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L’espace de la dispute, un enjeu symbolique

3.2. Lieux, participants, public

3.2.4. Les disputes étaient-elles publiques ?

Si l’on considère la différence entre public et privé dans le sens d’une diffé-rence entre ce qui concerne les « affaires publiques » et donc l’ensemble d’une communauté d’une part, et d’autre part ce qui relève du domaine de ce que l’on ap-pellerait aujourd’hui la « sphère privée », les disputes tenues en Suisse et dans le Saint-Empire furent bien des disputes publiques. Organisée par le magistrat, la dis-pute prenait automatiquement un caractère public dans le sens où elle était suscitée Yuo Strigel », ou f. 27 [p. 51] : « Und demnach durch mer bestimpten Doctor Fuchßsteiner nachfol-gend maynung und auß der oberkait beuelh geredt hat ».

par l’autorité représentant l’ensemble du corps de ville et que son issue allait direc-tement influencer le fonctionnement de la communauté en décidant du choix reli-gieux de l’ensemble de ses membres. Les disputes étaient ainsi annoncées publique-ment, comme le montre par exemple le rapport de Kaufbeuren159, et ne se déroulaient pas en secret comme les séances des conseils de ville. Pour cette raison, les disputes suisses et allemandes se distinguaient nettement des disputes françaises qui restèrent des disputes privées ou semi-privées, qui n’avaient aucune conséquence politique directe160.

Cependant, les disputes n’étaient pas forcément publiques dans le sens où tout le monde aurait pu y assister. Leur accès n’était pas ouvert à tous et, dans les années 1520, l’homme du commun n’était pas toujours autorisé à assister aux débats et il était rare qu’il soit invité à prendre la parole. Le public des disputes pouvait ainsi se limiter aux membres de l’autorité politique et à des représentants choisis de la Ge-meinde, se recoupant ainsi avec le groupe des juges. Le rapport de la dispute de Memmingen indique par exemple que la dispute n’était pas ouverte au public et fut tenue « non pas publiquement, mais en secret »161.

Plusieurs raisons peuvent être avancées afin d’expliquer cette limitation de la participation du public. Le modèle offert par les réunions du magistrat joua peut-être un rôle : en effet, les débats des conseils de ville n’étaient en principe pas publics et seules les séances des conseils élargis (Grosser Rat) réunissaient un nombre impor-tant de personnes, qui jouissaient d’ailleurs toutes du droit de parole et ne restaient donc pas de simples spectateurs162. Quant aux affaires courantes, elles étaient réglées au sein du conseil restreint, et ce n’est sans doute pas pour rien qu’on nommait par-fois celui-ci le Geheimer Rat, c’est-à-dire le conseil secret163. Interdire l’accès de la dispute à l’homme du commun pouvait donc apparaître aux yeux des magistrats comme un simple respect des formes en vigueur. Des considérations d’ordre plus pratiques ont sans doute également joué dans l’exclusion du gemeiner Mann des dé-bats : les organisateurs craignaient visiblement les tumultes, et restreindre l’auditoire était un moyen efficace de limiter les risques de désordre164. Il s’agissait d’éviter que le magistrat ne se retrouve accusé d’incapacité à maintenir l’ordre si une bagarre éclatait au sein même du Rathaus, une éventualité qu’on ne pouvait exclure au vu des

159 CR Kaufbeuren, f. 13 [p. 47] : « [...] wie dann darumb ain Anlaß in geschrifft verfast worden der allso offenlich gelesen werd ».

160 FOA, Jérémie, Le métier de la dispute, pp. 12, 27 et 91.

161 Pièces Memmingen, R, f. 9 [p. 35] : « Die verher ist haimlich vnd nit offennlich gehallten wor-den ».

162 KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, p. 18.

163 KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, p. 19.

164 FOA, Jérémie, Le métier de la dispute, p. 90.

affrontements violents qui pouvaient opposer « luthériens » et « papistes ». A Mem-mingen, le conseil avait de bonnes raisons de craindre un dérapage suite à l’agression dont avait été victime le curé Jakob Megerich quelques jours avant la dispute et qui avait failli lui coûter la vie165.

L’exclusion du gemeiner Mann des débats s’explique aussi par le fait que les organisateurs considéraient que, non formé aux subtilités de la controverse reli-gieuse, il ne devait pas être autorisé à participer au débat. Au début des années 1520, seuls 5% de la population savaient lire166, ce qui limitait considérablement le nombre de personnes pouvant prendre connaissance des articles proposés par les réforma-teurs autrement que par les proclamations orales qui en furent sans doute faites lors de criées publiques ou dans les sermons des réformateurs. Il faut donc se garder de voir dans les exigences réformées d’une dispute publique un souci de démocratisa-tion, d’ouverture du débat aux laïcs : les laïcs leur servaient de caudémocratisa-tion, de moyen de pression et aucun théologien, même réformé, n’aurait accepté de se faire conseiller par un laïc dans la dispute ; cela lui aurait enlevé toute légitimité à disputer, car une telle situation aurait sous-entendu qu’il était lui-même si mauvais théologien qu’un profane qui n’avait pas suivi de formation adéquate maîtrisait mieux la théologie que lui167. Le souci de limiter l’accès de la dispute à ceux qui étaient capables de com-prendre les enjeux qui s’y jouaient et en mesure de com-prendre position sur des questions théologiques, s’explique donc aussi par la nécessité d’empêcher que des discussions déjà difficiles en elles-mêmes soient mises en péril par des interventions hors de pro-pos et qui auraient jeté le discrédit sur l’échange.

Même si une analyse plus poussée de l’ensemble des sources directes reste nécessaire afin de donner des réponses nuancées, on remarque que le cas d’Ilanz est donc plutôt à considérer comme une exception. La dispute grisonne se démarque en effet par son caractère entièrement public, comme le montrent les interventions de paysans dans les débats168. La raison de cette forme de publicité s’explique sans doute par la structure politique des ligues grisonnes, qui s’appuyait sur la souverai-neté des communes, au sein desquelles les décisions se prenaient publiquement en assemblée169 : il semblait donc logique de transposer ce système dans l’espace de la

165 KROEMER, Barbara, Die Einführung der Reformation in Memmingen, pp. 102-104.

166 BLICKLE, Peter, Die Reformation im Reich, p. 89.

167 Cf. les remarques de Jérémie FOA à propos de la dispute de Sedan, où un médecin avait soufflé des réponses à Bertrand de Loque, ce qui avait provoqué les railleries de Maldonat, son adversaire (FOA, Jérémie, Le métier de la dispute, p. 180).

168 Cf. HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, pp. 14 et 26.

169 SAULLE-HIPPENMEYER, Immacolata, Gemeindereformation – Gemeindekonfessionalisierung in Graubünden : ein Beitrag zur Forschungsdiskussion, in SCHMIDT, Heinrich Richard et al. (dir.),

controverse religieuse. On observe ainsi que le degré de publicité pouvait varier en fonction de la structure politique du territoire où s’organisait la rencontre : les dépu-tés grisons considéraient que la dispute, dont le résultat aurait des répercussions sur l’ensemble des communes, était l’affaire de tous, alors que les autorités des répu-bliques urbaines, attachées à leur rôle de représentant exclusif de la Gemeinde, considéraient que l’homme du commun ne devait pas participer aux débats.

Or, à Ilanz, la participation d’un large public de laïcs n’alla pas sans poser de problèmes, révélant les réticences profondes que pouvait susciter l’ouverture de la rencontre aux profanes. Lorsque Peter Speiser demanda à ce que les laïcs ne soient pas autorisés à assister à la dispute170, il s’agissait sans doute moins d’une manœuvre visant à empêcher un débat honnête parce que public, que de restreindre la participa-tion à ceux qui étaient compétents en matière de religion. La requête du vicaire géné-ral du diocèse de Coire s’inscrivait parfaitement dans l’habitus clérical voulant que les questions religieuses restent des « affaires de clercs » et qu’en soit exclue toute personne qui n’en maîtrisait pas les règles de fonctionnement et ne faisait pas partie du corps de spécialistes auxquels la discussion des affaires religieuses était en prin-cipe réservée. Il s’opposait ainsi à la conception réformée défendue à Ilanz par An-dreas Fabritius, curé de Davos, qui lui répondit : « Nous sommes tous clercs, car le Christ nous a lavés de son sang sur la Croix : celui qui est chrétien est clerc »171. Le curé de Davos exprimait par cette image le principe du sacerdoce de tous les chré-tiens, qui faisait de chacun un agent théoriquement autorisé à prendre position en matière de religion.

On retrouve donc dans le degré d’ouverture de la dispute au public le double souci de l’autorité temporelle de s’affirmer comme seule autorité légitime et d’éviter les troubles et débordements qu’aurait pu occasionner la présence du gemeiner Mann. Du côté des clercs, mêmes réformateurs, c’est la volonté de limiter l’accès au débat aux seuls initiés qui se faisait sentir. Qu’elles fussent réservées aux autorités et à des représentants choisis pour y assister, ou qu’elles fussent ouvertes à tous, un dénominateur commun se dégage cependant des disputes modernes et peut servir à les caractériser. Quelles que fussent les formes particulières prises par les débats, ceux-ci étaient toujours transposés dans le domaine public et retirés du cadre fermé Gemeinde, Reformation und Widerstand, Tübingen, Bibliotheca Academica Verlag, 1998, pp. 270-278.

170 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 7 : « Nach dem mencklich ver amlet, ouch die Leyen, prach der Vicari : Waer nitt gey tlich ye, der gange hinu z ».

171 HOFMEISTER, Sebastian, Acta und Handlung, p. 7 : « Wie dann der prie ter von Dauos über lut prach : wir ind all gey tlich, die Chri tus mit inem bluot gewae chen hat am crütz : waer ein Chri t i t, der i t gey tlich ».

de l’université. Dès que l’initiative venait d’une autorité politique, la dispute devenait un événement public, une rencontre officielle organisée par le pouvoir légitime et dont les conséquences toucheraient l’ensemble de la communauté soumise à l’autorité organisatrice.

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