• Aucun résultat trouvé

L’espace de la dispute, un enjeu symbolique

3.3. La création d’un nouvel espace de parole

3.3.3. La dispute en langue vernaculaire

Comme tout l’enseignement de la théologie au Moyen Age, la disputatio aca-démique s’était toujours faite en latin. En plus d’être la langue universelle de la litur-gie chrétienne, le latin était encore au début du XVIe siècle l’idiome des échanges scientifiques. C’est grâce à leur maîtrise commune du latin qu’étudiants et profes-seurs circulaient d’une université à l’autre, créant de véritables réseaux de savants qui tissaient leurs mailles entre les hautes écoles de l’Occident médiéval et même au-delà. On aurait donc pu s’attendre à ce que les disputes modernes, suscitées par des agents issus de cette « internationale » savante, fussent tenues en latin. Or, bien que Rechtlich Muntlich noch geschrifftlich hie gegenwirtigklich in Kainerlay gesprech angeregt Artikl halber einlaßen solt ».

202 CR Kaufbeuren, f. 23 [p. 50] : « Darumb So seye des pfarers und der Capplen Ernstliche maynung und gebot Ir welled. Sy sillicher ansuchung wie bißher entlassen. wann Sy in keiner weyß noch weg unns in sillichem wilfaren kunnen noch mugen der ursachen halben wie obstet sollichs welle auch der pfarrer und die Capplen vns zuermessen geben ».

203 CR Kaufbeuren, f. 25 [p. 50] : « [...] haben Sy sametlich nach Irer gehapten underred die Annt-wurt geben das Inen umb sollich Mandat nichts wissend ».

204 CR Kaufbeuren, f. 25 [p. 50] : « [...] auch Ine Maist Niclaussen da zereden und fürzetragen nit beschechen hettend ».

205 CR Kaufbeuren, f. 27 [p. 51] : « Das Er von der Caplen wegen geredt und das kainen beuelh von Inen gehept » et f. 30 [pp. 51-52] : « Das Ir Euch understet, andr Leut in Ewren furtrag von den Euch doch kain beuelh beschehen mit einflecht welt ».

dans un certain nombre de cas on restât fidèle à la langue universelle du Moyen Age, comme à Breslau en 1524206, la très grande majorité des disputes du XVIe siècle et des années 1520 eurent lieu en langue vernaculaire. Pour les trois disputes analysées dans ces pages, ce fut l’allemand ; pour deux d’entre elles, l’obligation de disputer en allemand avait été explicitement mentionnée dans les proclamations207.

Le choix du vernaculaire fut-il dicté par la nécessité de se faire comprendre d’un public qui, dans sa très grande majorité, n’entendait pas le latin ? Si ce n’était sans doute pas la seule raison de ce choix, une telle considération semble avoir joué un rôle important, particulièrement dans les disputes ouvertes à un large public. A Ilanz où, comme on a pu le voir, tous pouvaient assister à la rencontre et même pren-dre la parole, la décision de disputer en allemand208 répondait de toute évidence au souci de permettre à tous de suivre les débats. On sait par ailleurs que, dans le même ordre d’esprit, une dispute fut tenue en réthoromanche à Susch au tout début de jan-vier 1538209.

Comme on a pu le constater, toutes les disputes n’étaient cependant pas ou-vertes au public, mais seulement à un auditoire limité, composé le plus souvent des représentants de la commune. Ici aussi, le choix de la langue vernaculaire semble cependant s’être imposé dans le but de permettre aux représentants et à l’autorité politique de suivre les débats et de comprendre les arguments des uns et des autres.

Hormis les juristes, peu de membres du conseil maîtrisaient le latin, et la compréhen-sion des arguments présentés par les clercs de l’un et de l’autre bord était bien évi-demment indispensable à la prononciation du jugement que le temporel entendait émettre à l’issue de la dispute. On peut aussi se demander si le choix du vernaculaire n’était pas une manière symbolique de faire de la dispute une affaire commune, si-gnalée par l’emploi de la langue parlée par la Gemeinde et ses représentants et non du langage réservé aux clercs, dont l’utilisation aurait de facto exclu tous les non-lettrés de la participation.

206 MOELLER, Bernd, Zwinglis Disputationen II, p. 230.

207 Il s’agit des disputes de Memmingen et Kaufbeuren : Pièces Memmingen, A, f. 4 [p. 36] : « […]

dan allain das haylig Ewangelium, vnd die lautern vnd plossen warhait vnd leer gotes, in teutscher zungen, auß den vier Ewangelisten, den hayligen zwelff botten vnd prophetten, des alten vnd newen testaments » et CR Kaufbeuren, f. 11 [p. 46] : « Es soll auch damit das fruntlich gesprech fridlich zuge yemand nichts anders auff die pann pringen dann allain das hailige Ewangelium und die Lautere und verstendige warhait und Ler gottes des Newen und alten Testaments Auch dhainer andrer sprach dann allain in Teutscher zunge ».

208 Décision qui n’est pas explicitement rapportée par Sebastian HOFMEISTER dans son rapport, mais qui est reconnaissable aux protestations du public lorsque Bartholomäus Castelmur commença à argumenter en latin. Cf. HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 25 : « Darnach wolt Ca telmur ouch das Faegfhür bewaeren, huob an Latin reden. Do chrüwend etlich : Tüt ch tüt ch ».

209 BUNDI, Martin, Gewissensfreiheit und Inquisition, pp. 49-50.

On aurait tort de considérer l’obligation faite aux clercs de disputer en langue vernaculaire comme un simple changement linguistique sans grande conséquence. Il existe peut-être une explication supplémentaire qui, si elle ne remet pas en cause la validité des précédentes, mérite d’être examinée tout particulièrement. Le passage au vernaculaire devait poser un vrai problème aux participants, qui se voyaient obligés d’adapter leurs stratégies d’argumentation aux conditions posées par la langue choi-sie. Si ce problème ne touchait pas les représentants catholiques issus du bas clergé, le changement de langue empêchait l’utilisation des outils rhétoriques auxquels les clercs formés dans les universités avaient été habitués par leur parcours. Comme le souligne Olivier CHRISTIN, l’obligation de s’exprimer en langue vernaculaire contraignait les catholiques à « renoncer aux ressources spécifiques qu’aurait pu of-frir la maîtrise des catégories conceptuelles et des règles rhétoriques de la scolas-tique »210. Les catholiques étaient par conséquent d’emblée privés des avantages qu’ils auraient pu tirer de leur maîtrise des règles de la disputatio. On comprend dès lors la tentative de Bartholomäus Castelmur d’argumenter en latin face à Comander et son agacement lorsque le public l’interrompit en exigeant qu’il parle en alle-mand211. En outre, il était difficile aux agents pour qui l’utilisation du latin avait tou-jours garanti la légitimité de la discussion savante d’abandonner au profit de la lan-gue du commun l’idiome qui avait fonctionné comme signe de reconnaissance entre ceux qui, justement, maîtrisaient les règles de la controverse religieuse. Les réti-cences catholiques s’expliquaient donc par un double attachement au latin en tant que langue de la liturgie et en tant que langue savante, dont l’abandon leur paraissait proprement scandaleux.

Les réformateurs eurent visiblement moins de difficultés à passer du latin au vernaculaire, même si l’on peut supposer que, du fait de leur formation universitaire, ils durent eux aussi adapter leurs stratégies de parole à la nouvelle langue. Par rap-port aux catholiques, ils avaient cependant l’avantage d’être en grande partie à l’origine des nouvelles règles développées pour l’argumentation en vernaculaire, l’utilisation de la langue du commun répondant à la nécessité avancée par les refor-més de rendre la parole divine accessible à tous. De plus, étant à l’origine des dis-putes, ils avaient eu le temps de préparer les outils rhétoriques nécessaires à leur dé-monstration et bénéficiaient ainsi d’un net avantage sur les catholiques, dont la dis-pute moderne constituait souvent la première confrontation directe avec le système de pensée propre aux réformés. Si Johannes Eck put brillamment disputer avec

210 CHRISTIN, Olivier, Concile, conférence, dispute, p. 103.

211 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 25 : « Do chrüwend etlich : Tüt ch tüt ch. Sprach er: Ich hab gelernet Latin reden, ver tond irs nit, o gond vnd lernends ouch ».

colampad à Baden, c’est parce qu’il avait étudié la manière de faire des réformés et avait pu se préparer en conséquence212.

Parmi les réformateurs qui participaient aux disputes, certains avaient en outre l’avantage de connaître les langues anciennes. C’était par exemple le cas de Sebastian Hofmeister et Johann Jakob Amman, qui maîtrisaient le grec et l’hébreu et avaient même apporté des Bibles rédigées dans ces langues à la dispute d’Ilanz213. Johannes Comander maîtrisait le grec et le latin et, à partir de 1527, également l’hébreu214. La maîtrise pratique de ces langues était très précieuse lorsqu’il s’agissait de retrouver des citations exactes dans les textes « originaux », une exigence de plus en plus fréquente dans les disputes menées par les réformés, qui ne toléraient aucune autre autorité que celle des Ecritures. A Ilanz, HOFMEISTER intervint d’ailleurs pour critiquer l’ignorance des catholiques en matière de langues215.

Automatiquement, la dispute se fermait donc peu à peu à tous ceux qui n’avaient pas bénéficié d’une formation académique, seul accès à la connaissance des langues anciennes. Le paradoxe entraîné par la coexistence de l’exigence de la maîtrise des langues anciennes et de la décision de parler en langue vernaculaire, pré-sentée comme devant permettre à chacun de comprendre les débats, n’est en fait qu’apparent. Ce que l’on peut constater ici, c’est que le choix du vernaculaire n’était pas nécessairement destiné à ouvrir les débats à tous, et que la dispute moderne en-trait dès les années 1520 dans une voie de spécialisation qui allait la rendre tout aussi complexe que la disputatio académique.

On peut donc constater que les problèmes linguistiques contribuaient à modi-fier l’espace de la dispute en influençant sur les possibilités de prise de parole des agents, qui se voyaient avantagés ou prétérités suivant qu’ils étaient en mesure d’adapter leurs stratégies rhétoriques aux spécificités de la langue vernaculaire, cer-tains disposant en plus de la possibilité d’investir dans le jeu leur capital linguistique acquis au cours de leurs études des langues anciennes. Tout se passe donc comme si la décision de tenir les débats en vernaculaire et de baser en partie les argumentations sur des textes rédigés en langues anciennes instaurait déjà un déséquilibre entre ceux qui avaient les compétences linguistiques exigées et ceux qui ne les avaient pas.

212 Cf. BACKUS, Irena, The Disputations of Baden (1526) and Berne (1528), pp. 61 et 121.

213 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 15 : « Wir hettind ouch darumb ein Griechi che vnd Hebrai che Biblien mit vns bracht, damit wir der ge chrifft kein gwalt woltend la en g chechen ».

214 BERGER, Hans, Die Reformation in Chur und ihre Ausstrahlung auf Bünden, [s.l.], [s.n.], 1967 (tiré à part de l’article paru dans le Bündner Monatsheft, 1967, 5/6-7/8), pp. 77-78.

215 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 19 : « Jr verachtend die prachen, vnd irrend glych im anfang, wü end nit waz Petrus hei zt ».

Dans un premier temps, cela devait assurer un avantage non négligeable aux réfor-més.

Documents relatifs