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Invention du récit: la 'Brutiade' De Geoffroy de Monmouth

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Invention du récit: la 'Brutiade' De Geoffroy de Monmouth

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Invention du récit: la 'Brutiade' De Geoffroy de Monmouth. Cahiers de civilisation médiévale, 1996, vol. 39, p. 217-233

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:80686

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C'est devenu un lieu commun de la critique, tant littéraire qu'historique, que de qualifier l'Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth d'ouvrage énigmatique.

Les lecteurs médiévaux de cette oeuvre, si nombreux - car il semble bien qu'aucun texte médiolatin de contenu profane n'ait rencontré un tel succèsii -, auraient sans doute été fort surpris d'un tel jugement. Pour eux, rien de problématique dans un ouvrage dont le titre dénote, de façon tout à fait explicite et exhaustive, le contenu : il s'agit d'une histoire, c'est- à-dire, pour reprendre la définition d'Isidore de Séville, d'un récit destiné à faire connaître les événements du passéiii; d'une histoire dynastique (historia regum), un sous-genre dont les specimens commencent à se multiplier au XIIe siècleiv; d'une histoire ethnique ou nationale (historia regum Britanniae) - les lecteurs, selon les époques et leur propre appartenance ethnique, se voyant tentés d'assimiler le référent géographique soit à un peuple, soit à une entité politique, fût-elle ectoplasmique. Il semble bien en tout cas que les contestations qu'a soulevées l'ouvrage dès le XIIe siècle soient dirigées non contre la méthode de l'historien, mais contre la teneur idéologique du message qu'il s'emploie à transmettrev. D'où vient alors notre embarras ? Assurément, de notre point de vue rétrospectif : nous savons - la chose n'est plus guère contestée, sinon par quelques celtisants passionnés - que c'est l'Histoire des rois de Bretagne qui, en introduisant le roi Arthur et l'enchanteur Merlin sur la scène littéraire, constitue l'authentique point de départ d'une tradition romanesque prodigieusement riche et vivace, puisqu'elle se prolonge jusque dans les oeuvres de Guillaume Apollinaire, John Cowper Powys ou Jacques Roubaud. Or, histoire et roman ne font pas bon ménage. D'où notre difficulté à apprécier le projet réel de Geoffroy de Monmouth : celui-ci fut-il un naïf, aussi sincère que dépourvu de la moindre

i

ii 215 manuscrits, dont 78 du XIIe siècle ou du tout début du XIIIe siècle, ont été recensés et décrits par Julia C.CRICK, The Historia Regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth. III: A Summary Catalogue of the

Manuscripts, Woodbridge, 1989.

iii "Historia est narratio rei gestae, per quam ea quae in preterito facta sunt dinoscuntur" (Orig. 1,41,1).

iv Cf. Bernard GUENEE, Histoire et culture historique dans l'Occident médiéval, Paris, 1980, en particulier les p.334-335. Egalement Léopold GENICOT, Les généalogies, Turnhout (Typologie des sources du moyen âge occidental, 15), 1975, p.19-24.

v Voir à ce sujet la très utile mise au point de Francis INGLEDEW (The Book of Troy and the Genealogical Construction of History: The Case of Geoffrey of Monmouth's Historia Regum Britanniae, "Speculum", 69, 1994, p.665-704 - ici p.701 n.188), qui démontre que les critiques souvent citées de Giraud de Cambrie et de

Guillaume de Newburgh à l'encontre de l'Historia ne visent pas sa valeur globale de véracité, mais portent dans un cas sur un point de détail, dans l'autre sur le parti-pris anti-anglais de Geoffroy.

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étincelle d'esprit critique, ou tout au contraire un rusé, qui ne feint de composer une historia que pour se moquer des historiens "sérieux" et divertir son public à leurs dépens ? Entre ces deux positions extrêmes, à vrai dire guère tenables ni l'une ni l'autre, quantité d'analyses subtiles, nuancées, se sont efforcé de jeter un peu de lumière sur le dessein de Geoffroyvi. De telles démarches sont d'autant plus légitimes que la mission première de l'histoire, au moyen âge comme dans l'Antiquité, n'est pas d'instruire, moins encore de divertir, mais de prouver (historia est opus oratorium !). Le grief, toutefois, que l'on peut adresser à ces approches, souvent menées par des historiens, c'est qu'elles considèrent l'Historia regum Britanniae comme un document, un témoignage sur les conflits idéologiques, politiques ou culturels qui travaillent le jeune royaume anglo-normand, mais non comme le produit du travail d'un écrivain. Or, c'est ce dernier point de vue que nous aimerions défendre, en nous interrogeant moins sur ce qu'a voulu dire Geoffroy de Monmouth que sur ce qu'il a dit; rien n'interdit au demeurant de penser que les réponses apportées à la seconde question ne puissent contribuer à éclairer la première ...

* * *

De ce point de vue, il nous a semblé raisonnable d'appliquer notre analyse à la partie de l'Historia qui se donne le plus ouvertement pour fiction, les chapitres liminaires relatant les aventures du héros éponyme de l'île et du peuple breton, Brutus (§6 à 22 de l'édition Wrightvii, soit un peu moins d'un dixième de l'oeuvre totale). Commençons pas en résumer la substance : Brutus est l'arrière-petit-fils d'Enée, fruit de l'union secrète entre le fils d'Ascagne, Silvius, et une neptis de Lavinia. Peu avant sa naissance, un oracle prédit qu'il tuera père et mère. Ce qui ne manque pas d'advenir : sa mère meurt en couches et il abat, par accident, son père au cours d'une partie de chasse. Le jeune homme, âgé de quinze ans,

vi La surabondante littérature critique, d'origine surtout anglo-saxonne, consacrée à l'Historia - on en retiendra avant tout les noms d'Edmond Faral, d'Acton Griscom, de Jacob Hammer et de J.S.P.Tatlock - porte surtout sur la question des sources de Geoffroy. Le remarquable article de Christopher N.L.BROOKE, Geoffrey of Monmouth as a historian (in "Church and Government in the Middle Ages", Cambridge, 1976, p.77-91), dont le titre indique assez bien le propos, marque un tournant dans ces études, en suggérant l'hypothèse selon laquelle notre auteur n'était pas qu'un compilateur astucieux. Des travaux comme ceux de Valerie I.J.FLINT (The Historia Regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth: parody and its purpose. A suggestion, "Speculum", 54, 1979, p.447-468), de S.M.SCHWARTZ (The founding and self betrayal of Britain: an Augustinian approach of Geoffrey of Monmouth's Historia Regum Britanniae, "Medievalia et Humanistica", 10, 1981, p.33-58), de Martin B.SHICHTMAN et Laurie A.PINKE (Profiting from the Past: History as Symbolic Capital in the Historia Regum Britanniae, "Arthurian Studies", 12, 1993, p.1-35) et de Francis INGLEDEW (art.cit.supra) se sont employés à la fonder.

vii Neil WRIGHT, The Historia Regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth. I: Bern, Burgerbibliothek, MS.568, Cambridge, 1984. C'est sur cette édition, établie à partir de l'un des meilleurs manuscrits de l'Historia, que nous nous appuyons. On signalera aussi la traduction française exacte et élégante donnée de l'ouvrage par Laurence MATHEY-MAILLE (Paris, coll. "La roue à livres", 1992).

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doit s'exiler en Grèce, mère des arts et des armes, pour y parfaire son éducation. Là, il retrouve des Troyens, les descendants du devin Helenus, fils de Priam, odieusement asservis par le souverain local. Prenant la tête de la révolte, il écrase les Grecs au terme de combats épiques et épouse la fille de leur roi. Après avoir un temps hésité à s'installer sur place, il décide de reprendre la mer avec ses compagnons et ne tarde pas à aborder sur l'île sauvage de Leogetia, où un oracle de Diane lui promet un royaume situé au couchant, dans une île de l'Océan. Après une navigation erratique, qui lui donne l'occasion de franchir les Colonnes d'Hercule et de rencontrer les Sirènes, et au cours de laquelle il retrouve les descendants de l'autre grand exilé troyen, Anténor, sur les côtes d'Espagne où ils s'étaient, semble-t-il, établisviii, Brutus jette l'ancre dans les parages de l'embouchure de la Loire. Un différent survient avec le seigneur du lieu, le roi d'Aquitaine Goffarius Pictus. Nouvelle guerre, acharnée, et, bien entendu, nouvelle victoire des Troyens. Cependant, fidèle à sa mission, Brutus ne tarde pas à s'embarquer de nouveau et touche enfin aux rivages enchanteurs d'Albion. L'île, à laquelle le héros donne aussitôt son nom, est cependant habitée par quelques géants redoutables. Ce n'est qu'après les avoir exterminés que Brutus peut distribuer la terre et fonder la nouvelle Troie, Trinovantum, la future ville de Londres ...

L'histoire que je viens d'abréger nous en rappelle évidemment une autre : succession d'Iliades et d'Odyssées, la destinée du Troyen Brutus reproduit fidèlement celle de son bisaïeul Enée, même si le canevas proprement événementiel est fourni par la bizarre, composite et confuse Historia Britonum. Et en effet, ce qui est vrai de l'orientation générale du récit l'est également de la narration de tels épisodes particuliers - notamment les péripéties des combats contre les Grecs, qui reprennent presque littéralement certains passages de l'Enéide. Cela a été établi de façon péremptoire par le grand Edmond Faralix.

Sur ce point, la critique érudite a bien fait son travail et il n'est donc guère utile de s'y attarder. Il n'est peut-être pas sans intérêt, en revanche, de reprendre la question de l'Historia regum Britanniae au point où l'avait laissée Faral : pour celui-ci, Geoffroy est assurément un imitateur adroit et subtil. Mais, imbu des préjugés moralisants qui étaient ceux des hommes de sa générationx, il évite l'interrogation que soulève tout pastiche :

viii Le texte, qui parle des rives de la "Mer Tyrrhénienne", mais situe celle-ci au-delà des Colonnes d'Hercule (§17, éd.Wright, p.10), est peu clair. Sur les origines, philologiques, de cet étrange déplacement, car Anténor est réputé par toute la tradition avoir abordé en Cisalpine, voir Edmond FARAL, La légende arthurienne, t.2, Paris, 1929, p.81-82. Cf. aussi infra, note 61.

ix Op.cit., p.69-92 (passim).

x "Son imposture [celle de Geoffroy] est manifeste... Il pille... (cherche à cacher) ses larcins, ...ses déguisements systématiques" (op.cit., p.92). Le verdict est sans appel : "il est superflu de qualifier ses procédés" (ibid.). Il est heureux, suggère Faral, que comme faussaire, Geoffroy ait été particulièrement peu doué, capable par ses ruses d'abuser les naïfs, mais non le philologue du XXe siècle. Ce jugement parfaitement contradictoire dans ses termes (l'auteur de l'Historia fut-il un fourbe ou un imbécile ?) manque complètement à poser la question de l'imitatio.

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s'agit-il d'un acte d'allégeance ou d'une déclaration de guerre ? Nous pencherions volontiers vers la seconde hypothèse, celle d'une relation conflictuelle entre Geoffroy et son modèle.

Plusieurs arguments nous paraissent l'étayer :

1. Dès le prologue de l'oeuvre, un texte étincelant qui mériterait à lui seul un très long commentaire, tissé de tous les lieux communs recensés par Curtius, mais ici subvertis avec une malice consomméexi, Geoffroy prend position par rapport à Virgile. En effet, la captatio benevolentiae qu'il adresse au dédicataire de son oeuvre - on sait que le nom de celui-ci varie au gré des vicissitudes de la guerre civile qui oppose l'impératrice Mathilde au roi Etiennexii, mais ceci, en l'occurrence, importe assez peu - se conclut par la phrase :

"...sub tegmine tam patule arboris recubans calamum muse mee coram inuidis atque improbis tuto modulamine resonare queam"xiii. On aura bien entendu reconnu sous ces mots - et le lecteur médiéval plus encore que nous-mêmes ! - le premier vers du premier poème de Virgile. Comment interpréter l'allusion, sinon en reconnaissant que, si Geoffroy, en bon courtisan, assimile à Auguste son protecteur princier - identification que surdétermine encore le contexte de guerre civile qui préside à la naissance des deux oeuvres -, il se met lui-même en scène sous les traits de Tityre, c'est-à-dire de Virgilexiv ? Le mécanisme de substitution d'un auteur par l'autre est donc, d'entrée de jeu, enclenché.

2. Il faut en effet considérer un instant de façon synthétique la trame générale de l'Historia regum Britanniae. Obnubilés par le récit des prouesses de Merlin, Arthur et Gauvain, et par sa postérité littéraire foisonnante, nous sommes enclins à voir dans l'oeuvre l'exaltation de la vaillance et de la liberté bretonnesxv. En réalité, il apparaît à l'évidence que la visée de Geoffroy est impériale, et non pas nationalexvi : le propos de l'Historia, au moins au niveau d'une lecture immédiate, littérale, c'est la mise en parallèle, et la confrontation, à

xi Soit, dans l'ordre, le topos: "je rapporte ici des choses inédites", celui de l'obéissance à l'ordre d'un supérieur, l'appel à l'autorité d'une source fictive, la feinte modestie (cf. Ernst Robert CURTIUS, La littérature européenne et le moyen âge latin, trad.fr., Paris, 19862, t.1, p.154-162).

xii On connaît quatre versions des §2-4 (captatio benevolentiae) de l'Historia, soit, successivement, les

dédicaces au seul Robert de Gloucester, à Robert et à Galeran de Meulan, au roi Etienne et à Robert, enfin, pas de dédicace du tout- les trois personnages, quel que soit leur ordre d'entrée en scène, étant d'ailleurs gratifiés des mêmes mérites. Sur le problème complexe de la chronologie de ces dédicaces successives et leurs

incidences politiques, le point est fait par Wright, op.cit., p.XII-XVI.

xiii "...que je puisse, allongé sous le couvert d'un arbre à la voûte si étendue, faire retentir en toute sécurité les accords mélodieux du pipeau de ma Muse, à la face des envieux et des méchants".

xiv Cf. Servius, In ecl.1,1 : "hoc loco sub persona Tityri Virgilium debemus intelligere".

xv Ainsi, publier sous le titre approximatif La geste du roi Arthur (Paris 1993), la seule partie arthurienne des oeuvres de Wace et de Geoffroy nous paraît induire une perspective de lecture gravement faussée, quelle que soit par ailleurs la qualité, irréprochable, de l’édition du texte et de sa traduction en français moderne.

xvi INGLEDEW, loc.cit., notamment p.677-678.

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travers les âges, entre deux grands empires, celui de Rome et celui de Bretagne - concurrence qui tourne d'ailleurs, le plus souvent, à l'avantage du second. Mais cela était peut-être inscrit dès les premières phrases du récit : si l'on considère le point de vue généalogique, si fondamental aux yeux des lecteurs du XIIe sièclexvii, et qui structure d'ailleurs l'ensemble de l'oeuvre, on constate que les souverains de Rome, descendants d'Enée par Créusexviii, demeurent ethniquement des intrus dans le pays sur lequel ils ont assis leur domination; Brutus, quant à lui, est issu, fût-ce par des voies tortueuses, de la souche de Lavinie, et donc de la famille du roi Latinus, ce qui fonde, par-delà les siècles, la prétention de son lointain successeur Arthur au pouvoir impérialxix. Si l'Enéide est un poème politique, et c'est bien ainsi qu'on l'a lu au moyen âgexx, alors, assurément, l'ouvrage de Geoffroy est une contre-Enéide.

3. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir la place réservée sur le plan diégétique au chef d'oeuvre de Virgile par le clerc gallois. Le récit proprement historique s'ouvre, au § 6, par les mots suivants : "Après la guerre de Troie, Enée fuyant la ville dévastée avec son fils Ascagne, aborda en Italie. Là, comme le roi Latinus l'avait reçu avec beaucoup d'honneurs, il dut combattre Turnus, le roi des Rutules, qui le jalousait. Dans la bataille, Enée l'emporta et, ayant anéanti Turnus, il reçut le royaume d'Italie et Lavinie, la fille de Latinus"xxi. Cinq lignes, pas une de plus, ont suffi à résumer l'intrigue virgilienne. Certes, l'exercice rhétorique de l'abreviato était en honneur dans l'école médiévalexxii. De la même façon, Gérard Genette signale que le contenu de La recherche du temps perdu peut être réduit à la phrase:

xvii R.Howard BLOCH, Etymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Age français (trad.fr.), Paris, 1989.

xviii Le texte de l'Historia n'est pas, sur ce point, exempt d'obscurités et de contradictions, comme l'a bien vu Acton GRISCOM (The Historia regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth, Londres, 1929, p.154-195). Il apparaît toutefois que, dans le passage qui nous intéresse (§6), Geoffroy, contre Virgile qui fait de Silvius le fils du second lit d'Enée (Aen.6,763-765), adopte le point de vue de Tite-Live - point de vue généralement contesté au moyen âge (cf. le Second Mythographe du Vatican, §61)-, selon qui Silvius est fils d'Ascagne (Ab Vrbe condita 1,3,6-7). On voudra pour preuve du caractère intentionnel de l'exposé de Geoffroy le fait que son remanieur, l'auteur de la "première version variante" (éd.N.Wright, Cambridge, 1988), a ici pesamment corrigé le texte de son modèle en le banalisant pour revenir au système de filiation plus couramment admis.

xix C'est bien sur des arguments historiques qu'Arthur établit son droit à partir en guerre contre Rome (§159, éd.Wright, p.114).

xx Cf. Colette BEAUNE, L'utilisation politique du mythe des origines troyennes en France à la fin du moyen âge, in "Lectures médiévales de Virgile", Rome (coll.EFR 80), 1985, p.331-355.

xxi "Eneas post Troianum bellum excidium urbis cum Ascanio filio suo diffugiens nauigio Italiam adiuit. Ibi cum a Latino rege honorifice receptus esset, inuidit Turnus rex Rutilorum et cum illo congressus est. Dimicantibus ergo illis preualuit Eneas peremptoque Turno regnum Italie et Laviniam filiam Latini adeptus est" (§6, éd.Wright p.2).

xxiixxii Cf. Edmond FARAL, Les arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du moyen âge, Paris, 1923, p.85.

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"Marcel finit par devenir écrivain"xxiii. On reconnaîtra avec lui qu'il est bien difficile de penser que de telles pratiques ne soient pas gouvernées par une intention franchement ironique. Mais il y a plus: l'Enée de Geoffroy vainc, se marie ... et meurt (l'ablatif absolu Deniquexxiv suprema die illius superveniente succède immédiatement aux phrases que nous avons citées). Pas un mot de la fondation de Lavinium,; il est vrai que l'épisode ne figurait pas dans l'Enéide, mais Geoffroy aurait très bien pu, comme son traducteur Wace ou comme l'auteur du Roman d'Eneas, l'emprunter à une source comme l'Excidium Troiaexxv.

Comment suggérer plus habilement qu'Enée a, dans une certaine mesure, échoué dans sa mission, qui était de re-fonder Troie ? Pendet opus interruptum, si l'on ose dire : l'Enéide, frappée d'incomplétude, est, nous laisse entendre Geoffroy, susceptible de dépassement ...

Ce sont donc les écarts, les discordances entre l'Historia regum Britanniae et son texte-matrice que je me propose d'interroger. Les points de contact narratifs et formels entre les deux oeuvres ont été, comme nous l'avons dit, scrupuleusement recensés par Faral, et finement analysés par Francine Mora-Lebrun dans un ouvrage tout récentxxvi qui ne manque pas de faire un sort aux distorsions imposées au récit virgilien. Nous les regrouperons à notre tour sous trois têtes de chapitre, à savoir : l'enfance du héros, les techniques de l'imitatio, la structure du récit.

L'ombre portée de Thèbes

Le premier, et le plus manifeste écart est évidemment d'inaugurer une histoire troyenne par un récit de type thébain (Troie et Thèbes, jusqu'au "château de Trèbe" dont l'embrasement éclaire d'une lueur sinistre les premières pages du Lancelot en prose, constituant la double polarité du roman médiéval). Tout commence, en effet, par un parricide. Peut-être, aussi, par un inceste : on ne peut pas dire que la narration faite par Geoffroy de la naissance de Brutus brille par sa clarté et par sa cohérence. Pourquoi l'union entre Silvius et la neptis Laviniae doit-elle rester secrète ? Parce que l'engendrement des héros fondateurs s'enveloppe ordinairement de clandestinité - ainsi celui de Romulus, fils de Mars et de Rhéa Silvia ? Ou parce qu'elle serait illicite ? On traduit en général le mot neptis par "nièce". Mais Geoffroy, qui, comme tout clerc médiéval, a lu Isidore de Séville, sait bien

xxiii Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, 1982, p.280.

xxiv On peut se demander si l'adverbe dénote ici, comme en latin classique, l'aboutissement d'un processus ("en fin de compte"), ou, suivant l'emploi le plus habituel à Geoffroy, une simple succession temporelle ("et puis")- ce qui serait évidemment plus chargé d'ironie.

xxv Ed. Alan Keith BATE, Francfort-Berne-New York (Lateinische Sprache und Literatur 23), 1986. A propos de l'influence de ce texte sur les réécritures médiévales de l'Enéide, voir Jaques MONFRIN, Les translations vernaculaires de Virgile au moyen âge, in "Lectures médiévales...", cit., p.189-249 (p.198-199).

xxvi L'"Enéide" médiévale et la naissance du roman, Paris, 1994, p.57-71.

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qu'en langage classique, le terme désigne d'abord la petite-fillexxvii. Si c'était le cas, les deux amants seraient parents au quatrième degré canoniquexxviii. Quoi qu'il en soit, le châtiment ne se fait pas attendre, sous la forme d'un oracle qui s'avère à moitié dès la naissance de l'enfant. On s'attendrait alors à ce que le père, s'il suivait une conduite narrativement logique, n'ait rien de plus pressé que de percer les pieds de son fils, d'y passer une courroie et de l'abandonner, suspendu à un arbre, aux crocs des bêtes sauvages.

Il n'en est rien. Aussi ne pensons-nous pas que l'identification, ici, d'un horizon d'attente oedipien soit pleinement convaincante. Sans doute s'agit-il, platement, pour le héros arrivant à l'âge adulte, celui de l'adoubementxxix, de "tuer le père" - je veux dire en clair : pour le narrateur, Geoffroy, d'effacer, avec le descendant direct d'Enée attesté par la tradition, son modèle Virgile, et, si l'on tient absolument à une lecture politique, d'imposer d'emblée l'idée d'une supériorité guerrière de Bretagne sur Rome. Mais plus encore de conjurer la malédiction thébaine et son cortège de discordes et de destructions, de l'annuler en l'intégrant à une histoire de fondation et de concorde.

Au motif du meurtre involontaire du père s'en surimpose un autre, celui de la forêt, entraîné peut-être par le nom de Silvius. L'épisode de l'accident de chasse peut avoir été suggéré à Geoffroy par un fait divers récent, et lourd de conséquence pour l'histoire d'Angleterre, la mort de Guillaume le Roux, ou par les souvenirs mythologiques collectionnés par Faralxxx. A moins que n'affleure ici un thème folklorique (et hagiographiquexxxi), celui du cerf magique. Cet épisode, en tous cas, entre en résonance avec un autre, situé plus avant dans le texte, l'escale sur l'île sauvage et boisée de Leogetia (§ 16), où Brutus immole une biche blanche en sacrifice à Diane, déesse de la chasse. Diane est véritablement la divinité tutélaire du héros : c'est alors qu'elle lui annonce, en solennels

xxvii Orig. IX,5,26 et 6,23. Les exemples cités par le Novum glossarium mediae latinitatis se partagent à peu près équitablement entre le sens de "nièce" et celui de "petite-fille". Ce dernier est nettement majoritaire en latin classique.

xxviii Selon le comput germanique (deuxième selon le comput romain: cf.Jean CHÉLINI, L'aube du moyen âge.

Naissance de la chrétienté occidentale, Paris, 1991, p.185). Il y a évidemment prohibition, selon la législation canonique. On suppose que le père (ou la mère) de l'épouse secrète de Silvius est fils (ou fille) d'Enée et de Lavinia, à qui l'on ne connaît pas d'autre mari.

xxix Robert FOSSIER, Enfance de l'Europe. Aspects économiques et sociaux, Paris, 1982 (Nouvelle Clio, 17) p.430.

xxx La légende arthurienne, t.2, p.70 (meurtres d'Ulysse par Telegonus, de Chaon par Helenus). La mort tragique en 1100 de Guillaume II le Roux, à qui devrait succéder son frère Henri Beauclerc, grand protecteur des lettres et en particulier des historiens, est notamment rapportée par Orderic Vital, Historia ecclesiastica X,15

(éd.Marjorie CHIBNALL, The ecclesiastical history of Orderic Vital, vol.5, Oxford, 1975, P.288-290).

xxxi Développé notamment par la vie de saint Eustache (conte-type n°938 d'Aarne et Thompson). Aux subtiles analyses proposées de cette légende par Alain Boureau (ainsi dans L'événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Age, Paris, 1993, p.83-135), il n'est pas interdit de préférer le beau conte de Gustave Flaubert, La légende de saint Julien l'Hospitalier.

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distiques élégiaques parsemés d'hémistiches virgiliens, sa destinée royalexxxii. Le passage fait évidemment écho à la consultation par Enée de l'oracle d'Apollon (Aen.III, 94-99). Mais il se pare, comme le remarque judicieusement Francine Mora-Lebrun, de couleurs plutôt inquiétantesxxxiii. Car Diane, la triple Hécate, soeur nocturne du dieu du Soleil, est une divinité farouche; n'est-ce pas elle - déesse aussi de l'accouchement - qui a présidé à la mise à mort involontaire par Brutus de ses deux parents ? C'est avec un talent consommé et un art subtil du remploi que Geoffroy met en scène la dimension maléfique de Diane : en effet, la description des rites qui lui sont consacrés reproduit très exactement celle du sacrifice offert à Hécate par Tirésias, dans la Thébaïde de Stacexxxiv. L'intertexte, ce n'est donc plus ici la geste lumineuse et triomphale d'Enée, mais celle, sombre et sanglante, de Tydée et de Polynice.

La destinée de Brutus serait-elle donc irrévocablement marquée du sceau thébain ? C'est ce que pense Francine Mora-Lebrun, qui voit dans le personnage un "héros double",

"problématique" au sens où l'entend Georges Lukacsxxxv. De la même façon, l'Enée des médiévaux comporte sa part d'ombre, puisqu'il unit en lui au pius Aeneas le traître à sa patrie mis en scène par Darès. L'hypothèse, bien que fort séduisante, ne nous semble pas recevable. Tout simplement parce que, si l'on s'en tient à la lettre du récit de Geoffroy - et c'est la pétition de principe que nous avons formulée au début de cet article -, le personnage de Brutus apparaît comme parfaitement statique, bien plus proche du "héros épique" que du "héros romanesque" de Lukacs si tant est que ce genre de catégorisation ait un sens par rapport à un ouvrage qui n'est, insistons-y encore, ni un roman ni une épopée : preux il est, preux il reste; jamais on ne le voit taraudé par quelque obscure culpabilité, tourmenté de conflits intérieurs, comme Eneas, Yvain ou Percevalxxxvi. Mais quelle est donc alors la fonction du motif thébain et artémidien qui contribue souterrainement à tisser sa destinée ? Il n'est pour le comprendre que de considérer de nouveau le titre de l'ouvrage de Geoffroy, qui a écrit non un "roman de Brutus", mais une "histoire des rois de Bretagne".

Brutus n'est pas un personnage, c'est un éponyme. Et, à ce titre, son histoire constitue la

xxxii Voir les parallèles textuels allégués par Faral, La légende arthurienne, t.2, p.78-79.

xxxiii Op.cit., p.69-71.

xxxiv Remarques très précises et très pertinentes à ce sujet de la part de Faral, La légende arthurienne, t.2, p.80- 81.

xxxv Op.cit., p.64-68. Cf. Georges LUKACS, La théorie du roman (trad.fr.), Paris, 1963 (notamment p.49-63).

xxxvi "Le paradoxe de l'histoire de Perceval", écrit, en un raccourci inspiré, Charles Méla, "est celui d'un héros qui ne peut répondre à son destin sans commettre, par là-même, la faute qui lui en interdit l'accomplissement"

(La reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre du Lancelot, Paris, 1984, p.89). Avec Brutus, point de paradoxe: la réalisation de son destin (on devrait plutôt dire: la mise en marche de l'Histoire) est conditionnée par la faute, qui s'avère donc être une felix culpa.

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matrice de celle de son peuple et de sa dynastie. Ce que signifient les circonstances tragiques de sa naissance et de son adolescence, c'est que, dès l'origine, le ver est dans le fruit : elles désignent sans équivoque le risque qui mine en permanence l'avenir de l'empire de Bretagne. Brutus, quant à lui, en demeurera indemne. Mais l'histoire des rois bretons peut se lire comme une succession de Thébaïdes : chaque fois que l'île tombera aux mains des envahisseurs étrangers, la faute en reviendra, non à son manque de vaillance militaire, mais à des conflits fratricidesxxxvii. On peut ici penser à Augustin, qui relit toute l'histoire de Rome à la lumière du meurtre de Remus par Romulusxxxviii. A cette différence près que la faute initiale est ici, comme la marque du péché originel que chacun porte en soi, involontaire. Les entreprises rédemptrices comme celle de Brutus lui-même ne peuvent hélas être que provisoires : un royaume fondé sous les auspices d'Hécate est voué à l'anéantissement. Le vrai sujet de l'Enéide est, comme chacun le sait, la gloire d'Auguste, maître du monde; Geoffroy exalte Arthur, le plus illustre de tous les perdants de l'Histoire.

D'où la nécessité fonctionnelle de mêler un peu de Thèbes à la geste énéenne.

Translatio materiae

Le voyage de Brutus, tout comme celui d'Enée, est initiation, mais initiation paradoxale. Son premier mouvement en effet ne le conduit pas comme celui des autres exilés troyens (Enée et Anténor, Francion et Marcomir) d'Est en Ouest, mais apparaît comme un retour aux sources orientales. S'agit-il là seulement de régler un vieux compte avec les Grecs, de venger Troie sans avoir à attendre Paul-Emilexxxix ? L'explication n'est pas infondée, mais peut-être un peu courte. Brutus, fils de Silvius, à l'âge de quinze ans, est encore un jeune sauvage, un chasseur maladroit (ô combien !). Il lui faut être adoubé : il est donc parfaitement logique qu'il parcoure l'itinéraire de Cligès. La référence à ce roman de Chrétien de Troyes n'est pas gratuite; comme chacun le sait, peu de textes énoncent en termes plus clairs que le prologue du Cligès le thème topique de la translatio studii :

Ce nos ont nostre livre apris Que Grece ot de chevalerie

xxxvii Ainsi la Bretagne sera-t-elle déchirée par les conflits fraternels entre Mempricius et Malim (§26), Ferrex et Porrex, les derniers descendants de Brutus en ligne directe (§33), Belin et Brenne (§35-41 - cette guerre-là se termine par une réconciliation: c'est donc plutôt, grâce à un subtil jeu de variatio, le modèle de Jacob et Esaü qui prévaut ici), Bassien et Géta (§75), Cadvallo et Edwin, frères de lait (§191-197). Mais d'autres luttes familiales précipitent encore plus sûrement le déclin du pays, en particulier celle qui oppose Cassibellan et son neveu Androgée et autorise ainsi la conquête de César (§61-62) et surtout l'affrontement, popularisé par La mort le roi Artu, entre ce dernier et Mordred (§176-178 - on peut noter que l'union mortifère entre Guenièvre et Mordred reproduit en miroir, et avec une génération de décalage, celle, féconde, entre Silvius et la neptis Lavinie, dans l'hypothèse où celle-ci serait une nièce).

xxxviii De civitate Dei, XV, 5.

xxxix Francine MORA-LEBRUN, op.cit., p.63-64.

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Le premier los et de clergie, Puis vint chevalerie à Rome Et de la clergie la somme, Qui or est en France venue.xl

Or, quel est le premier bénéfice que Brutus retire de son séjour en Grèce ? L'occasion d'y devenir un clerc et un chevalier accompli, sage entre les sages, vaillant entre les vaillants, sapiens inter sapientes, bellicosus inter bellicososxli . La première étape du héros narrativise donc ce qui constitue - est-il nécessaire de le souligner ? - le thème central de l'Historia : la translatio, la récupération par le monde médiéval des valeurs culturelles et morales de la civilisation antique.

Les errances maritimes de Brutus lui font parcourir le pourtour du bassin méditerranéen, pour autant que l'on puisse se fier à la géographie fantaisiste de Geoffroy, dans une perspective fort précise : rassembler, sous son égide, la totalité de la diaspora troyenne. Enée, quant à lui, était d'emblée orienté vers l'Italie : terram Hesperiam venies, lui dit le fantôme de Créuse la nuit même du sac de Troie (Aen. II, 781); et, dans l'ordre de la diégèse, la prédiction est très tôt confirmée par Jupiter en personne à Vénus inquiète (I,257- 297). Ici les dieux n'interviennent pas, ou guère (nous avons souligné plus haut les ambiguïtés du rôle de Diane) - mais un deus ex machina, le narrateur; c'est par la seule grâce de son invention, puisque la chose n'apparaît dans aucune des traditions antécédentes, que Brutus est conduit à s'adjoindre les ultimes survivants Troyens, reliquiaexlii, descendants d'Helenus et d'Anténorxliii. La quête finalisée du héros se donne donc pour reprise en charge exclusive de toute la tradition mythico-légendaire, et s'impose donc comme récit au second degré, récit fait de récits évoqués par prétérition. C'est, comme on va le voir, de la capacité de Brutus à les interpréter que dépend le succès de son entreprise.

Ainsi, l'épisode grec, le plus développé de toute l'aventure, apparaît comme une relecture originale de l'escale épirote d'Enée et de ses compagnons (Aen.III, 289-505). On se souvient que, chez Virgile, le priamide Helenus a hérité du fils d'Achille son royaume, où il a

xl Vers 30-35 (éd. Charles Méla et Olivier Collet, Paris, 1994, coll."Lettres gothiques", p.45-46).

xli Historia... §7, éd.Wright p.3. On notera que Brutus donne aussitôt une preuve de son talent "clérical" en adressant une lettre de défi dans le plus pur style de l'ars dictaminis au roi grec Pandrasus (§8). Ce dernier ne s'y trompe pas, qui "agnita litterarum scientia ultra modum admiratus est..." (§9 - éd.Wright p.4).

xlii Historia... (§8), éd.Wright p.4. Inutile d'insister sur la valeur amphibologique du terme au moyen âge.

xliii On sait qu'Anténor, selon la construction élaborée par Dudon de Saint-Quentin et reprise par Guillaume de Jumièges, est aussi l'ancêtre mythique des Normands. Si l'on tient à toute force à faire une lecture politique de l'Historia regum Britanniae, on peut considérer que s'établit ici un lien de cousinage entre les deux races, la bretonne et la normande. Geoffroy, en revanche, ignore superbement les ancêtres troyens des Francs, Francion et Marcomir, mentionnés par les chroniques mérovingiennes, mais absents de la tradition classique.

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fait édifier, au bord d'un "Simoïs menteur", une "petite Troie"xliv: Buthrote figure donc le lieu du deuil impossible, voué au ressassement indéfini des souvenirs, à la répétition obsessionnelle du même - soit, très exactement, à la mélancolie, telle que la définit Sigmund Freudxlv. Dans l'Historia regum Britanniae, la quête nostalgique va se transmuer en quête conquérante. Et cela, au moyen d'une inversion significative des signes narratifs : les exilés troyens, en effet, loin de capter l'héritage des Eacides, ont par eux été réduits en esclavagexlvi. C'est un autre intertexte que celui de l'Enéide qui se laisse, très clairement, entrevoir ici : celui du livre de l'Exode. Une phrase comme "multiplicati e(rant) - il s'agit des descendants d'Helenus - ita ut VII milia computarentur" résonne de maint écho bibliquexlvii.

Le chiffre symbolique de 7000 est tiré d'ailleurs du chapitre de l'Epître aux Romains où Paul développe le thème fameux du "petit reste". En rassemblant autour de lui, comme on l'a déjà dit, les reliquiae du monde troyen, c'est donc bien de la mission rédemptrice de Moïse que Brutus se voit investi. Le récit de la guerre entre Troyens et Grecs ne dément pas, bien au contraire, cette interprétation : le premier combat qui les oppose voit une partie de l'armée du roi grec Pandrasus engloutie par les flots boueux d'une rivièrexlviii. Plutôt que de discerner là le souvenir improbable d'une bataille de la première Croisadexlix, il faut sans doute y voir une allusion au passage de la Mer Rouge ...

Le second combat, décisif, renvoie au contraire de façon très littérale à l'aristie de Nisus et Euryale, au chant IX de l'Enéidel. La question est donc bien sûr de savoir comment les deux "hypotextes" s'articulent entre eux. Il faudra sans doute attendre la fin des aventures de Brutus pour y apporter une réponse. Concluons provisoirement, pour faire bref, que la démarche de Geoffroy, avec les moyens linguistiques qui lui sont propres, semble analogue à celle des auteurs d'épopées bibliques de la fin de l'Antiquité, à savoir Virgilium mutare in melius, conférer au plus admiré des poèmes antiques une valeur

xliv "... paruam Troiam simulataque magnis /Pergama" (Aen. III, 348-349).

xlv Deuil et mélancolie, in "Métapsychologie" (trad.fr.), Paris, 1968, p.147-174.

xlvi Historia... §7 (éd.Wright, p.3): "progenie(s) Heleni filii Priami sub potestate Pandrasi regis in Grecorum servitute tenebatur. Pyrrus...(eos) in uinculis abduxerat et...in captionem teneri preceperat".

xlvii Ibid. Cf.Ex 1,7: "filii Israël quasi germinantes multiplicati sunt"; le chiffre de sept mille apparaît sept fois dans la Bible, et en particulier dans le contexte significatif de Rom 11,4: "Reliqui mihi septem mila virorum qui non curuauerant genua ante Baal".

xlviii Historia... §9 (éd.Wright, p.4): "Greci... in transeundo in voraginem fluctus periclitantur" (cf.Ex.14,25:

"ferebantur in profundum").

xlix Faral, La légende arthurienne, t.2, p.73-74.

l Ibid., p.74-76.

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typologique, au sens technique et médiéval du termeli. Un élément de réponse est d'ailleurs fourni par le nom même de l'adjoint du chef troyen, le noble Assaracus. Du point de vue narratif, il se borne à jouer les utilités, fournissant à ses compatriotes un soutien logistiquelii. Mais la charge symbolique dont il est porteur est très forte : Assaracus est en effet, selon les généalogies légendaires, le nom de l'aïeul de Priam et d'Anchise; c'est à ce titre qu'il est cité par Virgile, dans la prophétie faite à Vénus par Jupiter: ... domus Assaraci Phthiam .../ servitio premet (Aen. 1, 284-285). Phthie, ne l'oublions pas, est la capitale du royaume d'Achille, et donc de Pandrasus le roi grec opposé à Brutus : son sort, dès l'alliance scellée entre Brutus et Assaracus, est ainsi arrêté, et ce sont les Grecs qu'attend désormais le joug de la servitudeliii.

En quelques pages, avec cette allusion au chant I et la retractatio des chants III et IX de l'Enéide, c'est donc l'ensemble du poème virgilien qui a été rejoué par Geoffroy. Et la guerre se conclut, comme l'histoire d'Enée, par le mariage exogame du héros avec la fille du roi autochtoneliv. L'histoire pourrait donc s'arrêter là. Les Troyens victorieux songent à s'établir sur place, après un partage équitable de la terre. C'est alors que le sage conseiller de Brutus, Mempritius (en qui l'on voudra bien reconnaître Geoffroy) lui souffle à l'oreille qu'une telle solution est politiquement - partant, narrativement - impraticable : telles sont les rancoeurs accumulées qu'il est inévitable, à l'horizon des générations futures, que la guerre se rallumelv. Entre vendettas et contre-vendettas, l'animosité entre Troyens et Grecs est sans finlvi et leurs destins croisés voués à la stérile, et destructrice, répétition du même.

Il faut donc sortir de l'impasse - et par conséquent, abandonner Virgile derrière soi, le dépasser. C'est ce dépassement que nous donne à lire la suite de l'Historia regum Britanniae.

li Francine MORA-LEBRUN considère, il est vrai sur le mode dubitatif, mais selon nous à juste titre, qu'une telle démarche n'est pas tout à fait absente de l'élaboration des chansons de geste (L'Enéide médiévale et la chanson de geste, Paris, 1994, p.293).

lii Fils bâtard d'un Grec et d'une Troyenne, il a hérité de trois châteaux (castella, oppida) qui servent de base arrière aux combattants troyens.

liii Cf. Les malédictions de Jérémie, ch.46, contre les Egyptiens.

liv Historia...§14-15 (éd.Wright, p.7-8). Est-il absurde de voir dans le nom de cette fille (Innogen) hymen et génération ?

lv Historia...§14 ((éd.Wright, p.7): "...nunquam diuturna pace fruemini dum fratres et filii et nepotes eorum quibus externam intulistis stragem nobis uel immixti uel uicini fuerint. Semper enim necis parentum suorum memores eterno nos habebunt odio".

lvi Rappelons que, selon le scénario transmis par Darès, la guerre de Troie n'est que l'ultime manifestation d'une haine inter-ethnique qui commence avec l'expédition des Argonautes.

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D'Albe en Albion : la structure du récit

Comme les commentateurs antiques et médiévaux l'avaient justement perçu, l'Enéide est constituée d'une Odyssée (chants I à VI) et d'une Iliade (chants VII à XII)lvii. De la même façon, les aventures de Brutus relatées par Geoffroy de Monmouth voient l'alternance de passages odysséens - assez peu développés, il est vrai, mais le monde de la mer, "territoire du vide" et lieu de merveilles, paraît plutôt hostile aux historiens médiévaux de l'époquelviii - et de passages iliadiques. Ainsi, trois épisodes de combats font suite à trois épisodes de navigation. Si l'on admet cette polarisation, la structure du récit de Geoffroy apparaît alors comme singulièrement ferme, et d'une symétrie exemplaire; comme il ressort du schéma ci-dessous :

0. Fondation d'Albe par Ascagne (§ 6)

1. En Albe: la naissance et les enfances de Brutus.

Double parricide sous le signe de Diane (§ 6)

2. Navigation vers l'Est (2 phrases du § 7)

2. Guerre contre les Grecs : Brutus secondé par Assaracus, descendant d'Helenus [thème du "petit reste"] (§ 7-15)

3. Circumnavigation. Prophétie de Diane (§ 16-17)

4. Guerre contre les Aquitains : Brutus secondé par Corineus, descendant d'Anténor (§ 18-20)

4. Navigation vers l'Ouest (2 phrases du § 20) 5. En Albion : guerre contre les géants (§ 21)

6. Brutus fonde "Troie-la-Nouvelle" (Trinovantum) (§ 22).

Quelle est l'intention d'une telle mise en scène ? Doit-on seulement y voir une sorte de surenchère, selon laquelle Brutus, trois fois vainqueur, serait trois fois plus glorieux qu'Enée

lvii Servius, In Aen. 7,1: "In duas partes hoc opus diuisum est. Nam primi sex ad imaginem Odyssiae dicti sunt (...). Hi autem sex ad imaginem Iliadis". Et, entre autres, pour le moyen âge, cet accessus à l'Ilias latina:

"imitatur eum (=Homerum) Virgilius, in prioribus VI in Odissa (...), in Iliade in posterioribus VI" (Accessus ad auctores, éd.R.B.C.Huygens, Leyde, 1970, p.25).

lviii Sur l'"horreur sacrée" que peut inspirer la mer dans la tradition chrétienne, voir le petit dossier de textes bibliques et patristiques rassemblés par Alain CORBIN (Le territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, 1988, p.323-324, n.3-6).

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? et donc une pure et simple réduplication, à deux reprises, du scénario de l'Enéide ? Ce n'est pas dans cette voie, croyons-nous, qu'il convient de s'engager. Virgile, on l'a vu, a été abandonné par Geoffroy sur les côtes de l'Epire et les quelques allusions à la geste d'Enée saupoudrées sur la suite du récit constituent, comme nous l'avons montré à propos de l'oracle de Diane, des pièges, des fausses pistes pour interprètes naïfs.

On commencera dont par se demander ce que signifie l'épisode aquitain qui, d'un point de vue structurel, répond exactement à l'épopée grecque de Brutus. Force est de constater, dans un premier temps, que cette halte en Aquitaine, géographiquement pertinente, ne correspond à aucune nécessité narrative : c'est une île qui a été promise à Brutus. La Quellenforschung y verra à très juste titre l'amplification démesurée d'une notation fort confuse donnée par l'Historia Britonumlix. Encore faut-il qualifier cette amplification. Avec beaucoup de perspicacité, Faral a identifié l'adversaire de Brutus, le roi Goffarius Pictus : il s'agit, sans contestation possible, d'un certain Waiofarius, seigneur d'Aquitaine rebelle à Pépin le Bref, mentionné par un continuateur du pseudo-Frédégaire, mais appelé surtout (sous le nom de Gaifier de Bordeaux ou d'Aquitaine), à devenir l'un des personnages importants de l'épopée française, la chanson de gestelx. Geoffroy, pour des raisons de cohérence chronologique, si l'on ose dire, s'est limité à transformer le Pictauus (Poitiers est alors la capitale de l'Aquitaine) en Pictelxi. Une telle identification donne à elle seule la clé de l'épisode : si, dans le récit des luttes contre les Grecs, se lisait une transposition de la seconde partie de l'Enéide, la guerre en Aquitaine n'est autre qu'une retractatio de la chanson de geste.

Mais d'autres arguments concourent à renforcer cette hypothèse. Il faut ici parler d'un personnage pittoresque de la geste de Brutus, que nous n'avons pas encore mentionné, Corineus. Celui-ci, le chef des Troyens descendants d'Anténor, exilés en Espagnelxii, vient de s'agréger, avec son peuple, à la troupe de Brutus. Il jouera dans la

lix Selon la version transmise par le manuscrit Harleianus 3859 (saec.XI-XII), "(Brutus) expulsus est a Graecis causa occisionis Turni, quem Aeneas occiderat, et pervenit ad Gallos usque et ibi condidit civitatem Turonorum, quae vocatur Turnis" (éd.Faral, La légende arthurienne, t.3, p.9).

lx "Li riches dux Gaifiers" fait une apparition furtive dans la laisse 64 du Roland d'Oxford. La Chanson d'Antioche en provençal en fait l'un des preux tombés à Roncevaux, de même que Gaydon, Gui de Nanteuil, La chevalerie Ogier, Girart de Vienne, Maugis d'Aigremont, etc... Il apparaît comme roi (ou duc) d'Aquitaine (ou de Poitiers ou de Bordeaux) dans le poème latin de Raoul le Tourtier sur Ami et Amile, la chronique du pseudo-Turpin,

Jourdain de Blaye. On pourrait encore aligner bien d'autres références.

lxi La légende arthurienne, t.2, p.85.

lxii Cette localisation, on l'a vu (supra n.7), est bizarre. Un peu moins si l'on songe que les légendes relatives à Gaifier, l'adversaire de Corineus, connaissent un développement particulièrement foisonnant en Espagne (cf.

Ursula et Peter DRONKE, Waltharius-Gaiferos in "Barbara et antiquissima carmina", Barcelone, 1977, p.29-79 [repris dans P.Dronke, Latin and Vernacular Poets of the Middle Ages, Hampshire, 1991] et - pourquoi pas ?- Victor Hugo, Gaïffer-Jorge, duc d'Aquitaine ("Le cycle pyrénéen"I), dans "La légende des siècles"). Les errances et erreurs géographiques de Brutus et de Geoffroy, stigmatisées par Faral, ne seraient donc peut-être pas dues à la seule ignorance.

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guerre contre Goffarius le Picte le même rôle décisif qu'avait joué Assaracus, descendant d'Helenus, dans la guerre contre Pandrasus le Grec. Mais en usant d'une tactique différente, si l'on peut parler de tactique : Corineus incarne en effet la force à l'état brut, fendant en deux, de haut en bas, à grands coups de sa hache brandie, les adversaires infortunés qu'il terrasse par centaineslxiii. Ainsi agissent, dans la chanson de Roland, les paladins de Charlemagnelxiv. Les combats de Corineus se signalent en outre par d'autres traits caractéristiques de l'épopée française : ainsi, l'invective insultante crachée à la face de l'ennemi, avant d'entamer la luttelxv - un motif quasi-absent de la tradition romaine.

Pourtant, au cours du récit de la guerre d'Aquitaine, apparaît fugitivement, après, d'ailleurs, avoir transité par l'Historia Britonum, un personnage virgilien : c'est un certain Turnus, mort héroïquement au combat, qui laissera son nom à la ville de Tours. L'homonymie ne doit pas abuser : Geoffroy prend en effet le soin de préciser que ce personnage, second en vaillance au seul Corineus, est un neveu de Brutus. Lorsque l'on songe à l'importance que la tradition épique française attache à ce lien de parenté par rapport au souverain (voir Roland, Vivien et tant d'autreslxvi), on est en droit de considérer que ce qui compte, dans l'épisodique personnage de Turnus, ce n'est pas tant son nom - dont la seule fonction est de produire un effet de réel, en introduisant une précision géographico-historique - que sa qualité de neveulxvii.

lxiii Historia... §18 (éd.Wright p.11): "Corineus... non oblitus est bipennem quam tenebat, sed erecta illa percussit eum (=hostem) in summitatem galee percussitque a summo usque ad imum et in ambas partes dissecuit. Sed confestim irruens in ceteros... stragem non minimam fecit... Huic brachium cum manu amputat, illi scapulas a corpore separat. Alii caput ictu truncat, alteri crura dissecat", etc...

lxiv Voir les laisses 93 à 122 de la Chanson... Plus précisément, le type d'armement de Corineus, sa vigueur surhumaine l'apparentent au héros de la force brutale comme est Guillaume au Court nez, dans le cycle des Narbonnais (cf. Joël H.GRISWARD, Archéologie de l'épopée médiévale. Structures trifonctionnelles et mythes indo-européens dans le cycle des Narbonnais, Paris, 1981, p.209-228).

lxv Loc.cit., "Quo fugitis, timidi ? quo fugitis, segnes ? Proh pudor ! Tot milia me solum diffugitis ?..." Cf. (par exemple) Chanson de Roland, laisses 93-95, 104, 142, 153.

lxvi 86 chansons de geste mettent en scène 77 neveux, selon Reto R.Bezzola (Les neveux in "Mélanges de langue et de littérature du Moyen Age et de la Renaissance offerts à M.Jean Frappier", Genève, 1970, t.1, p.89-114). Ce bel article n'a pas été démodé par l'étrange essai de Robert LAFONT, Oncles et neveux, in "Et c'est la fin pour quoy sommes ensemble. Hommage à Jean Dufournet", Paris, 1993, t.2, p.839-854.

lxvii De la même façon, c'est à tort que Faral interprète l'épisode cynégétique qui sert de prétexte à la guerre entre Troyens et Aquitains comme une réminiscence d'Enéide VII, 475-562 (meurtre du cerf de Silvia par Ascagne - cf. La légende arthurienne, t.2, p.86). La faute (involontaire) du fils d'Enée est en effet d'avoir abattu un animal sacré (cf.Georges DUMÉZIL, Mythe et épopée I, Paris, 1968, p.367-368), celle de Corineus d'avoir chassé sans permis. Ce qui ne revient pas tout à fait au même... Voir en revanche dans l'épisode, comme le fait également Faral (loc.cit.), une protestation déguisée contre les restrictions au droit de chasse imposées en Angleterre par les souverains normands nous paraît beaucoup plus raisonnable: c'est en tous cas de la sorte que le public naturel de Geoffroy, celui de l'aristocratie indignée par une telle mesure, devait déchiffrer le passage.

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Le propos de Geoffroy est donc ici fort clair : écrire, après la "Brutiade" des § 7-15, une "chanson de Brut", au sens où l'on parle de "chanson de Roland". Peut-être, soit dit en passant, le passage en question de l'Historia regum Britanniae aide-t-il à documenter le problème fort complexe des rôles respectifs joués par l'Aquitaine et l'univers anglo- normand dans la genèse de la chanson de gestelxviii; ce sont ces liens hypothétiques qui se trouveraient ici narrativisés. Nous n'avons pas compétence pour en juger. Ce qui, en revanche, nous apparaît distinctement, c'est le projet proprement littéraire de Geoffroy.

Sans doute la victoire de Brutus sur Goffarius Pictus préfigure-t-elle les futurs triomphes continentaux du roi Arthurlxix. Mais, plus encore, l'intention de notre historien est-elle de phagocyter, si l'on peut dire, la "matière de France", à laquelle il fait donc subir le même traitement que, plus haut, à l'épopée antique, en en intégrant les valeurs, toujours selon un processus de dépassement qui ne fait intervenir que des éléments internes au texte dans son articulation sémantico-syntaxique.

Car Brutus vainqueur se remet en chemin. Et c'est pour aborder enfin aux rives de la Terre de Promissionlxx. Albion est en effet décrite comme un pays de Canaanlxxi.

Cependant, pour s'en emparer, il faut d'abord mâter les Philistins, les quelques géants qui la peuplent. On renoue donc ici le fil du rapport au texte biblique, provisoirement abandonné.

Le périple imaginaire de Brutus s'étend de la sortie d'Egypte à Josué, à Samson et aux Juges d'Israël. Et ce n'est certainement pas un hasard si, dans le tableau de concordance chronologique qui, suivant le modèle canonisé par la chronique universelle d'Eusèbe- Jérôme, clôt le récit de l'existence de notre héros, le règne de celui-ci est donné pour contemporain de celui du prêtre Héli en Palestinelxxii.

Aussi le plus puissant des géants à terrasser se voit-il gratifié de l'étrange nom de Goemagog. Edmond Faral, toujours, a sans difficulté repéré les sources bibliques de cette appellation, qui renvoie aussi, d'ailleurs, à la légende médiévale d'Alexandre et, plus

lxviii Aboutissement, sans doute provisoire, d'une longue tradition critique, le livre de Robert Lafont (Le

chevalier et son désir. Essai sur les origines de l'Europe littéraire (1064-1154), Paris, 1992, p.13-117) en propose une solution assez drastique.

lxix Cf. Historia...§155 (éd.Wright, p.109). L'Aquitaine est soumise par Hoël, duc de Bretagne, le neveu d'Arthur.

lxx Historia... §20 (éd.Wright, p.13): "... promissam insulam...applicuit".

lxxi Ibid.: "Ameno... situ locorum et copia piscosorum fluminum nemoribusque preelecta..." Cf. aussi l'idyllique descriptio Britanniae au §5 (éd.Wright, p.2).

lxxii Historia...§22 (éd.Wright, p.15): "Regnabat tunc in Iudea Hely sacerdos et archa testamenti capta erat a Philisteis. "L'épisode auquel il est fait allusion ici se situe aux chapitres 4-6 du premier livre de Samuel, qui voit s'affirmer, avec les règnes de Saül et de David, la souveraineté des Hébreux sur la Palestine. Sur les "canons chronologiques", voir Bernard GUENÉE, Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au moyen âge, "Annales E.S.C.", 1973, p.997-1016 (ici p.1000-1001).

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curieusement, à un maillon de la chaîne généalogique qui relie Troie aux Normandslxxiii. Au bénéfice de l'homophonie entre la première syllabe des deux noms, il ne nous paraît pas non plus illégitime de découvrir, sous Goemagog, le personnage de Goliath, voire une figure de double Goliath (Goemagog), encore que son vainqueur, Corineus ne ressemble que de bien loin au jeune berger Davidlxxiv. Aussi aimerions-nous ici avancer une hypothèse interprétative dont nous ne méconnaissons pas la fragilité. Certes, il semble bien que le geste civilisateur qui consiste à débarrasser une terre de ses géants constitue l'un des invariants du folklore universellxxv. Mais s'il est une aire ethnique qui a particulièrement favorisé le développement de telles légendes, c'est bien l'univers celtique. Les innombrables

"romans bretons" qui mettent aux prises "géants et chevaliers"lxxvi, soit nature et culture, en témoignent éloquemment. Certes, en dépit des affirmations d'Henri Bresclxxvii, mais faute peut-être d'avoir bien su chercher, nous n'avons pas trouvé dans les plus anciens récits historiques relatifs au peuplement des îles britanniques de traditions bien constituées, antérieurement à Geoffroy, attestant la présence originelle de races gigantesques. Mais il est très périlleux de s'aventurer sur le terrain miné des sources celtiques, pour le non- spécialiste qui se bornera à considérer comme fort vraisemblable l'existence d'anciennes traditions orales. En témoigne, plus loin dans le texte, le mythe étiologique, d'apparence très archaïque, des monuments mégalithiques de Stonehenge, édifiés en Irlande par les géants dans des temps immémoriaux, puis transportés en Angleterre par la magie de Merlinlxxviii.

Et si, après l'épopée antique et la chanson de geste, c'était le folklore celtique, matière première des futurs romans bretons, que Geoffroy reprenait ici à son compte ? La description du personnage de Corineus, lors de son combat contre le géant, tendrait à nous le faire penser. Sans doute, il a quelque chose de l'Hercule de Lucain en lutte avec Antée, du

lxxiii Cf. Faral, La légende arthurienne, t.2, p.89-91. C'est Guillaume de Jumièges qui fait de Magog, fils de Japhet, le héros éponyme des Goths, ancêtres des Daci, c'est-à-dire des Danois (Gesta Normannorum ducum, I, 2-3, éd.

J.Marx, Paris-Rouen 1914, p.6-8). Si la référence est pertinente, Bretons et Normands seraient ici antagonistes ... ce qui démontre la fragilité d'une lecture étroitement politique de l'Historia.

lxxiv La victoire de David sur Goliath, qui s'empare de l'épée même du géant terrassé pour lui trancher la tête (I Sam.17,51), figure, aux yeux de Jérôme (ep.70 ad Magnum, §2), le rapport entre la culture chrétienne et les lettres profanes. C'est du même type de déplacement que, si notre lecture est légitime, on est témoin ici.

lxxv Henri BRESC, Le temps des géants in "Temps, mémoire, tradition au moyen âge. Actes du XIIIe congrès de la Société des historiens médiévistes...", Aix-en-Provence, 1983, p.243-266.

lxxvi Pour reprendre le titre de l'article d'Emmanuèle BAUMGARTNER paru dans G.S.Burgess et R.A.Taylor, The Spirit of the Court, Cambridge, 1985, p.9-22 (repris dans: De l'histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe-XIIIe siècles), Orléans, 1994, p.277-290).

lxxvii Loc.cit., p.251-252.

lxxviii Historia...§ 128-130 (éd.Wright, p.90-92).

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Roland furieux massacrant Sarrasins à grand coup d'épée. Mais, par sa démesure, sa violence sans frein et surtout l'espèce d'exaltation farouche qui s'empare de lui au moment d'engager la lutte, il fait plus encore ici penser au personnage central de l'épopée irlandaise, Cuchûlainn, le héros-type à l'état pur, ou presque, de la deuxième fonctionlxxix. Après son triomphe, c'est d'ailleurs la Cornouaille, ce réduit celtique, terre natale d'Arthur, qui écherra à Corineus.

Maintenant, Brutus peut fonder Troie-la-Nouvelle et accomplir ce qu'Enée n'avait point achevé. Le roman médiéval qui, via le Brut, procède de l'Historia regum Britanniae, est, dans son essence même, à savoir sa matière linguistique (roman dénote à la fois une langue et un genre), chronique d'une re-fondation. Songeons à la conclusion d'Eneas aussi bien qu'à celle d'Erec... On voit dès lors la place singulière qu'occupe notre Historia dans l'histoire de la littérature médiévale. Loin de se limiter au rôle, auquel on le cantonne d'ordinaire, de simple médiateur entre le folklore et la littérature, Geoffroy est le génial inventeur d'un langage. Tout comme Brutus lui-même, en qui l'on aura reconnu, depuis longtemps je pense, l'autoportrait de son auteur : "La langue de ce peuple, primitivement appelée langue troyenne ou langue grecque tordue (curvum graecum), devint la langue bretonne"lxxx. Comment comprendre curvum graecum, une expression qui a suscité la perplexité de la critique ? Nous espérons que les pages qui précèdent ont contribué à suggérer une réponse à cette question. Le Grec incurvé, c'est la grande tradition classique ("Grec ot... de clergie... le premier los") dérivée, détournée au profit d'un type de récit radicalement nouveau. Et qui est, de plus, un récit total, totalisateur de tout ce que les hommes du XIIe siècle connaissaient en fait d'expérience narrative. Au prix d'un léger anachronisme, car ce texte est postérieur de quelque cinquante ans à l'Historia regum Britanniae, il convient de citer ici les vers les plus célèbres de la Chanson de Saisnes de Jean Bodel :

"Ne sont que trois matieres a nul home antandant:

De France et de Bretaigne et de Rome la grant;

lxxix La joie féroce qui s'empare de Corineus au moment d'engager le combat (maximo fluctuans gaudio) est une manifestation caractéristique du furor. Sur Cuchûlainn, voir notamment Georges DUMEZIL, Horace et les Curiaces, Paris, 1942, p.34-60; Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les indo-européens, Paris, 1969, p.121-125. De Dumézil encore, cette définition du "héros de type Vàyu", que l'on peut appliquer sans en changer un mot au personnage de Corineus: "(il) est doué d'une vigueur physique presque monstrueuse et ses armes principales sont ses seuls bras... (Il est) le brutal cogneur, l'aventurier des expéditions solitaires contre les géants" (L'idéologie tripartite des indo-européens, Bruxelles, coll.Latomus 31, 1958, p.77). Il semble donc bien se confirmer que l'épisode relaté au §21 constitue une folklorisation du mythe primitif.

lxxx Historia...§21 (éd.Wright, p.14): "...loquela gentis que prius Troiana siue curuum Grecum nuncupabatur dicta fuit Britannica".

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Et de cez trois matieres n'i a nule samblant"lxxxi.

Même si cette typologie ne s'applique qu'imparfaitement à la situation littéraire du milieu du XIIe siècle - mais rien n'interdit de penser que, du point de vue de l'"horizon d'attente"

du public, la classification tripartite commence alors à être opératoire -, nous voyons Geoffroy de Monmouth convoquer sur la scène de l'histoire, et mettre en dialoguelxxxii, la matière de Rome (l'Enéide et son double, la Thébaïde), la matière de France (la chanson de geste) et la matière de Bretagne. Cette dernière, réduite encore pour l'essentiel au statut de tradition orale, est la grande bénéficiaire de l'opération : transformer le curvum Graecum en loquela Britannica, c'est conférer à celle-ci l'éminente autorité de la tradition classique.

Voilà ce que formatise la translatio de Troie à Britannia. On notera que le point de vue exprimé ici sur l'origine des langues est fort intéressant : c'est celle qui vient après, parce qu'elle récupère et intègre les acquis de celles qui l'ont précédée, qui l'emporte en dignitélxxxiii. Cela suffit à justifier la mention fort controversée, dans le prologue et l'épilogue, d'un vetustissimus liber en langue bretonne qui aurait servi de source à notre auteur : à la lumière des analyses qui précèdent, son caractère fictif ne semble plus faire le moindre doutelxxxiv.

* * *

On s'aperçoit que, dans ces conditions, la question : vérité ou fiction ? sincérité ou mensonge ? n'a plus guère de sens, puisque tout se passe au niveau de l'expression. Est-ce à dire que les jeux un peu futiles de l'intertextualité, dont le décryptage nous procure, certes, autant de plaisir qu'aux lecteurs érudits qu'ils visaient, suffisent à épuiser la signification de l'oeuvre ? Un tel point de vue nous semble anachronique, tant il est vrai qu'au XIIe siècle, la

lxxxi Vers 6-8 (éd.A.Brasseur, Genève, 1989, p.3).

lxxxii Voilà, nous semble-t-il, le point essentiel. Si l'on tient absolument à rapporter l'Historia aux théories modernes du roman, on préférera l'immense Bakhtine à l'honnête Lukacs : ce qui fait la spécificité

"romanesque" de l'ouvrage de Geoffroy, ce n'est pas la problématisation du personnage central (ni Brutus ni Arthur ne vivent à proprement parler d'"apprentissage" à la Wilhelm Meister), mais la faculté pour le texte de s'incorporer tout une série de genres préexistants. On notera cependant que l'effet d'"hétérologie", pour reprendre la traduction de Tzvetan Todorov (Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, 1981, p.88-93) n'est pas lié à une variation des niveaux stylistiques - le style de Geoffroy est d'une platitude constante, sauf dans les quelques lettres et discours, composés en respect scrupuleux des règles de la rhétorique, et qui fonctionnent comme des clins d'oeil à l'intention du lecteur cultivé. En revanche, ce que le lecteur "ordinaire", dont nous définirons bientôt la physionomie, percevait à coup sûr immédiatement, c'était la variété du matériel thématique, qu'il était assurément capable, comme Jean Bodel, de rapporter à son origine. Or, c'est

précisément cette intégration de divers types d'énoncés qui caractérise la première littérature en langue vulgaire à vocation non strictement orale.

lxxxiii C'est une illustration inattendue de la fameuse métaphore, chère à Bernard de Chartres, des "nains sur les épaules des géants".

lxxxiv Laurence Mathey-Maille signale, avec le sourire indulgent qui s'impose, que le dernier carré des intégristes de la thèse celtisante ne s'est pas encore tout à fait résigné à son inexistence (op.cit., p.14).

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