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2.3. Une affaire de professionnels

2.3.1. Capital symbolique et droits d’entrée

Dès les premières disputes, on veilla la plupart du temps à ce que la partici-pation au débat soit réservée aux clercs, du moins en ce qui concernait la prise de parole. A ce propos, Thomas FUCHS rappelle la disparition rapide du gemeiner Mann de la scène de la dispute135. Tant les organisateurs que les orateurs rechignaient à ouvrir la dispute à l’homme du commun. Si le modèle d’Ilanz, dispute ouverte à tous et où les profanes étaient autorisés à prendre la parole, ne fit pas école, c’est juste-ment parce qu’une telle configuration entraînait des interventions jugées hors de pro-pos. Pour reprendre la formulation de Jérémie FOA, l’ « aptitude à disputer résidait en la possession d’un capital intellectuel adéquat et d’un capital social fait des relations nombreuses des controversistes »136. C’est la possession de ce capital symbolique qui permettait de payer les « droits d’entrée » à la dispute.

134 FOA, Jérémie, Le métier de la dispute : les disputes religieuses entre catholiques et reformés en France (1561-1572), maîtrise universitaire, Lyon, Université Lyon II – Louis Lumière, 2000, notam-ment pp. 193-199.

135 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, pp. 497-498.

136 FOA, Jérémie, Le métier de la dispute, p. 63.

Le capital intellectuel était la forme la plus importante de capital symbolique que les controversistes pouvaient investir dans la dispute. Le volume de capital in-tellectuel exigé pour la participation à des controverses de plus en plus savantes et portant sur des questions toujours plus complexes n’allait cesser d’augmenter au cours de l’évolution de la dispute moderne durant le XVIe siècle. Il est d’ailleurs in-téressant de constater que, par le seul jeu des droits d’entrée et du capital, la dispute moderne allait relativement vite redevenir une affaire de spécialistes à l’image de la disputatio académique. Ceci se traduisit de différentes manières.

Jérémie FOA a montré que, dans les disputes françaises des années 1560, les accusations d’ignorance avaient été beaucoup plus nombreuses que celles de blas-phème et d’hérésie137. Une situation semblable s’observe dans les disputes du Saint-Empire et du Corps helvétique : plus la dispute se spécialisait, plus les compétences intellectuelles et savantes l’emportaient sur la conformité avec le dogme. Déjà à Ilanz, c’est-à-dire en 1526, une grande partie des critiques émises envers les catholi-ques ne concernait pas leur refus de reconnaître les idées réformées, mais le manque de connaissances des clercs en matière biblique. Rendue indispensable par le prin-cipe sola scriptura, la maîtrise du texte biblique devenait un « droit d’entrée » élimi-natoire à la dispute. Ceux qui n’étaient pas en mesure de citer correctement les Ecri-tures se voyaient automatiquement exclus des débats.

La nouveauté des principes d’argumentation semble avoir placé dans une si-tuation délicate les clercs qui, faute d’une formation universitaire adéquate, ne maî-trisaient pas le texte biblique et pâtissaient par conséquent d’un déficit en capital sa-vant qui leur interdisait de répondre à leurs adversaires. A Kaufbeuren, lorsque Lau-rentz Kun avouait ne pas être formé à l’exegèse des Ecritures138, il reconnaissait implicitement ne pas avoir les connaissances requises à la participation. Le problème des catholiques résidait dans le fait qu’ils ne pouvaient se servir de leurs connais-sances pour contrer les réformateurs qui, eux, n’avaient pas de difficultés à étayer leurs thèses au moyen de références tirées principalement du Nouveau Testament, mais aussi de l’Ancien. Dans son rapport, Sebastian HOFMEISTER ne manqua d’ailleurs pas de se gausser de ses adversaires à ce sujet. Il critiqua l’ignorance des catholiques en matière biblique, rappela que le droit canon précisait qu’en cas de doute au sujet du texte latin, il convenait de se référer aux textes hébraïques pour

137 FOA, Jérémie, Le métier de la dispute, p. 63.

138 CR Kaufbeuren, f. 44 [p. 55] : « [...] und wise sunst darwidr nichts zered dann Er sey darauff nit bedacht auch der geschrifft nit gelert ».

l’Ancien Testament et grecs pour le Nouveau139 ; il rapporta aussi les moqueries vi-sant un prêtre, dont la Bible était toute couverte de poussière, si peu l’avait-il utili-sée140. Thomas Mayer, le curé de Dintzen, se vit quant à lui poussé dans une situation délicate lorsque, sommé d’indiquer dans une Bible qu’on lui tendait le passage qui prouverait les arguments qu’il venait d’avancer, il ne réussit pas à le trouver et af-firma que dans son exemplaire des Ecritures, le passage existait141. Ces exemples montrent les difficultés rencontrées par certains à maîtriser les outils d’argumentation imposés par les réformés et la perte de crédibilité qui en ressortait. A cet égard, Ilanz n’était pas un exemple isolé ; suite à la dispute de Kaufbeuren, le bourgmestre Mat-thias Klammer, élu en mai 1525, affirma que la dispute tenue dans sa ville au mois de janvier avait suscité les railleries des gens savants justement parce qu’elle avait été menée par des clercs peu formés142 – ce que confirme la lecture du rapport, où les difficultés des chapelains catholiques à utiliser la Bible sont bien visibles.

En fait, les réformateurs bénéficiaient de l’avantage que leur assurait le dou-ble habitus clérical et académique qui caractérisait la majorité d’entre eux. Leur for-mation leur avait permis d’acquérir le capital nécessaire à l’entrée en dispute, c’est-à-dire la connaissance précise des Ecritures, la capacité à en comprendre le sens et la facilité à en tirer les citations appropriées à la démonstration des articles présentés.

Ce capital était sanctionné par des titres académiques dont semblent avoir bénéficié la plupart des réformateurs actifs dans la controverse. Christoph Schappeler, le ré-formateur de Memmingen, est le représentant typique de ces « réré-formateurs dispu-tants » qui allaient réussir, au moyen de la dispute, à imposer la Réforme dans les villes et territoires où ils exerçaient leur ministère. Né à Saint-Gall vers 1472, il fit des études de théologie à Vienne et devint professeur à l’école de latin de Saint-Gall en 1503143. Docteur en théologie, maître ès arts et licencié ès droits canon et civil, il

139 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 16 : « Der guot herr zeygt in vnwü enheit an, o er al o redt, darby o redt er wider in eygen gei tlich Recht, die gebend zuo wo paen ent tuendind im alten Te tament, o oelle man über die Hebrai chen : im Nüwen, über die Griechi chen Original louffen » et p. 27 : « Di e ding ind nit wirdig das man den Lae er mit be chwaere, dennoch hab ichs g chriben das ir ehind wie vnglerte ouch vnuer champt i t, vnd was gro e vnwü enheyt in den vnglerten, doch fraeflen ge ellen ye, die ich oelcher hendlen annemmend, vnd kein ge chrifft wü end […] »

140 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 25 : « Sprach ein pfaff : Sy lie ind den gwaerb nit erro ten. Ward im geantwortet : Sin Bibel hett ouch mer toub dann in iarzyt buoch oder denck-zaedel ».

141 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 27 : « Jm ward ein Bibel darbotten, er oelts uochen. Do prach er : Es tuend in iner Bibli, es moechte wol nit in di er ton. Sich wunder wie ein glerter mey ter das i t ».

142 ZOEPFL, Friedrich, Das Bistum Augsburg und seine Bischöfe im Reformationsjahrhundert, Mün-chen / Augsburg, Schnell & Steiner / Winfried-Werk, 1969, p. 50.

143 Article Schappeler, (Sertorius) Christoph par Walter TROXLER, in Biographisch-bibliographisches Kirchenlexikon, vol. VIII (1994), col. 1598-1599.

avait bénéficié d’une formation universitaire qui l’avait familiarisé avec la contro-verse théologique au cours des nombreuses disputationes auxquelles il avait dû parti-ciper pour obtenir ses titres. Comme Ulrich Zwingli, Andreas Osiander et bien d’autres, il était clerc et universitaire à la fois, animé par le double habitus caracté-ristique des réformateurs ayant réussi à obtenir la tenue d’une dispute avant de rem-porter au sein de celle-ci des victoires décisives sur les tenants de l’ancienne foi. Jo-hannes Comander avait quant à lui étudié à l’université de Bâle144, maîtrisait le grec et le latin et, à partir de 1527, également l’hébreu145. Il est à noter que le succès d’estime des catholiques à Ilanz fut en grande partie dû à la présence de Theodul Schlegel, abbé de Saint-Luc de Coire, réputé pour être l’un des hommes les plus sa-vants de la République grisonne146. Lui aussi avait obtenu le grade de magister après des études à Tübingen et Heidelberg147.

S’il en était besoin, l’omniprésence de titulaires de grades universitaires au nombre des présidents – sauf à Ilanz, qui constitue à ce titre une exception – montre que la possession d’un titre académique était considérée par les acteurs de la dispute comme un gage de sérieux. Si l’on fit appel au médecin Ulrich Wolfhart à Memmin-gen, au juriste Sebastian Fuchssteiner et au médecin Ivo Strigel à Kaufbeuren pour présider la rencontre, c’est parce que leur qualité de docteur leur conférait le prestige social et intellectuel qui leur permettait d’apparaître comme des garants de la qualité des échanges. Les rédacteurs des comptes-rendus mettaient visiblement un soin par-ticulier à signaler la présence des titulaires de diplômes, afin de garder une preuve que la rencontre organisée par les autorités d’une ville n’était pas une discussion entre « amateurs », mais réunissait bien des « spécialistes ».

Il en allait exactement de la même façon avec les orateurs eux-mêmes, que leurs titres et leur position dominante dans le champ nouveau de la controverse dési-gnaient comme les plus aptes à entrer en lice pour défendre la nouvelle foi face aux catholiques. Bientôt, les controversistes ne reconnurent comme interlocuteurs que des agents formés à la controverse théologique. Ainsi, si Johannes Eck refusa de re-connaître le Regensburger Buch issu de la dispute d’Augsbourg en 1530, ce n’était pas par esprit de contradiction. Son refus était avant tout motivé par le fait que lui-même n’avait pas été invité à participer à l’élaboration du document – ce qu’il

144 Article Johannes Comander du Biographisch-bibliographisches Kirchenlexikon par Friedrich Wilhelm BAUTZ, vol. I (1990), col. 1105-1106.

145 BERGER, Hans, Die Reformation in Chur und ihre Ausstrahlung auf Bünden, pp. 77-78.

146 Au sujet de Theodul Schlegel, cf. VASELLA, Oskar, Abt Theodul Schlegel von Chur und seine Zeit (1515-1529) : kritische Studien über Religion und Politik in der Zeit der Reformation, Fribourg, Universitätsverlag, 1954.

147 VASELLA, Oskar, Abt Theodul Schlegel von Chur und seine Zeit, pp. 9-10.

dérait comme un camouflet au regard de la position que lui donnait son statut de pro-fesseur de théologie et de controversiste confirmé ; la deuxième raison semble avoir été que le Regensburger Buch n’avait pas été rédigé par des théologiens, ce qui, pour un professionnel tel que Johannes Eck, était bien entendu inacceptable148. Dans le même ordre d’idées, Eck avait déjà refusé la participation des laïcs à la dispute orga-nisée à Leipzig en 1519, ceci en raison de leur incompétence en matière de théologie et non en raison d’arguments juridiques149.

Une deuxième forme de capital symbolique fut investie avec succès par les réformateurs, à savoir le capital social qu’ils avaient pu accumuler au cours de leur trajectoire. Christoph Schappeler, Jakob Lutzenberger et Johannes Comander étaient reconnus par les partisans de la Réforme comme leurs représentants légitimes. Au cours de leurs sermons, ils avaient su s’assurer le soutien d’une part importante de la population des lieux où ils exerçaient leur ministère. Barbara KROEMER souligne ainsi qu’une « foule enthousiaste » accompagnait Schappeler dans ses déplacements à Memmingen et que l’on se pressait pour entendre ses sermons150. Johannes Coman-der était considéré comme le chef de file des réformateurs dans le territoire des ligues grisonnes151. Leur vaste clientèle, comprenant autant de clercs que de laïcs, assurait aux réformateurs un réseau serré de contacts dont ils pouvaient tirer profit. Les rela-tions tissées avec les bourgeois et les magistrats convaincus par les thèses réformées étaient particulièrement précieuses, puisqu’elles permettaient aux réformateurs d’exercer une influence indirecte sur les choix politiques des magistrats et de s’assurer le concours économique d’une frange de la bourgeoisie favorable à la sup-pression des privilèges ecclésiastiques. Lorsqu’il s’agissait de porter la controverse sur la place publique afin de décider quelle confession serait celle de la communauté, ces réseaux d’amitié et de clients s’avéraient fort utiles. Ils permirent à Schappeler de convaincre le magistrat de Memmingen d’organiser une dispute et de participer à la définition des modalités de celle-ci au sein d’un comité formé de quelques membres du conseil152. Grâce à ses bonnes relations avec les autorités de Coire, Johannes

148 PFNÜR, Vinzenz, Die Einigung bei den Religionsgesprächen von Worms und Regensburg 1540/

1541, p. 74.

149 FUCHS, Thomas, Konfession und Gespräch, pp. 150-151.

150 KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, p. 82.

151 VASELLA, Oskar, Bauernkrieg und Reformation in Graubünden 1525-26, in VASELLA, Oskar, Geistliche und Bauern : ausgewählte Aufsätze zu Spätmittelalter und Reformation in Graubünden und seinen Nachbargebieten (textes réunis par Ursus BRUNOLD et Werner VOGLER), Chur, Verlag Bünd-ner Monatsblatt / Desertina, 1996 (paru initialement dans Zeitschrift für schweizerische Geschichte, N° 20, 1940, pp. 1-65), pp. 172-173.

152 On sait que les modalités de la dispute de Memmingen furent fixées par Christoph Schappeler et une commission issue du conseil de ville(KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, pp. 104-105), tout comme cela avait été le cas à Zurich, où Zwingli avait « inventé » la

mander put s’assurer le soutien de deux baillis (Stadtvögte) à la dispute d’Ilanz, qui l’accompagnèrent afin de lui apporter leur concours153. Pour leur part, un nombre important de clercs catholiques souffrirent du fait qu’ils n’avaient pas – ou plus – de capital social à investir dans la lutte. Si l’abbé Theodul Schlegel pouvait sans doute se targuer d’occuper une position respectée – même Sebastian HOFMEISTER, pourtant très critique, reconnaîssait ses compétences intellectuelles – nombreux étaient ceux qui, modestes chapelains ou vicaires, ne pouvaient rivaliser avec les réformateurs qui avaient su tisser les liens sociaux nécessaires à leur victoire.

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