous le contrôle des autorités recon-nues. Cette « étatisation de la Réforme »104 devait permettre aux puissances territoriales de séculariser les biens de l’Eglise et de supprimer les juridictions ecclé-siastiques. Etant donné que les possessions de l’Eglise recouvraient près d’un tiers du territoire de l’Empire au début du XVIe siècle, l’éviction des évêques et la séculari-sation des biens ecclésiastiques correspondaient tout à fait aux intérêts des princes.

Ils s’attachèrent donc à prendre le contrôle de ce processus et à en évincer le mou-vement communal, qui les inquiétait en raison de son potentiel « révolutionnaire »105.

La Guerre des paysans de 1525 (Bauernkrieg) mit fin à la Gemeindereforma-tion, d’abord dans les campagnes, puis dans les villes106. Lorsque le conflit éclata, la révolte grondait depuis plusieurs mois. Elle résultait en premier lieu de la situation économique très difficile des paysans à la fin du XVe siècle, aggravée par des rede-vances seigneuriales toujours plus lourdes. D’autre part, la politique des seigneurs féodaux, qui tentaient de renforcer leur autorité sur leurs terres et de contrôler les déplacements de leurs sujets, menaçait le peu de liberté dont bénéficiait le gemeiner Mann, qui supportait mal ce qu’il considérait comme des abus d’autorité. Aux yeux de l’homme du commun, les idées réformées légitimaient ses revendications, ce qui se remarque notamment à l’exigence récurrente de baser l’ordre politique et social sur la parole divine que l’on trouve dans les listes de doléances établies un peu par-tout dans le oberdeutscher Raum et dont les Douze Articles constituent l’exemple le plus connu107. Cependant, écrasée par les princes territoriaux, la « révolution de 1525 »108 n’aboutit qu’à l’affaiblissement politique des communes et précipita le dé-clin des villes – surtout de celles qui, comme Memmingen, ne s’étaient pas claire-ment distanciées du mouveclaire-ment paysan109. La Guerre des paysans signifia également la fin de la réforme zwinglienne dans l’Empire. La théologie de celui que Luther

103 KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, pp. 95-96.

104 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 193 : « Verstaatlichung der Reformation ».

105 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 196.

106 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, pp. 121-122.

107 Cf. BLICKLE, Peter, Die Revolution von 1525, p. 31, ainsi que la reproduction des Douze Articles, pp. 321-327.

108 Selon la formulation de Peter BLICKLE (BLICKLE, Peter, Die Revolution von 1525, pp. 280-288 et 289-297).

109 Sur le rôle de Memmingen dans la Guerre des paysans, cf. KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, pp. 112-129.

pelait le « prophète meurtrier de Zurich » et qui justifiait – en partie seulement – les exigences des communes envers les autorités, fut dès lors systématiquement assimi-lée à une forme de rébellion110. Les grands bénéficiaires de la guerre furent les sei-gneurs territoriaux, qui avaient su se profiler comme les seuls garants de l’ordre au cours des troubles et y avaient gagné une légitimité qu’ils s’empressèrent de réinves-tir dans le jeu politique. 1525 marque le début de ce que l’on appelle la Fürstenre-formation, la Réforme portée par les princes d’Empire. Ce fut aussi la première fois que le sang coula abondamment – on évalue entre 70'000 et 100'000 le nombre de paysans qui payèrent de leur vie leur désir de liberté fondé sur l’Evangile111.

Pour les tenants de l’ancienne foi, la Guerre des paysans révélait ce qu’ils croyaient être le vrai visage de la Réforme, celle d’une révolte ouverte contre l’autorité. Le conflit se durcit d’autant, rendant de plus en plus illusoire une réunifi-cation des deux courants chrétiens qui se solidifiaient et commençaient à former deux confessions distinctes l’une de l’autre. Un compromis sembla se dessiner en 1526 lorsqu’on décida que les catholiques pourraient continuer à s’opposer à la Ré-forme, mais que les réformés seraient autorisés à la promouvoir dans leurs territoires jusqu’à la solution définitive112. Mais cela ne dura pas, et les partisans des deux camps continuèrent à s’affronter tant au niveau politique que religieux. Le 19 avril 1529, les princes réformés, rejoints par les villes, protestèrent officiellement contre la décision majoritaire de la Diète d’Empire (Reichstag) d’imposer le retour aux an-ciennes pratiques. Devant le refus du Reichstag de prendre en compte leur protesta-tion, les réformés adressèrent à Charles Quint un acte notarié officialisant leur oppo-sition. 6 princes et 14 villes signèrent le document qui valut aux réformés le nom de protestants113. Enfin, en 1530, la Diète d’Augsbourg montra clairement à tous les protagonistes que la fracture était désormais trop large pour permettre un retour à l’unité, du moins à moyen terme114. Les affrontements armés qui allaient bientôt éclater ne firent que confirmer ce constat.

110 BLICKLE, Peter, Gemeindereformation, pp. 161-164.

111 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 149.

112 MAU, Rudolf, Evangelische Bewegung und frühe Reformation, p. 168.

113 Parmi les villes signataires se trouvait Memmingen (MAU, Rudolf, Evangelische Bewegung und frühe Reformation, p. 205). – Cet incident était lourd de conséquences pour le fonctionnement des institutions impériales : le refus de la minorité réformée de reconnaître les décisions de la Diète, c’est-à-dire la non-reconnaissance de la validité universelle des résultats du vote, remettait en cause la légi-timité de la Diète à prendre des décisions contraignantes pour tous les membres de l’Empire. Sur la Diète de Spire de 1529 et sur les rapports entre vote et Réforme, cf. CHRISTIN, Olivier, Mehrheits-entscheidungen und religiöse Minderheiten : Deutschland und Frankreich im Vergleich, in SCHILLING, Heinz, GROSS, Marie-Antoinette (dir.), Im Spannungsfeld von Staat und Kirche : « Min-derheiten » und « Erziehung » im deutsch-französischen Gesellschaftsvergleich (16.-18. Jahrhundert) (Zeitschrift für historische Forschung, supplément 31), Berlin, Duncker & Humbolt, 2003, pp. 71-87.

114 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, pp. 368-388.

Documents relatifs