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2.2. Construire une parole légitime

2.2.2. Argumenter et prouver :

les conséquences du principe sola scriptura

Les méthodes d’argumentation mises en œuvre par les protagonistes oc-cupaient une place centrale dans l’organisation de la dispute. C’était au moyen de celles-ci que les réformateurs entendaient prouver la véracité de leurs thèses et leur validité face aux dogmes catholiques. Etre en mesure de démontrer publiquement les articles proposés était indispensable à qui entendait remporter la victoire et supposait que les orateurs exploitent habilement les possibilités qui leur étaient offertes, de manière à produire un discours reconnu comme légitime par leurs pairs et permettant de convaincre l’autorité politique.

Dans les années 1520, l’argumentation réformée fut presque entièrement dé-terminée par le principe sola scriptura défini par Martin Luther et élevé au rang de dogme intangible par les réformateurs. Si cette situation suscitait des méthodes de preuve qui peuvent aujourd’hui sembler étranges, il ne faut pas perdre de vue que l’argumentation sur la seule base des Ecritures constituait alors une véritable révolu-tion, qui allait avoir des répercussions importantes sur le champ académique, no-tamment en contribuant à redéfinir les règles de production de la parole savante. Sur cette base, la Réforme devait définitivement détruire le modèle scientifique scolasti-que pour le remplacer par l’exégèse bibliscolasti-que d’inspiration humaniste92.

Les rapports de dispute montrent que les réformateurs purent relativement ai-sément imposer le principe sola scriptura comme base de la discussion et comme socle de toute preuve, ceci en raison du soutien de l’autorité politique. La proclama-tion de la dispute de Memmingen indique ainsi que « seul le saint Evangile, la vérité pure et entière et l’enseignement de Dieu, en langue allemande, tirés des quatres

92 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, p. 28.

évangelistes, des saints douzes apôtres et des prophètes de l’Ancien et du Nouveau Testament » pourraient être utilisés93. Le bourgmestre Hans Keller insista encore sur cette nécessité dans son discours d’ouverture en rappelant que ceux qui parleraient sans se baser sur les Ecritures devraient être remis à l’ordre94. Le rapport de Kaufbeuren mentionne une exigence semblable, en reprenant à peu de choses près la formulation employée à Memmingen95. Le président Fuchssteiner rappela en outre que le jugement ne se ferait pas en suivant la « raison humaine » des conseillers, c’est-à-dire leurs opinions propres, mais uniquement sur la base de la parole de Dieu, transformant de facto les juges en représentants de la volonté divine chargés d’assurer le respect de sa parole, réellement prononcée au travers des Ecritures96. Si HOFMEISTER n’a pas reproduit dans son rapport les règles édictées par la présidence de la dispute d’Ilanz, il apparaît très nettement que l’exigence de la preuve par les seules Ecritures avait là aussi été érigée en principe intangible, comme le prouvent les interventions des clercs et du public visant à rappeler à l’ordre ceux qui argu-mentaient sans respecter cette règle97. La cartographie de Bernd MOELLER montre d’ailleurs que, de Zurich à Lausanne, le principe de la seule validité des Ecritures comme moyen de preuve fut une constante de la dispute des années 152098. Organisatrice et juge des disputes, l’autorité politique avait visiblement fait sienne la règle des réformateurs. Durant les débats, on veilla donc strictement à ce que per-sonne ne la transgresse.

Chaque fois que les réformateurs invitaient leurs adversaires à leur démontrer leurs erreurs, ils ne manquaient pas de leur rappeler avec insistance la nécessité de le faire en se référant à la Bible. Ainsi, une fois la démonstration de son premier article

93 Pièces Memmingen, A, f. 4 [p. 36] : « […] dan allain das haylig Ewangelium, vnd die lautern vnd plossen warhait vnd leer gotes, in teutscher zungen, auß den vier Ewangelisten, den hayligen zwelff botten vnd prophetten, des alten vnd newen testaments ».

94 Pièces Memmingen, B, f. 1-2 [p. 37] : « Darumb so hat die oberkait angesehen, das Ir mein günstiger Herr Doctor vlrich wolffhart, sampt den andern beisizer presidenten sein vnd auffmercken sollen ob eymants vngeschickter sein, der zu vil, on die haylig geschrifft, zu dem handel Reden welte, das sich dan nit zimpt noch gepurt das Ir dan dasselbig mitsampt meinem Herren Burgermaister, wenden vnnd abstellen sollen ».

95 CR Kaufbeuren, f. 11 [p. 46] : « Es soll auch damit das fruntlich gesprech fridlich zuge yemand nichts anders auff die pann pringen dann allain das hailige Ewangelium und die Lautere und verstendige warhait vnd Ler gottes des Newen und alten Testaments Auch dhainer andrer sprach dann allain in Teutscher zunge ».

96 CR Kaufbeuren, f. 35-36 [p. 53] : « Aber durch dise Cristenliche und wolbetracht handlung mag man des Irrthumbs das Ir ainander bezigen zu beßerer erkanntnis komen Denn es wirt hie nit die maynung haben das meine Herrn nach Irem Menschlichen verstand in diser Sachen vrtailen werden.

Sonder allain das Lebendig warhafft und vnbetruglich wort gots hierin Richter sein lassen [...] ».

97 Cf. par exemple HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 18 : « Der Pfarrer prach, herr von Sant Luci G chrifft haer g chrifft haer ».

98 MOELLER, Bernd, Zwinglis Disputationen II, p. 350.

terminée, c’est « au moyen des Ecritures »99 que Johannes Comander pria ses adver-saires de réfuter ses thèses. Lutzenberger posait exactement la même condition à écouter les éventuelles réfutations de ses adversaires100. Lorsqu’une controverse éclata au sujet des images entre Hans Klee et Jakob Lutzenberger au cours de l’échange, Klee fut rapidement prié de se taire car il argumentait sans s’appuyer sur les Ecritures101. En réponse, le chapelain demanda qu’on lui prouve que la Bible interdisait les images, ce que fit Lutzenberger en citant les passages appropriés102. Klee eut beau protester que les images étaient les livres des paysans et que, en dehors de celles-ci, les illiterati n’avaient aucun accès à la parole divine103, on le somma à nouveau de prouver ses dires au moyen de références bibliques, l’invitant à revenir le lendemain avec des preuves tangibles104. L’affaire semble en être restée là et le rap-port ne contient aucune trace de la démonstration réclamée, ce qui laisse penser que Klee ne fut pas en mesure de remplir les exigences posées par la présidence. Tout au plus remarque-t-on qu’il souleva un peu plus tard la question de savoir si les ensei-gnements de l’Ancien Testament avaient la même valeur que ceux du Nouveau105.

L’obligation de se référer exclusivement aux Ecritures touchait tout autant les réformés. Il semble qu’à Memmingen, des clercs favorables à la Réforme approuvè-rent les articles de Schappeler, mais sans étayer leurs dires par des citations tirées des Ecritures, si bien que leurs paroles ne furent pas jugées dignes d’êtres retenues106. Au début de cette même dispute, un clerc avait d’ailleurs contesté la validité des articles

99 Par exemple, HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 5 : « Wo dann jnn vnd ine brueder, die wider Parthy moege be ers berichten v s der Goettlichen heyligen G chrifft, beyder Alts vnd Nüws Te taments o woelle er guetigklich wychen » et p. 17 : « Nun, ind ir fri ch, o to end di z alles mit g chrifft vmb ».

100 Ainsi, à propos du premier article, CR Kaufbeuren, f. 40 [p. 54] : « Und ob nun yemat were der disr erzelten weßenlicher Stuckh im Ersten artikl begriffen ain mer oder Sy alle welte widersprechen und wiste mit grund an zu zaigen das es sich anderst dann der Artikl vermag halten solt der mag sich herfur thun und das widerspil mit getlicher geschrifft an tag pringen ».

101 CR Kaufbeuren, f. 48-49 [p. 57] : « und nach dem bestimpt Her Hans Kle der gleich ding vil gered ist doch damit Er die on allen Grund der geschrifft furtrag das Er deßhalb schweigen solle zuanntwurt werd ».

102 CR Kaufbeuren, f. 49 [p. 57] : « Aber Herr Hans Kle wie uor vnd vermaint die ding seyen nit wider der geschrifft und begert deßhalb vnderricht zewerd Darauff der Bredig Im dem Klee geschrifft das sollichs nit seyn solle an zeigt Nemlich Jeremia am 31. Johanis am 4. Actum am 17. und 18.

Mathei 6 [...] ».

103 CR Kaufbeuren, f. 48 [p. 56] : « die Bultnis in der Kirche seyen der Leyen Bicher » et f. 49 [p.

57] : « Dargegen der Klee sagt die Bauren haben sunst kain geschrifft dann der Zeichen in der Kirch das sein auch Ir biecher ».

104 CR Kaufbeuren, f. 49 [p. 57] : « Ist Im Klee gesagt der Anlaß gab In seiner Red nit zu welle Er aber etwas mit der geschrifft pringe So dann mug Er sollichs auff Morig tag in geschrifft einlege ».

105 CR Kaufbeuren, f. 51-52 [p. 58] : « Nun welte er auch von dem Bredig gern wissen ob alle gebot in dem allte Testamet in dem Newen zehalten sein denn man hab in dem alt Testamet eine gutten tail der gebot die man yetzo nit halt auch dern halb nit Smach furchten [...] »

106 Pièces Memmingen, R, f. 5 [p. 34] : « So haben sonnst vil priester allein gut duncken gut achten gut gepreuch vnd her komen aber on geschrifft fürpracht ».

de Schappeler en faisant remarquer que le réformateur ne les avait pas démontrés au moyen de citations bibliques et que, par conséquent, personne n’était tenu de les considérer comme valables107. Il est difficile de savoir si l’intervention était due à un catholique prenant en faute les organisateurs et le prédicateur ou si elle fut le fait d’un clerc favorable à la Réforme soucieux du respect des formes. La première hy-pothèse pourrait indiquer que certains catholiques avaient suffisamment intégré le principe sola scriptura pour mettre les réformés en difficulté en les prenant à leur propre jeu. Toujours est-il que cette intervention eut pour effet d’amener Schappeler à préparer la démonstration détaillée de ses thèses que l’on connaît grâce au docu-ment C des Pièces Memmingen108. Il usa cette fois de nombreuses références bi-bliques, toutes minutieusement indiquées, et cette démonstration fut lue le quatrième jour de la dispute afin de répondre aux critiques énoncées auparavant109. L’exemple montre que les réformés devaient eux aussi veiller au respect du principe qu’ils avaient érigé en règle de base.

Le principe même d’une argumentation fondée sur les Ecritures ne semble pas avoir été sérieusement remis en question par les tenants de l’ancienne foi. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une invention tout à fait nouvelle. Le principe sola scrip-tura puisait dans les traditions médiévales du primat de l’Ecriture énoncé par Saint Thomas d’Aquin et dans une tradition nominaliste de la primauté de l’Ecriture, fu-sionnées à Wittenberg avec les revendications anti-scolastiques des humanistes nour-ris de théologie augustinienne110. Dans une situation de dispute, le concept augus-tinien justifiait la soumission de la Tradition à l’Ecriture, et l’exegèse biblique deve-nait donc un outil central de la controverse111. Par ailleurs, en raison de la place qu’occupait la Bible dans le système de pensée occidental, il était difficile aux ca-tholiques de s’opposer à ce que les Ecritures servent de principale référence : contester la primauté de la Bible en tant que vecteur de la parole de Dieu et donc sa suprématie sur toute autorité humaine relevait de l’impensable pour un catholique de la fin du Moyen Age112. L’Ancien comme le Nouveau Testament avaient toujours constitué la référence en matière de théologie et il n’y avait donc aucune raison à

107 Pièces Memmingen, R, f. 5 [p. 33] : « Unnd vnnder denen ist ainer aufgestanden vnd von sein vnd der annderen priesterschafft wegen geredt das die vorgelesen Articul nacket plos sprich vnd an schrifft darthun darumb dennen kain glob zu gebe sey ».

108 Cf. Das Memminger und Kaufbeurer Religionsgespräch von 1525 (textes édités par Thomas PFUNDNER), pp. 37-42.

109 Pièces Memmingen, R, f. 5-6 [p. 34] : « Nachgendts haben der prediger vnd die Hellffer Irr Articul mit gottlicher geschrifft bestetigt wie die Copey hernach stet. Unnd am Vierdten tag ist dieselb geschrifft offennlich vor allen priestern gelesen worden ».

110 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, pp. 458-460.

111 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, pp. 465-466.

112 MOELLER, Bernd, Zwinglis Disputationen II, p. 214.

s’opposer à son utilisation. L’opposition des catholiques ne portait donc pas tant sur le principe que sur les modalités de l’argumentation au moyen de la Bible.

Ce qui pouvait poser problème, c’était le choix de la traduction que l’on allait utiliser pour donner ses références. Alors que les catholiques considéraient que la Vulgate de Saint Jérôme était la seule version autorisée, les réformés montrèrent très vite leur préférence pour les bibles grecques et hébraïques, ainsi que pour la traduc-tion allemande de Luther, qu’ils jugeaient plus conforme à la parole divine et à l’enseignement du Christ. A titre d’exemple, Bartholomäus Castelmur, fidèle catho-lique, rappela à Ilanz que l’on n’avait pas besoin de livres rédigés en hébreu, la tra-duction de Saint Jérôme suffisant amplement113. Une autre divergence capitale concernait la place que l’on devait réserver à la Tradition dans la construction de l’argumentation ; alors que les réformés considéraient que la Tradition n’avait au-cune valeur en dehors du texte sacré, les catholiques considéraient qu’il était indis-pensable de s’y référer114. Nombreux étaient les clercs catholiques – notamment ceux qui avaient suivi une formation universitaire de base – à se montrer réticents à l’idée d’abandonner toute référence à la Tradition, qui avait joué un rôle important dans la réflexion théologique au travers des Pères et autres commentateurs. A Ilanz, Chris-tian Berre, sans remettre en question l’autorité de la Bible, demanda s’il ne convenait pas de suivre aussi ceux qu’il appelle les « enseignants », terme qui désignait sans doute les Pères de l’Eglise et les commentateurs de la Bible115. La réponse que lui fit le réformateur Philippus Galizius est révélatrice : comme la parole du Saint Esprit se trouve elle aussi exclusivement dans les Ecritures, les Pères doivent s’y conformer, sans quoi ils ne respecteraient pas la parole de Dieu116. Autrement dit, les écrits des Pères de l’Eglise n’étaient considérés comme valables que tant qu’ils trouvaient leur justification dans la Bible elle-même, qui conservait ainsi son rôle d’autorité suprême en matière de théologie.

On peut observer l’influence du principe sola scriptura sur la construction de l’argumentation réformée à l’exemple de la démonstration que Chistoph Schappeler fit de ses thèses à Memmingen. Schappeler usa d’une structure de présentation

113 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 16 : « Dann ein Chorherr von Chur Ca telmur vermeynt Hieronymus hette jnen die Biblien gnuog am vertiert, y doerfftind der Juden buecher nüt ».

114 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, p. 457.

115 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 22 : « Herr pfarrer, ol man nit ouch die lerer hoeren ? der heylig gey t hat doch v z inen geredt ».

116 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 22 : « Man ol die timm des heyligen gey ts hoeren, o y durch Chri tliche lerer redt. Ob aber die Lerer v z dem heilgen gey t redind, ol vnnd muo z man v z des heiligen gey ts wort vnd regel ergründen, das i t in den Bibli chen buecheren : dann die wort Gottes endrend ich nit in ein andere form, dann y ein mal ge etzt ind : darumb o y v z dem gey t redend, koennend y nit ander t reden dann wie g chrifft wy zt ».

blable pour chaque article, commençant par une lecture de l’énoncé de l’article et poursuivant par une démonstration introduite par un marqueur spécifique tels que les termes « probatio » (directement issu de la disputatio médiévale) ou « Bewerung ».

Or, cette probatio se faisait ensuite exclusivement sur la base de citations tirées des Ecritures ; ce ne sont pas moins de 13 références bibliques que Schappeler utilisa afin de démontrer le premier article, à savoir que la messe n’était pas un sacrifice117. On retrouve ici la stratégie d’accumulation de références bibliques typique des pre-mières disputes modernes, destinée à noyer l’adversaire sous la masse. On remarque aussi une certaine tendance au syllogisme déjà observée par Irena BACKUS à propos des disputes de Berne et de Baden118 et dont Emile KAPPLER a démontré la présence récurrente jusque dans les disputes françaises du XVIIe siècle119.

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