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Oncologie : Article pp.261-266 du Vol.4 n°4 (2010)

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ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

Inégalités psychiques et cancers au regard des théories psychosomatiques

Psychological inequalities and cancer in front of psychosomatic theories

V. Jadoulle

Reçu le 20 août 2010 ; accepté le 10 septembre 2010

© Springer-Verlag France 2010

RésuméLes inégalités face au cancer sont certes en partie sociales, mais nous renvoient aussi à cette injustice première qui fait que certaines personnes tombent malades et d’autres pas. Il est possible que des inégalités psychiques intervien- nent aussi, des facteurs psychologiques étant susceptibles de prédisposer en partie certaines personnes à la survenue d’une maladie cancéreuse ou de péjorer leur pronostic. Ces hypo- thèses psychosomatiques ne justifient néanmoins pas les attributions causales strictement psychogénétiques, ni les interprétations métaphoriques héritées des théories sur l’hystérie de conversion. Il est compréhensible que les patients confrontés à cette « injustice première » échafaudent parfois de telles explications, mais il est important qu’une pensée psychosomatique qui se respecte s’en démarque clairement, pour ne pas faire le nid de la culpabilisation du patient et de la négligence des soins somatiques.Pour citer cette revue : Psycho-Oncol. 4 (2010).

Mots clésCancer · Psycho-oncologie · Psychosomatique

AbstractInequalities in cancer are certainly partly social, and we refer this as first injustice that makes some people sick while not others. It is possible that psychic inequalities also interfere, since psychological factors might partly predispose some people to the occurrence of a cancer or to unfavorable prognosis. These psychosomatic hypotheses do not justify neither strictly causal psychogenetic attributions nor meta- phorical interpretations inherited from theories about hysteria.

It is understandable that patients facing this“first injustice” sometimes construct such explanations, but it is important that a respectable psychosomatic thought clearly stands out against, to avoid blaming the patient and neglecting somatic care.To cite this journal: Psycho-Oncol. 4 (2010).

KeywordsCancer · Psycho-oncology · Psychosomatic

Des inégalités sociales à l’injustice première

Nous sommes confrontés dans le domaine du cancer à d’importantes inégalités sociales, qui semblent même s’aggra- ver au fil des décennies [18]. La surmortalité par cancer des personnes socialement défavorisées s’explique à la fois par une plus grande incidence et par un moins bon pronostic [7]. Face à ces constats inquiétants, notre souci est bien sûr de tenter de comprendre les rouages qui mènent à de telles disparités, pour arriver à plus d’équité. Nous aspirons en fait, comme d’autres le font par exemple dans le domaine de l’enseignement, à une sorte d’égalité des chances. « L’égalité des chances, écrit André Comte-Sponville, c’est le droit de ne pas dépendre exclusivement de la chance, ni de la malchance.

(…) C’est comme une justice anticipée, et anticipatrice : c’est protéger l’avenir, autant que faire se peut, contre les injustices du passé, et même du présent. »

Mais peut-on vraiment parler d’égalité des chances en oncologie ? Même si nous arrivons un jour à réduire les inégalités sociales, nous savons qu’il restera une injustice fondamentale, tellement incontournable que nous essayons souvent de la négliger : la première inégalité restera que des personnes tombent malades alors que d’autres restent en bonne santé… « Certains sont atteints, d’autres pas, pourquoi moi ? » écrit Nicole Pelicier dans l’argumentaire introductif du 27eCongrès de la Société française de psycho- oncologie, consacré aux inégalités en oncologie. Voilà bien la première injustice, celle-là même qui heurte tant nos patients et suscite en eux tant de révolte…Les « je n’ai pas mérité ça », « qu’ai-je fait pour que cela tombe sur moi ? », sont autant de marques de cette colère et de la recherche d’explications qui s’en suit, le patient voulant croire, à l’instar d’André Comte-Sponville, que son destin ne dépend pas exclusivement de la malchance. Il cherche alors à comprendre pourquoi cela lui arrive…

Les avancées médicales permettent d’expliquer, en partie, pourquoi des personnes développent un cancer, via un cer- tain nombre de facteurs étiologiques comme le tabagisme, l’alcool, l’obésité, la sédentarité, des facteurs génétiques, environnementaux, toxiques, microbiens, endocriniens,

V. Jadoulle (*)

Centre de guidance de Louvain-la-Neuve, grand place 43, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique

e-mail : vincent.jadoulle@uclouvain.be

Centre neurologique William Lennox, allée de Clerlande, 6, B-1340 Ottignies, Belgique

DOI 10.1007/s11839-010-0287-x

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alimentaires, etc. Néanmoins, les sciences biomédicales ne parviennent pas à fournir des explications complètes en matière de survenue des cancers. Face à ces questions, les patients et les soignants sont, du coup, souvent portés à cher- cher des explications vers d’autres horizons, en se tournant notamment vers la psychologie. Le manque d’explications scientifiques crée presque toujours un appel d’air du côté des théories psychosomatiques. Il en fut par exemple ainsi dans la recherche sur les fausses couches, qui jusque dans les années 1960, demeuraient largement inexpliquées. Toute une littérature psychosomatique avait alors fleuri sur la question, jusqu’à la découverte de l’origine génétique de la plupart des avortements spontanés… Le vide de savoir scientifique explique donc souvent que l’on s’intéresse aux théories psychosomatiques. Cela n’enlève pas l’intérêt que celles-ci peuvent parfois présenter, mais nous invite à une certaine prudence…

Des études issues de la psychologie expérimentale

Depuis plus de 30 ans, des centaines d’études de cohortes, organisées selon des méthodes standardisées, avec des designs rétrospectifs, prospectifs ou semi-prospectifs (suivis de sujets à risque), ont investigué l’impact de différentes variables psychiques sur la survenue et/ou l’évolution de cancers : la personnalité, la dépression, les événements de vie stressants et les modes d’ajustement. Les revues de littérature ne permettent ni d’infirmer ni de confirmer l’implication de ces facteurs, les résultats des études les plus sérieuses étant contradictoires et pouvant être biaisés par des faiblesses méthodologiques et des variables confon- dantes [6,10,12,24]. Dans l’état actuel des connaissances, on ne peut donc pas présenter les paramètres psychologiques comme des facteurs de risque bien établis, même s’il n’est pas exclu qu’ils puissent jouer un rôle contributif dans l’étio- logie et la progression des cancers, parmi d’autres variables avec lesquelles ils pourraient d’ailleurs être en interaction.

La méthode psychosomatique

Les patients ont souvent une idée tronquée de ces études, car ce sont principalement les résultats dits « positifs » qui sont relayés par les médias, à l’affût de données spectaculaires.

Ces médias présentent souvent la connexion entre l’état mental et la maladie, cancéreuse ou non d’ailleurs, comme directe et prépondérante : le nourrisson a de l’eczémaparce qu’il se sent insécurisé, la femme au foyer d’âge moyen attrape le cancer du seinparce qu’elle rumine à propos de son « nid vide », etc. Si l’on n’y prend garde, on pourrait rattacher ces « explications » à l’approche psychosomatique.

Pourtant, comme nous allons le voir, celle-ci évolue dans un sens radicalement opposé à ce genre de raccourcis simplificateurs.

Freud n’a pas abordé la psychosomatique au sens strict, c’est-à-dire l’étude de l’implication éventuelle du psychisme dans la genèse des maladies à substrat organique lésionnel.

Alexander fut un de ses premiers successeurs à s’y intéres- ser. Il essaya de mettre en évidence des conflits intra- psychiques sous-jacents à différentes maladies dites psychosomatiques. À l’époque déjà, on relevait chez lui le souci d’éviter une attribution psychogène totale : « (…) les explications exclusivement psychogénétiques pour des maladies telles que l’ulcère gastrique ne sont pas défen- dables du fait que la constellation émotionnelle qu’on retrouve chez les malades qui souffrent d’un ulcère gastrique se retrouve chez des individus qui n’en souffrent pas. Des facteurs locaux ou somatiques d’ordre plus général déterminant une maladie doivent être présents, et seule la coexistence de ces deux genres de facteurs—émotionnels et somatiques—peut expliquer la formation de l’ulcère » [1]. Et Alexander n’est pas dupe du caractère hypothétique qu’il y a à isoler certaines maladies dont la composante

« psy » serait prédominante : « Une autre question contro- versée est le terme diagnostique ou nosographique“maladie psychosomatique” (…). À l’origine de cette attitude, on trouve l’hypothèse, écrit-il (souligné par nous), que dans ces maladies, le facteur causal essentiel est d’ordre psychologique ».

Les avancées biomédicales ultérieures donneront raison à cette prudence, en remettant en question tant les explications psychosomatiques exclusives que la pertinence de la série de sept maladies sur lesquelles se focalisaient les premiers psy- chosomaticiens. Cette liste, appelée Chicago seven, repre- nait l’asthme, l’ulcère gastrique, la maladie de Basedow, la polyarthrite rhumatoïde, la rectocolite ulcérohémorragique, l’hypertension artérielle essentielle et certaines dermatoses.

À la suite de la découverte de nombreuses autres causes de ces maladies (génétiques, immunitaires, infectieuses, endo- criniennes et/ou environnementales…), la psychosomatique évolue résolument vers des modèles plurifactoriels inter- actifs, qui rendent sans doute mieux compte de la complexité en jeu en n’omettant pas la participation possible de déter- minants psychosociaux, mais sans dénier l’importance des autres facteurs. Et elle se considère davantage comme une méthode d’approche globale du patient que comme une démarche diagnostique qui viserait à circonscrire un certain nombre de maladies comme étant psychosomatiques alors que d’autres ne le seraient pas : « La médecine psychosoma- tique actuelle ne s’intéresse plus spécifiquement à un nom- bre limité d’affections, écrit Luminet, mais bien plutôt au malade psychosomatique chez qui les problèmes émotion- nels sont susceptibles d’avoir un retentissement sur les fonctions somatiques, mais aussi chez qui les troubles soma- tiques entraînent des réactions psychologiques (…) » [15].

On peut donc dire qu’on est progressivement passé de

« l’approche des maladies psychosomatiques » à

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«l’approche psychosomatique des malades»…Au fil des dernières décennies, la pensée psychosomatique s’est du coup décentrée de cette liste initiale de sept maladies.

L’oncologie ne constitue qu’un exemple parmi d’autres des champs nouveaux abordés par cette méthode.

L’interprétation symbolique de la maladie

Face à l’injustice et à l’énigme que constitue la survenue d’un cancer, on risque donc de verser dans des explications exclusivement psychogènes, qui éludent la complexité du problème. Au sein de ces explications réductrices, on retrouve souvent la notion selon laquelle la maladie serait la traduction symbolique d’un conflit psychique sous- jacent. Selon les auteurs du livre Les fractures de l’âme, une mère qui vit le départ de ses enfants devenus autonomes comme la fin de sa maternité, risque de développer un cancer de l’utérus [8]. Dans le même ordre d’idée, Liste estime que le cancer du sein peut être vu comme une tentative de la femme de se débarrasser de l’organe mammaire en tant que symbole de sa féminité. Renard défend lui aussi cette idée d’un « langage symbolique du corps » en psychosomatique [20]. Les maladies et les symptômes sont, pour lui, « des symboles qui communiquent au-delà des mots ». L’impossi- bilité d’être enceinte pourrait déclencher un néoplasme de l’utérus, et un cancer du vagin pourrait se développer chez une femme si celle-ci n’est pas comblée sur le plan sexuel…

« Un conflit de peur du genre“J’en ai eu le souffle coupé” provoque un cancer du larynx », écrit-il dans une vignette clinique [20].

Les personnes non averties pourraient, à nouveau, rattacher ce genre d’interprétation aux théories psycho- somatiques. Une pensée psychosomatique psychodynamique rigoureuse veille pourtant à bien distinguer les mécanismes de conversion hystérique, où cette notion de symbolisation par le corps a tout son sens, et les phénomènes psychosoma- tiques que l’on ne peut assimiler à de telles métaphores. Pour rappel, les conversions se manifestent essentiellement sous forme de déficits moteurs, sensitifs ou sensoriels qui ne res- pectent pas la topographie ni la séméiologie des syndromes neurologiques lésionnels, parce qu’ils ne résultent pas d’une lésion organique. C’est ce qui faisait dire autrefois qu’il s’agissait de « simulations volontaires ». La psychanalyse insistera plutôt par la suite sur les origines inconscientes de la conversion. Alors que Charcot avait décrit les symptômes hystériques en tant que faits observables, souvent spectacu- laires, Freud découvre qu’il n’y a pas tant à lesvoirqu’à les entendre: ils s’avèrent construits comme des messages dont l’auteur même ignore au départ la signification. Les pulsions, les désirs en désaccord avec les interdits moraux de la personne sont en effet « censurés » et refoulés dans l’inconscient, et les symptômes corporels viennent exprimer, de manière déguisée, les représentations refoulées en rapport

avec ces conflits intérieurs [22]. Pour Freud, cette expression est parfois de nature « symbolique » ; il parle alors de

« conversion par symbolisation » [11]. Une de ses patientes, Cécilie M., souffrait ainsi d’une violente névralgie faciale depuis qu’une remarque cinglante de son mari l’avait péni- blement frappée : « C’est comme un coup reçu en plein visage », disait-elle en évoquant les propos de son époux.

Chez les successeurs de Freud, notamment ceux se récla- mant de Lacan, cette hypothèse quant à la nature symbolique de certaines conversions devint l’explication privilégiée des phénomènes hystériques.

Les répercussions dans le corps de tensions non mentalisées

Alexander pressentait déjà le risque de confusion entre ces conversions et les troubles psychosomatiques, et affirmait que l’on ne pouvait pas étendre à l’ensemble des troubles corporels psychogènes le modèle de l’hystérie [1]. L’évolu- tion ultérieure de la pensée psychosomatique ira dans le même sens. Dès les années soixante, Marty, fondateur de l’École de psychosomatique de Paris, observe de manière récurrente, chez des patients présentant des maladies dites psychosomatiques, un mode de pensée et de fonctionnement psychocomportemental particulier, qu’il nomme « pensée opératoire » [17]. Ce fonctionnement est répétitif, monotone et froid, centré sur la logique, le pragmatique, l’actuel et le factuel, sans lien avec des mouvements imaginaires ou émotionnels, qui semblent faire défaut. Mac Dougall emploie, elle, le terme de « désaffectation » pour décrire cette dévita- lisation de certains patients qui désinvestissent leur propre psyché jusqu’à s’en déconnecter, en se coupant de leur imaginaire et de leurs émotions [16]. Ces sujets ne parvien- draient pas à « psychiser » leurs vécus bruts c’est-à-dire à relier les sensations qui les envahissent à des représentations et à des affects. Faute d’être mentalisées, les tensions nées de mouvements pulsionnels et d’expériences psychoaffectives seraient canalisées soit dans les comportements, sous forme de « passages à l’acte », soit dans le soma, sous forme de maladies lésionnelles. Le même phénomène serait possible sans déficit particulier de mentalisation lors d’un trauma- tisme psychique, la démesure des excitations subies débor- dant alors l’appareil psychique pour se répandre dans la sphère somatique.

Progressivement, la psychanalyse s’est ensuite intéressée à ce qui pourrait bien s’être passé « en amont » pour prédis- poser le sujet à une telle configuration psychique. Normale- ment, c’est la mère ou ses substituts et équivalents qui vient interpréter l’inconfort brut du nourrisson, mettre des mots sur ses pleurs, les attribuer à un état affectif, une contrainte, un besoin…Elle « pense les pensées » de son bébé en men- talisant pour lui les stimuli dont il est l’objet et les sensations dont il ne sait encore rien faire seul [23]. Progressivement,

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cette capacité maternelle de « métaboliser » ce qui arrive à l’enfant est assimilée par celui-ci. En reprenant à son compte la « fonction pensante » de la mère, le sujet pourra peu à peu contenir en lui ses expériences psychosensorielles, en les dotant lui-même de significations.

Mais si la mère est défaillante dans cette fonction, le nour- risson se retrouve seul face à la réalité extérieure et face à son monde interne. Cela peut, par exemple, être le cas si la mère est absente ou si elle est elle-même en détresse, dépressive, ou incapable d’élaborer ses propres expériences affectives, et a fortiori celles de son enfant [16]. Celui-ci vit alors toutes les sollicitations physiques et psychiques comme des agres- sions. Le contact avec le flot de ses sensations brutes, non médiatisées par la mère, lui est tellement insupportable qu’il doit alors mettre à distance tout ce qu’il ressent : en l’absence de contenant maternel, tout stimulus psychosensoriel, interne ou externe, devient traumatique, et la survie psychique n’est possible qu’en se coupant de son propre monde intérieur, pour ne plus éprouver aucun affect [4]. La

« solution opératoire » protège l’enfant contre des vécus d’anéantissement, elle le sauve d’une agression de son psychisme par des excitations impossibles à traiter [14].

Les réactivations ultérieures de ces angoisses archaïques, par exemple à l’occasion d’événements de vie difficiles, pourraient à nouveau dépasser le sujet dans ses capacités de mentalisation, et favoriser une décharge dans le soma des tensions ainsi accumulées. Cette décharge signerait donc l’insuffisance du système de pare-excitation, sans figurer tel ou tel conflit intrapsychique de manière métaphorique.

Tandis que l’Ecole de Paris développait le concept de

« pensée opératoire », Peter Sifnéos, psychanalyste améri- cain, mettait en évidence chez des patients présentant des troubles dits psychosomatiques un fonctionnement de prédilection du même ordre, avec anesthésie de leurs émotions, incapacité de décrire ou d’exprimer celles-ci, pauvreté de leur vie imaginaire, recours préférentiel à l’action, pensée utilitaire, discours descriptif (25). Certaines études ont ensuite montré une association de ce fonctionne- ment, dénommé « alexithymie », avec des maladies somatiques comme l’hypertension artérielle essentielle, les coronaropathies, l’asthme, l’insuffisance respiratoire chro- nique, la maladie de Crohn, les ulcères gastroduodénaux, les gastrites érosives, la polyarthrite rhumatoïde, les dyspla- sies cervicales, mais aussi avec les troubles somatoformes, les addictions, les syndromes de stress post-traumatique, les attaques de panique, les troubles des conduites alimentai- res, les dépressions, etc. [5,13,26]. Si l’on pensait à l’ori- gine avoir trouvé dans l’alexithymie un trait de personnalité spécifique des patients dits psychosomatiques, on a donc ensuite été plutôt amené à la considérer comme un trouble de la régulation émotionnelle présent au sein de la popula- tion générale, représentant un facteur de risque pour une

variété de troubles somatiques et psychiatriques, et pouvant aussi, dans certains cas, constituer un état à vocation défensive (alexithymie secondaire, par exemple après une transplantation d’organe).

L’hypothèse de la vulnérabilité somatique des patients alexithymiques va globalement dans le même sens que celle de la pensée opératoire : l’alexithymie fragiliserait le sujet en le rendant inapte à mentaliser les stimuli psychosensoriels auxquels il est confronté, avec un risque d’activation physio- logique intempestive lors des expériences émotionnelles. Il existe probablement un certain parallélisme entre cette activation physiologique intempestive et les effets et voies physiques du « stress », tels qu’ils commencent à être mis en évidence par la psychoneuroendocrino-immunologie.

Le sens dit secondaire de la survenue du symptôme psychosomatique

On peut donc faire l’hypothèse que dans certains cas, l’atteinte lésionnelle du corps puisse ne pas survenir seule- ment suite à des facteurs biologiques et qu’elle puisse ne pas dépendre uniquement du hasard, de cette « malchance » dont nous parlions : elle pourrait être (aussi) en partie liée à des lacunes dans les processus de liaison psychique, les tensions accumulées risquant de se répercuter dans l’organisme.

Contrairement à ce qui se passe dans l’hystérie, où le corps constitue une scène signifiante sur laquelle se déploie l’intrigue inconsciente qui tenaille le sujet, le soma ne serait, dans le phénomène psychosomatique, que l’exutoire d’une tension qui n’a pu se conflictualiser au niveau psychique.

Tout au plus pourrait-on donc tenter d’interpréter avec le patientla survenuedu symptôme somatique, sans être auto- risé à interpréter le symptôme en tant que tel. C’est ce qui faisait dire à de M’Uzan, pour le différencier de la conver- sion hystérique, que « le symptôme psychosomatique est bête » [15]. S’il est dénué de « sens symbolique », le fait qu’il se produisepourrait avoir un « sens », dans la mesure où cette survenue pourrait être en partie liée à des prédispo- sitions psychiques, elles-mêmes en lien avec des privations précoces suivies d’un mode de fonctionnement mental particulier et de réactivations traumatiques ultérieures…

C’est pourquoi certains thérapeutes entreprennent avec des patients atteints d’une maladie somatique, cancéreuse ou non, un travail autour des interactions possibles entre leurs histoires psychique et somatique, travail qui leur per- met parfois d’y mettre « du sens » [2]. Ces psychothérapies ne reposent encore aujourd’hui que sur des hypothèses, et le

« sens » qui s’en dégage éventuellement ne peut jamais être considéré comme « l’origine » ou « la cause » des troubles, celles-ci demeurant toujours inaccessibles. Tout juste peut-on parfois dégager un « sens secondaire » ou « trouvé », une reconstruction par le travail thérapeutique de l’inscrip- tion de la maladie dans l’histoire subjective. Ce qui faisait

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dire à Feder que « la prédiction du passé par l’analyse ne lève pas le mystère de l’origine » [9].

Plusieurs dangers doivent être évités au décours d’un tel travail. D’abord, celui d’une attention exclusive aux phéno- mènes psychiques en amont de l’événement somatique, en négligeant les répercussions de celui-ci sur l’organisation psychique du patient. Ensuite, celui de renforcer chez cer- tains patients un fantasme de « destinée psychosomatique ».

Certains malades imaginent, en effet, leur existence comme entièrement soumise à une fatalité, inéluctable quoique de nature psychologique ! Il en fut probablement ainsi de Zorn, qui considérait son cancer comme une conséquence logique et prévisible de sa personnalité [27]. Il faut aussi veiller à ne pas conforter d’éventuelles attentes de guérison par le psychisme. Certaines études laissent penser qu’une psychothérapie est susceptible d’avoir un effet positif sur la survie du patient cancéreux, d’autres ne retrouvent pas de telle influence [3,19,21]. Si l’impact des psychothérapies sur la qualité de vie est assez évident, leur effet sur la

« quantité de vie » reste vivement controversé. Il convient donc d’être attentif aux éventuelles attentes magiques de guérison, pour éviter que le cadre proposé n’entre en collusion avec elles.

Les effets pervers des interprétations sauvages

Les hypothèses psychosomatiques doivent, en outre, être maniées avec prudence pour éviter de culpabiliser le patient en le rendant responsable de ce qui lui arrive. D’autant que, comme nous l’avons vu, toute une littérature déforme la pen- sée psychosomatique en attribuant complètement la maladie à des causes psychiques. « Il n’y a pas une seule maladie que nous n’ayons d’abord nous-mêmes construite dans notre mental », affirme ainsi Renard [20]. « Lorsque la décision d’aller vers la santé est prise, le psychisme mobilise des ressources de santé fantastiques qui vont, avec le soutien des thérapies, permettre de se délivrer du joug de la maladie. », écrit-il encore. Dans cette optique, le sentiment de culpabilité sera dédoublé en cas d’évolution péjorative, car celle-ci signe alors le manque de volonté du patient ou son inaptitude à corriger ses désordres intérieurs.

Un autre effet pervers de l’imposture du « tout-psychique » est le risque que le patient crédule néglige ses soins physi- ques. Ainsi, cette patiente qui ne suivait plus ses cures de chimiothérapie car elle se sentait plutôt invitée par les théo- ries de Hamer à liquider ses conflits psychiques…Celui-ci aurait en effet constaté que les malades qui survivent à leur cancer ont résolu leur conflit intérieur ou ont réussi à prendre une certaine distance vis-à-vis de celui-ci [20]. Renard déclare même qu’en cas de dépistage d’une tumeur, il est inutile de s’y attaquer si le conflit psychologique qui en est responsable a été dépassé. Dans ce cas, les traitements conventionnels risquent même d’après l’auteur de provoquer

de nouveaux conflits, par exemple des conflits de panique ou de dévalorisation, donc de nouveaux cancers, iatrogènes… C’est pourquoi « chacun s’en remettra à son jugement personnel pour décider quand l’autoguérison est indiquée et quand l’attention experte d’un spécialiste est préférable », écrit-il…

En dénonçant ces dérives, nous ne visons pas les repré- sentations singulières qu’ont les patients de leur maladie et qui sont parfois de la même trempe : tel patient attribuant son cancer digestif au fait qu’il n’a pu avaler un échec profes- sionnel, tel autre mettant son cancer testiculaire sur le compte de son homosexualité, etc. Même si elles sont aussi parfois contaminées par la culture ambiante qui galvaude les hypothèses psychosomatiques, ces représentations témoi- gnent à la fois du besoin du sujet de donner sens à ce qui lui arrive et de l’investissement psychique de son corps, et sont donc en soi éminemment respectables.

La pensée magique pseudopsychosomatique

En tant que soignants, nous nous devons donc de rester vigilants pour ne pas être influencés par les raccourcis pseu- dopsychosomatiques simplistes et pour mettre en garde nos patients contre les dangers de certaines « sirènes ». Des

« gourous », « thérapeutes » autoproclamés et groupes peu scrupuleux profitent en effet de la vulnérabilité de personnes atteintes d’un cancer pour les appâter au moyen de théories explicatives psychogénétiques non validées, souvent infil- trées de convictions spirituelles et surnaturelles, avec des promesses de guérison. Ces miroirs aux alouettes sont sédui- sants : en faisant de tout cancer une sorte de production psy- chique et en niant l’autonomie même relative du somatique, ils répondent à nos fantasmes de toute-puissance de l’esprit sur le corps. Dans cette logique, un fonctionnement psychique « sans faille » pourrait en effet nous vacciner contre la maladie, ou nous guérir… Ainsi, Renard écrit-il, à propos de « l’homme de demain » : « Toutes les émotions inférieures, toutes les inhibitions que l’homme s’impose, seront reconnues comme étant des facteurs qui prédisposent aux maladies. Notre humanité apprendra à apprivoiser ses émotions négatives et nous verrons progressivement disparaître le cancer et bien d’autres maladies. » [20].

Il faut reconnaître que même les théories psychosomati- ques les plus rigoureuses sont susceptibles de contribuer malgré elles à cette illusion qu’une mentalisation parfaite puisse être « l’antidote » de la maladie…D’où l’importance qu’elles se démarquent clairement de ces croyances en maintenant une pensée complexe et critique, pour éviter les dérives auxquelles peuvent mener les raccourcis simplistes et les positions dépourvues de nuances…

Conflit d’intérêt :l’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt.

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