ARTICLE ORIGINAL /ORIGINAL ARTICLE
Hauts les seins ?
Boobs up?
D. Gros
Reçu le 19 septembre 2013 ; accepté le 22 octobre 2013
© Springer-Verlag France 2013
Résumé Sujet léger, le soutien-gorge ? Pas autant que d’aucuns pourraient le croire. Derrière sa fonction officielle d’accessoire d’orthopédie esthétique, il comporte de multi- ples facettes et enjeux. Marqueur identitaire, cet objet fémi- nin comporte aussi des aspects sanitaires, économiques, sociaux et politiques. Sa légitimité, sa nécessité ou son inu- tilité, son innocuité donnent régulièrement lieu à des discus- sions qui agitent même les moralistes et les philosophes. Le soutien-gorge est-il un besoin biologique ou une construc- tion sociale ? Un simple artifice et un attrape-cœur ? Un protège-pudeur, un symbole d’oppression, un instrument utile ou nuisible à la santé des seins ? N’étant aucunement une invention de la modernité, il provoque ces débats depuis longtemps. Même s’il n’est pas vraiment un sujet de préoc- cupation des soignants, cet objet féminin apparemment ano- din sous-tend des interrogations qui renvoient au sein lui- même : définition, fonctions, symbolique, ambiguïté…Dans le contexte de l’après-cancer, il ravive les interrogations sur son bien-fondé, ses qualités, ses objectifs. Dans un monde où le sein est perçu comme un lieu du corps féminin menacé par la maladie ou la décrépitude, le soutien-gorge devient un instrument multitâche jugé nécessaire autant au bien-être, à la beauté et à la santé du sein qu’à la protection des femmes.
Mots clésSoutien-gorge · Sein · Cancer · Féminisme
AbstractIs the bra a light-hearted subject? Not as much as some might think. Its official function as an aesthetic ortho- paedic accessory hides many different facets and issues. This feminine article is an identity marker, and also has health, economic, social and political aspects. Even moralists and philosophers regularly get involved in heated discussions about its legitimacy, necessity, uselessness or harmlessness.
Is the bra a biological necessity or a social construction? A simple artefact and an attention seeker? A modesty protector,
a symbol of oppression, a useful instrument or one that damages breast health? Since it is by no means a recent invention, these debates have been going on for a long time.
Even if it does not really preoccupy the healthcare profes- sion, this apparently banal female article underpins questions related to the breast itself - its definition, functions, symbo- lism, ambiguity… In the post-breast cancer context, it renews questions about its validity, qualities and aims. In a world in which the breast is seen as a part of the female body threatened by disease or decrepitude, the bra becomes a mul- tipurpose item seen as necessary as much for the health, beauty and well-being of the breast as for the protection of women.
Keywords Bra · Breast · Cancer · Feminism
«Nous appelons contre nature ce qui advient contre la coutume».
Montaigne,Essais, II, 30.
Soutien-gorge et étui pénien
Parmi les enfants qui jouaient sur la plage, une petite fille attira mon regard. Sept ou huit ans peut-être, pas plus, elle portait déjà un soutien-gorge. N’étant rempli par rien, l’objet s’aplatissait sur son thorax enfantin. Seuls, quelques rares minuscules bourrelets de tissu gonflés de vide évitaient un effet de plat absolu.
Pourquoi cette enfant avait-elle réclamé un soutien- gorge ? Sans doute pour se sentir presque femme ou tout simplement pour faire comme maman. À moins que sa mère ne le lui ait imposé d’office. Allez savoir. Même en prenant l’air le plus innocent et dégagé du monde, je me voyais mal l’interroger sur ce point. Essayez donc, si vous êtes un homme, de poser à une femme des questions sur cet objet intime.
En réalité, avais-je besoin de questionner la mère ou l’enfant ? Pourquoi porter un soutien-gorge destiné à
D. Gros (*)
Praticien hospitalier honoraire, hôpitaux universitaires, Strasbourg, France
e-mail : domgros@wanadoo.fr DOI 10.1007/s11839-013-0435-1
maintenir les seins quand il n’y a pas de seins ? Chacune et chacun le sait : pour ressembler à une vraie femme—avec de vrais seins et en attendant qu’ils viennent, qu’ils se déve- loppent, qu’ils émergent enfin.
Pour l’avoir vue à Paris, Galerie Perrotin, j’avais en mémoire cetteœuvre de Sophie Calle intitulée The Breasts/
Les Seins miraculeux, 2001. C’est une photographie noir et blanc, un autoportrait sans visage, torse nu. Placé autour de la taille, le soutien-gorge est agencé devant derrière, tandis que l’artiste soutient ses seins de ses deux mains. Un texte accom- pagne l’image : « Adolescente, j’étais plate. Pour imiter mes amies, j’avais acheté un soutien-gorge dont je ne tirais évi- demment aucun avantage. Ma mère, qui exhibait fièrement un buste resplendissant, et ne manquait jamais l’occasion de faire un mot d’esprit, l’avait surnommé soutien-rien. Je l’entends encore. »
Le soutien-gorge est un marqueur d’identité sexuée. Dans le jeu des apparences et de l’affirmation du genre féminin, il constitue un artifice pour pallier un manque, remplir du vide, donner un volume. De même, pour affirmer leur genre mas- culin, les hommes ont su inventer des objets adéquats. En Papouasie Nouvelle-Guinée, il y a lekoteka, cet étui pénien fabriqué avec l’extrémité tubulée d’une coloquinte et attaché à la taille par des fibres végétales. Toujours pointé vers le haut et pouvant atteindre un mètre, il magnifie la fonction de l’attribut masculin. Comme le soutien-gorge, il protège, cache et met en relief.
Dans l’Europe d’autrefois, les hommes s’affublaient de braguettes exagérant à outrance leur contenu–témoins les portraits de Henri VIII, Charles Quint ou les paysans peints par Bruegel. D’où la fameuse moquerie qu’en fit Montaigne :
« Que voulait dire cette ridicule partie des chausses de nos pères, qui se voit encore en nos gardes suisses ? À quoi sert l’exposition que nous faisons à cette heure de nos pièces (parties génitales), sous nos grègues (culottes) et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fausseté et imposture ? » [20].
Si vous pensez que l’usage de ces braguettes menteuses a disparu, vous ne connaissez pas le slipWonderjock. En argot américain,jockdésigne le mâle athlétique et bien membré.
Créé par une marque australienne de sous-vêtements mascu- lins, ce slip possède un dispositif qui donne du volume aux hommes là où ils veulent en montrer. Ici, point de rembour- rage, mais une coque de tissu qui soulève et repousse vers l’avant les parties génitales.Wonderbrapour elle,Wonder- jockpour lui.
En raison de ses connotations sexuelles, le soutien-gorge donne lieu à des perceptions et des jugements différents. Ici, il est un allié des bonnes mœurs, là, il en est l’ennemi.
Au nom de la pudeur, les uns jugent le soutien-gorge indispensable. « T’es tout’nue sous ton pull / Y a la rue qu’est maboul / Jolie môme…» [7]. Sans lui, en effet, les seins bougent, leurs pointes saillent, ils attirent le regard.
Dans un arrêt rendu le 29 novembre 1982, la Cour d’appel de Nancy a donné raison à un employeur qui avait licencié une salariée pour cause de chemisier transparent et poitrine nue [10]. Bien des femmes éprouvent de la gêne à l’idée de fréquenter l’espace public les seins libres et être soupçon- nées de légèreté.
Au nom de cette même pudeur, d’autres condamnent le soutien-gorge. Avec lui, en effet, les formes s’accentuent et s’affirment dans le champ du regard d’autrui. Les seins sont plus hauts, plus ronds, plus proéminents. D’où, la critique fort ancienne faite par le chanoine Jean Polman dansLe Chancre ou Couvre-sein féminin. À quoi l’auteur compare-t-il le décol- leté engendré par les « ceinturons, bandelettes et beaux rubans »qui serrent et étreignent les seins ? À un cancer !
« Cette ouverture du sein féminin va gagnant peu à peu et s’étend comme un chancre.Ut cancer serpit— il serpente comme un cancer » [21]. Depuis peu, en Somalie, les fonda- mentalistes musulmans ont décidé d’interdire le port du soutien-gorge considéré comme un artifice tentateur et impo- sent les seins nus sous la burqa.
Soutenir les seins : besoin biologique ou construction sociale ?
Quel est l’objectif déclaré du soutien-gorge ? Soutenir les seins. Les Espagnoles l’appellentsostén, les Italiennesreg- gisenooureggipetto, les Allemandesbüstenhalter, les Por- tugaisesporta-seios, les Polonaisessutien…Les Françaises disentsoutien-gorgeou plus familièrementsoutif. Les anglo- phones ont opté pourbrassièreet plus communémentbra.
Pourquoi soutenir les seins ? Parce qu’ils peinent, dit-on, à se soutenir tout seuls — surtout à partir d’une certaine taille. Le soutien-gorge a une fonction orthopédique—du grec orthos, droit. « Soutient les faibles, contient les forts, ramène les égarés », pouvait-on lire sur l’enseigne d’une corsetière parisienne d’autrefois.
Plaqués sur les muscles pectoraux, les seins glissent sur le thorax sans entrave apparente. La preuve ? Prenez vos seins entre les mains ou ceux de votre amie. À votre gré, vous pouvez les remonter ou les abaisser, les rapprocher ou les écarter. Rien n’empêche de les mobiliser et de les déplacer dans tous les sens. Un sein dans chaque main, vous pouvez même les faire danser l’un avec l’autre — comme le fait Annie Sprinkle dans son Ballet des seins, sur l’air d’une valse de Strauss.
Jointe aux effets de la gravité, cette plasticité conduit les seins à s’incliner vers le bas et subir une ptôse, comme disent les médecins. Conclusion ? Ilfautles soutenir, c’est uneévi- dence. À l’appui de ce dogme circule toute cette imagerie de femmes non civilisées aux seins flasques et tombants
— preuve jugée manifeste de l’affaissement inévitable quand rien ne soutient la poitrine.
En réalité, nul n’a jamais démontré l’utilité du soutien- gorge dans la réduction de cette ptôse. Cherchez, vous ne trouverez rien. Cet accessoire d’orthopédie esthétique est sans doute un sujet trop léger pour un scientifiquesérieux
—surtout s’il est du genre masculin. Pensez donc ! Se pen- cher sur cet objet intime, teinté de frivolité ? Mesurer—de très près—des seins de femmes, régulièrement et pendant des années ? Juste pour voir s’ils s’affaissent ou non selon qu’elles portent ou pas un soutien-gorge ? J’entends déjà quelques beaux esprits ironiser.
Commentaire signé Léa Crébat sur le site Internet du Journal international de médecine: « Il est des investiga- tions médicales moins pénibles que d’autres et Jean-Denis Rouillon risque bien de faire quelques jaloux parmi ses confrères. Ces derniers pourraient en effet regretter de ne pas avoir eu la même (bonne) idée que ce médecin du sport qui depuis 16 ans (!) mesure les seins des femmes. Cent trente ont accepté de se dévoiler au praticien » [13].
Qui est Jean-Denis Rouillon ? Médecin du sport à l’uni- versité de Franche-Comté, il suit depuis des années un groupe de femmes volontaires pour ne pas porter de soutien-gorge. À l’issue de ce suivi, qu’a-t-il constaté ? Leurs seins ne se sont pas affaissés. Plus étonnant encore, ils se sont très légèrement rehaussés. Interviewé récemment par un média bisontin, voilà qu’il déclare : « Nos premiers résultats valident l’hypo- thèse que le soutien-gorge est un faux besoin. Médicalement, physiologiquement, anatomiquement, le sein ne tire pas bénéfice d’être privé de la pesanteur. Au contraire, il s’étiole avec le soutien-gorge. » Reprise par les médias nationaux et internationaux, sa déclaration envahit magazines féminins, journaux médicaux, quotidiens, forums, blogs. « Faut-il por- ter ou non un soutien-gorge ? Peut-être pas. » Le débat fait le tour de la planète. C’est le buzz.
À lire les commentaires des femmes sur ce sujet, on cons- tate qu’une fraction d’entre elles se réjouit de la nouvelle.
« Alors, c’est vrai, les soutiens-gorge ne servent à rien ? »,
« C’est officiel ? Il n’y a pas d’obligation à en porter ? »,
« Et on ne sera pas punies — seins tombants, agression sexuelle (méritée) ou cancer ? », « Je n’en mets plus depuis longtemps, mais je n’étais pas trop sûre d’avoir raison »… Quant à Jean-Denis Rouillon, il rappelle que son échantillon n’est pas représentatif de la population féminine générale.
Est-ce que soutenir les seins protège contre la ptôse ? Je ne sais pas. Ce que je sais pour l’avoir observé sur des mil- liers de femmes, c’est que le volume et le poids des seins sont des éléments parmi d’autres dans l’évolution de la mor- phologie. J’ai observé des patientes de 20 ans avec des seins menus et bas, d’autres sexagénaires avec des seins généreux et hauts. Il y a des seins adipeux et mous et d’autres fibreux et durs ; ceux-ci fléchissent plus facilement que ceux-là. Il y a des peaux élastiques résistantes et d’autres fragiles qui se distendent. Il y a surtout des formes de seins variées et innées. Rondes, piriformes, oblongues, voire tubaires, ces
configurations propres à chaque femme réagissent différem- ment aux effets du poids et de la gravité. Et puis, il y a tant de seins : timides, pudiques, discrets, fiers, majestueux, arro- gants, insolents…Tous ont des maintiens distincts qui leur donnent plus ou moins de hauteur.
Chaque jour, des millions de femmes mettent leur soutien-gorge. Même si toutes n’adhèrent pas au principe, ce geste réflexe s’impose par la force de l’habitude, de la tradition et des codes sociaux. Tout ce qui est habituel finit par paraître naturel et la coutume nous persuade de sa légi- timité, sans même que nous en ayons conscience. « L’accou- tumance est une seconde nature, non moins puissante » [19].
Médecin en pays inuit dans les années soixante et sou- cieux du bien-être des esquimaudes, Ray Lawson m’a raconté qu’il leur avait apporté un jour un lot de soutiens- gorge. Revenu quelques mois plus tard, il s’aperçut que l’objet était délaissé par la plupart des femmes. Quelques- unes s’en servaient comme sac, d’autres comme bonnet.
La sauvage aux seins pendants
Que le soutien-gorge réduise ou non l’affaissement de la poi- trine, une question se pose. Pourquoi cet idéal des seins qui pointent vers le ciel ? La réponse est connue : « Des seins pendants, ce n’est pas beau ».
Des Amants trépassésde Grünewald à La Belle Heaul- mière de Rodin ou Sorrowde Gauguin, les seins vides et tombants sont figurés comme l’apanage de la vieillesse fémi- nine. Ils sont aussi un caractère propre aux sorcières ou au diable androgyne. De même, lafemme sauvageest représen- tée avec des seins pendants [2]. Idem pour les Luxures puniessculptées aux portails des églises romanes—à Char- lieu, Vézelay ou Moissac. Figure des femmes débauchées, leurs seins flasques et flétris indiquent la décrépitude morale.
Cette représentation n’est pas spécifique à l’Europe. Dans les contes de Kabylie,Teryelest une ogresse terrifiante aux seinslongs et pendants.
Motif iconographique associé à la déchéance physique, au maléfique, à la laideur, à la méchanceté ou à la mort, le sein pendantaccompagne l’histoire des représentations du sein féminin. Y a-t-il poème plus dévalorisant que celui de Benserade, intitulé Sur la Laideur(1697) ? « Pendantes et longues mamelles… Molles et tremblantes jumelles… Tétasses de grosses femelles…De vieille vache aride pis… Que ne puis-je dire encore pis / D’un sein qui tombe en pour- riture ? / Sein d’où s’exhale par les airs / Un air qui corrompt la nature ; / Sein propre à nourrir les cancers ».
« Tu as les seins qui tombent ! m’a-t-il lancé, et j’ai pleuré. » Les seins despeople, eux ne tombent pas, ni ceux des stars qui défilent à Cannes. Défini comme canon esthé- tique, lehaut et fermephallique indique séduction et désir.
Il est le signe iconique de la force vitale et de l’Éros. Affaissés
et pendants, les seins sont associés à la perte d’énergie sexuelle. Vers le haut, le Paradis et la Vie ! Vers le bas, l’Enfer et la Mort ! Dans une culture qui valorise jeunisme, corps glorieux et culte des apparences, le seinpendantetmoun’a pas droit de cité. Une seule règle : «Hauts les seins !».
Cette dévalorisation esthétique du sein pendant n’est pourtant pas universelle.
Témoignage de Jean-François de La Harpe à propos des femmes observées au Sahara : « Les femmes font consister leur beauté dans la grosseur et la longueur de leurs mamelles.
Dans cette idée, à peine ont-elles atteint l’âge de 16 ou 17 ans, qu’elles se les serrent avec des cordes, pour les faire descendre quelquefois jusqu’aux genoux. Opposez à cette coutume celles des femmes d’Europe, qui mettent des corps à baleines pour faire remonter leur gorge, et ces contrariétés dérangeront un peu les idées du beau absolu » [14].
Observation sur un peuple du Congo : « Les Zandé aiment particulièrement les seins ballants : on peut souvent voir des jeunes filles en train de tirer sur leurs seins, en chan- tant une strophe magique : « Oh, si mes seins tombaient ! » [23]. Les statuettes féminines qui peuplent l’art africain ont très souvent les seins oblongs ou coniques et inclinés. Sans doute, y a-t-il là preuve d’un caractère anatomique propre et d’un idéal de beauté.
Derrière tout jugement esthétique se profilent non seu- lement des normes culturelles, mais des yeux qui regar- dent—ceux du regardeur ou ceux de la regardée. Et entre les deux, il y a une relation. Sous l’œil de la tendresse, un sein tombantpeut être beau ; sous celui de l’amour détruit ou du malheur, il risque d’être jugé laid. Écoutez Reggiani chanterSarah: « La femme qui est dans mon lit n’a plus 20 ans depuis longtemps. Les seins si lourds de trop d’amour ne portent pas le nom d’appâts (…) Ne riez pas, n’y touchez pas, gardez vos larmes et vos sarcasmes.
Lorsque la nuit nous réunit, son corps, ses mains s’offrent aux miens et c’est son cœur couvert de pleurs et de blessu- res qui me rassure ! »
Fi de ces mesureurs avec leurs règles, pieds à coulisse, formules mathématiques et triangle de Buffon ! La beauté d’un sein existe à travers un regard, un visage, un caractère, un cœur. Seuls existent des seins individuels et singuliers. Ils ont chacun une histoire, une mémoire, un existentiel, une culture. J’ai observé des femmes tristes et malheureuses aux seins pourtant tendus et triomphants. J’en ai vu d’autres heu- reuses et épanouies, fières de leur poitrine tombante. Je crois même les avoir entendues susurrer comme Bilitis : « Depuis que vous fléchissez, je vous chéris davantage » [15].
Soutien-gorge et santé des seins
Recevant voici peu un courrier d’invitation à un congrès de sénologie, je ne pus m’empêcher d’être surpris. Sujet pro-
posé pour ma communication : le soutien-gorge. Voilà un objet qui ne figure jamais au programme des rencontres médicales, même celles consacrées au sein ! En marge des congrès, sa présence est limitée aux seuls stands commer- ciaux spécialisés dans le matériel prothétique et les sous- vêtements après chirurgie du sein.
N’étant ni professionnel de la lingerie féminine ni anato- miste, je me sentais un peu démuni. Sans compter l’outre- cuidance et le ridicule ou la naïveté à vouloir parler d’un objet féminin dont je n’avais aucune expérience ni vécu.
En tant qu’homme, que puis-je savoir des rapports entrete- nus par les femmes avec ce sous-vêtement ? Que sais-je de la lassitude de ne jamais trouver le soutien-gorge qui convient ou de la gêne à ne pas en porter dans l’espace public ?
Parcourant le programme du congrès, je constatai que ma communication figurait entre deux sujets assez techniques :
« Ganglion sentinelle » et « Tomographie par émission de positons au 18FDG ». Dans l’esprit des organisateurs, peut- être s’agissait-il de faire une pause au milieu d’une matinée pesante intellectuellement et psychologiquement. Quoique médecins, nous aussi sommes embarrassés par le cancer du sein, empêtrés dans nos représentations, nos ignorances inavouées, nos peurs des échecs thérapeutiques, nos théori- sations et nos écoles. Et cette mort qui rôde. Après tout, évoquer le soutien-gorge pouvait reposer l’imaginaire de l’assistance, la sortir un moment du monde du cancer—avec ses chiffres, ses statistiques, ses seins amputés, sa chimie et ses poisons.
Réfléchissant aux aspects médicaux du soutien-gorge, je m’interrogeai. Cette seconde peau est-elle un allié ou un ennemi de la santé des seins ? Pour ma part, je n’ai jamais observé la moindre maladie induite par le port d’un soutien- gorge, avec ou sans armatures. S’il est mal adapté, il peut provoquer inconfort et gène, pincement ou marques cuta- nées, mais rien d’anormal dans le sein lui-même.
Pourtant, le monde médical n’est pas épargné par le par- fum de suspicion qui flotte sur le soutien-gorge. Dans un article daté de 1990 et intitulé « La chasse à la baleine », titre à l’humour douteux, leQuotidien du médecinrapporte les propos de médecins très opposés aux soutiens-gorge à arma- ture. « Mal utilisé, un soutien-gorge peut décoller la glande.
Il faut le concevoir comme un habit. Non comme un carcan.
Les beaux seins tiennent tout seuls » [22].
En 1812, dans L’Art de prévenir le cancer au sein, le docteur Louis Robert dénonce avec la force de la conviction l’action néfaste de toute contention : « On ne peut douter que les compressions exercées par les bandes élastiques et les corsets étroits qui ont remplacé les anciens corps à baleines ne deviennent aujourd’hui la cause d’une infinité de mala- dies du sein. (…) Très certainement, elles donnent naissance à beaucoup de cancers » [25].
Des cancers induits par un artifice de beauté ? Diable ! Aujourd’hui, deux siècles plus tard, la même rumeur
inquiétante circule qui assure que le cancer du sein n’est pas sans relation avec le port du soutien-gorge. Un anthro- pologue américain a même tenté de démontrer son bien- fondé avec «Dressed to kill–Le soutien-gorge et le cancer du sein »[29]. Pour étayer son hypothèse, l’auteur recourt aux deux théories qui accompagnent toute l’histoire du cancer du sein. La théorie du traumatisme incrimine le chocsous toutes ses formes : ponctuel ou chronique, léger ou brutal, physique ou psychologique. La théorie des humeurs, tant moquée par Molière, met en cause une mau- vaise circulation des fluides vitaux. Source d’un trauma- tisme répété et d’une réduction du flux lymphatique par la compression qu’il provoque, le soutien-gorge est désigné comme la source du mal.
Quel qu’il soit, aucun soutien-gorge ne provoque un can- cer, ni d’ailleurs aucune pathologie dans le sein. Quoique fausse, pernicieuse et culpabilisante, cette théorie possède ses adeptes, même parmi des médecins, et fonctionne comme une légende urbaine—à l’instar de celle des déo- dorants appliqués sur les aisselles. Face à une science impuissante à expliquer l’origine du cancer du sein, le cœur et la raison humaine demeurent désemparés. Il nous faut un coupable, même innocent, pour combler un vide explicatif insupportable.
Au cours de l’histoire, les objets utilisés par les femmes pour maintenir, protéger ou embellir leurs seins ont tous été suspectés d’effets néfastes et ont figuré au banc des accusés.
Avec les arguments les plus variables, philosophes, moralis- tes et médecins se donnent souvent la main pour condamner leur usage. Serait-ce parce que ces objets touchent au sein ? Donc, à la séduction, au sexe, à la peur des femmes, à la Tentation…Et à laChute?
Le corset fut accusé de mille maux et maladies jusqu’à la dégénérescence de l’espèce. On connaît les diatribes de Rousseau : « Je n’ose presser les raisons sur lesquelles les femmes s’obstinent à s’encuirasser ainsi : un sein qui tombe, un ventre qui grossit, etc., cela déplaît fort, j’en conviens, dans une personne de 20 ans, mais cela ne choque plus à trente ; et comme il faut, en dépit de nous, être en tout temps ce qu’il plaît à la nature, et que l’œil de l’homme ne s’y trompe point, ces défauts sont moins déplaisants à tout âge que la sotte affectation d’une petite fille de 40 ans. Tout ce qui gêne et contraint la nature est de mauvais goût ; cela est vrai des parures du corps comme des ornements de l’esprit » [27].
Relisant ce texte de Rousseau qui préférait les seins à l’état de nature, je songe à ces femmes que je revois en consultation quelque temps après leur chirurgie. Les unes ont conservé leur sein, les autres l’ont perdu, quelques-unes n’en ont plus du tout. Au milieu des questions concernant l’avenir, les sui- tes thérapeutiques, la guérison, une interrogation se devine :
« Comment vais-je m’habiller maintenant ? Quel soutien- gorge mettre ? ».
Si le sein a été sauvegardé, il est souvent hypersensible, fragilisé par leferde la chirurgie ou lefeude la radiothéra- pie. Quelquefois, il devient «Capitalede la douleur »[6], physique et psychologique. Dans ces circonstances, quid de cette quête du soutien-gorge introuvable ? Celui qui main- tien en douceur sans comprimer masque les cicatrices, redonne une silhouette. Si le sein a été enlevé, que porter ? Un soutien-gorge avec prothèse ou bien asymétrique, de type amazonien ? Ou rien, quand les deux seins ont été enle- vés et que le thorax est plat ? À quoi s’ajoute la démarche éprouvante de l’achat : cabine de déshabillage, épreuve du miroir et image du sein opéré ou absent, regard de la ven- deuse, prêt-à-porter au lieu de sur-mesure…Il faut une pro- thésiste compétente, expérimentée, bienveillante.
La ceinture d’Aphrodite ou le sortilège du soutien-gorge
Officiellement, le soutien-gorge serait centenaire. Qui l’a inventé ? En France, on dit que c’est Herminie Cadolle.
Conçu en 1889 et intitulé « Bien-être », il fut révélé à l’Exposition universelle de 1900. En Allemagne, ce serait Sigmund Lindauer avec « Hautana brassière », en 1913.
Aux États-Unis, si on consulte le site officiel des brevets (http://www.uspto.gov/), on découvre d’autres inventeurs : 17 mai 1859,Breast-pad, no24033, déposé par Henry Les- her ; 28 mars 1893,Breast supporter, no494397, par Marie Tucek ; 3 novembre 1914, « Brassière », no1115674, par Caresse Crosby, née Mary Phelps Jacobs. Manifestement, le soutien-gorge possède plusieurs mères et au moins deux pères déclarés.
Et avant, que sait-on ? Tout dépend des témoignages dis- ponibles. Les soutiens-gorge sont fragiles, ils résistent mal à l’usure du temps et se désagrègent facilement. Par contre, des textes d’auteurs grecs ou latins existent qui mentionnent l’usage de bandes entourant les seins. Et pas seulement pour les aplatir et dissimuler la féminité, bien au contraire ! La preuve la plus ancienne figure dans un épisode de l’Iliade, dénomméRuse d’Héra,Zeus bernéouSortilège du ruban.
C’était au temps de la guerre de Troie. La situation étant désespérée pour les Grecs, Agamemnon propose de sonner la retraite. Désireuse de les secourir, la déesse Héra veut donner à Poséidon l’opportunité de les rejoindre pour leur redonner confiance. Mais Zeus, son époux, veille au juste déroulement des combats. Il faut donc détourner son atten- tion. Quoi de mieux qu’un moment d’érotisme ? D’autant, qu’après l’amour, tout roi des dieux qu’il soit, il s’endormira comme un simple mortel. Héra se pare, tresse ses cheveux, se parfume, met ses bijoux, se fait désirable.
Pourtant, craignant d’échouer, elle consulte Aphrodite, déesse de l’Amour, et lui demande un moyen infaillible pour séduire Zeus. « Donne-moi donc, lui dit-elle, le charme et les
attraits par lesquels tu sais, toi, dompter tous les mortels et les immortels.—Je ne puis ni ne veux, répond Aphrodite, rejeter ta demande : tu dors entre les bras de Zeus, maître suprême ! Elle dit, et détache alors de sa poitrine un ruban décoré de riches broderies, qui contient tous les charmes. Là sont désir, tendresse et propos amoureux qui séduisent le cœur et trompent les plus sages. Aphrodite le met entre les mains d’Héra, puis l’interpelle et dit : Tiens, prends-moi ce ruban, et mets-le sur ton sein. Il contient tout parmi ses riches broderies. Je puis te l’affirmer, tu ne reviendras pas sans avoir accompli ce que ton cœur médite » [9].
Aujourd’hui, nos déesses à nous—celles qui peuplent les pages glacées des magazines, s’exhibent sur les murs de nos cités, s’étalent sur les panneaux des abribus—continuent de célébrer ce sortilège de laceinture d’Aphrodite. Qui n’a en mémoire la saga des leçons d’Aubade ? Armées d’un soutien-gorge affriolant, de mystérieuses inconnues prodi- guent avec humour force conseils complices aux femmes qui veulent séduire un homme à coup sûr : « Le jeter dans votre corbeille », « Lui promettre monts et merveilles »,
« Poser le piège et attendre », « Lui offrir un peu d’ivresse »… On croit voir et entendre Aphrodite vanter à Héra la magie du soutien-gorge et son pouvoir sur l’imaginaire masculin.
Moderne le soutien-gorge ? Et les mosaïques romaines de Piazza Armerina, en Sicile, avec ces femmes en bikini qui s’adonnent à des jeux de plages ? Et les fresques éroti- ques de Pompéi, celles du lupanar, avec leurs prostituées aux seins entourés de bandeaux ? Même dépourvus des moindres bretelles, ces rubans sont là pour soutenir et main- tenir la poitrine comme est censé le faire tout soutien-gorge.
Et ce texte écrit en 1306 par Henri de Mondeville, médecin à Montpellier : « Les seins exigent quelquefois des soins pour ne pas prendre un volume disgracieux ou, si c’est déjà le cas, pour le diminuer. (…) Certaines femmes ne voulant pas révéler cet état font à leur chemise deux sacs proportion- nés aux seins, mais étroits, et les y placent tous les matins, puis autant qu’elles peuvent, elles les serrent avec une bande convenable » [18].
Récemment, une équipe d’archéologues de l’université d’Innsbruck a découvert dans les caves du château de Leng- berg, en Tyrol autrichien, des sous-vêtements féminins datant du XVe siècle et exceptionnellement bien conservés grâce à une atmosphère très sèche. Parmi eux se trouvait un soutien-gorge fait de lin, comportant deux bonnets et des bretelles [11].
Le soutien-gorge n’est pas une invention de la modernité.
Comment imaginer que l’idée n’ait pas germé dans l’esprit des femmes depuis des temps immémoriaux ? Ce serait faire offense à leur intelligence créatrice que de croire qu’elles ont attendu le début du XXe siècle pour inventer un objet comportant deux bonnets et des bretelles. Même si autrefois la majorité des femmes n’en a jamais porté, le soutien-gorge est très ancien, autant pour soutenir que pour mettre en
valeur. Seule, la généralisation de son usage est récente, apa- nage des sociétés de type occidental ou évoluant vers ce modèle.
Bra burning et poubelles de la liberté
Atlantic City, 7 septembre 1968. C’est l’élection de Miss America. Ce jour-là, sous la houlette de la poétesse Robin Morgan, plusieurs centaines de féministes sont venues pro- tester contre cette élection jugée dégradante pour les fem- mes, réduites à une affaire de mensurations et normes phy- siques. L’idée jaillit d’installer des containers sur lesquels elles inscrivent poubelles de la liberté. Dans la bonne humeur, des femmes se succèdent et viennent jeter dans ces poubelles toutes sortes d’objets symbolisant la sujétion à l’ordre social et l’oppression infligée au corps de femmes : faux cils, talons hauts, rasoirs, bigoudis, bas nylon, rouge à lèvres, gaines, exemplaires de Playboy ou Cosmopolitan et, bien sûr, soutiens-gorge. Le geste dénonce la réification du corps féminin réduit à l’état d’objet sexuel.
Contrairement à la légende, ce jour-là à Atlantic City, per- sonne n’a brûlé de soutien-gorge. Il n’y a eu niBra burning ni autodafé. Alors comment expliquer la naissance de cette histoire ? Quelque temps après cette élection, Robin Morgan fut interviewée par Lindsey Van Gelder journaliste auNew York Post. Dans la conversation, la féministe fit un rappro- chement entre l’action menée contre l’élection de Miss Ame- rica et d’autres mouvements de contestation. C’était l’époque de la guerre du Viêt Nam et des milliers d’hommes procédaient en public au Draft Card burning — l’acte de brûler leur ordre de mobilisation. Prenant acte de ces comparaisons, Van Gelder débuta son article ainsi : « Gratter une allumette pour enflammer une carte d’enrôlement ou un drapeau a été un geste utilisé ces dernières années par des groupes de protestataires. Mais la nouveauté concerne la nature de l’objet enflammé à Atlantic City. Pouvez-vous imaginer un feu de soutiens-gorge ? » [30]. Pour donner plus de panache à l’article, le journal titra : «Bra burners and Miss America — Les brûleuses de soutiens-gorge et Miss America ». Le mythe était créé.
Le fait de brûler son soutien-gorge fut associé à un fémi- nisme radical, quoique beaucoup de femmes ne se reconnais- saient pas dans ce geste. Même Germaine Greer, pourtant féministe très engagée, demeura distante : « Le soutien- gorge est une invention ridicule, mais si vous vous donnez comme une règle de ne plus en porter, vous vous soumettez à une autre oppression » [8]. Depuis, de nombreux articles ont tenté de rétablir la vérité historique, mais la légende a persisté car symboliquement forte. En l’occurrence, la fic- tion précéda la réalité. Ce n’est que plus tard que de vrais brûlages eurent lieu.
Dans la prolongation politique duBra Burningest né plus récemment aux États-Unis leNo Bra National Day. Ce jour- là, les femmes sont invitées à ne pas porter de soutien-gorge en signe de liberté face au sexisme et au conformisme. Ni Bimbo ni Mamma. Sans doute, s’ajoute-t-il le plaisir du transgressif. Dans un monde où le citoyen étouffe sous les obligations légales, les codes alimentaires ou sanitaires, les diktats vestimentaires ou comportementaux, le soutien- gorge symbolise un carcan supplémentaire. Ne pas en porter a un parfum de liberté.
À l’inverse, le port du soutien-gorge peut devenir le sym- bole de l’émancipation des femmes — de même que se maquiller ou porter des talons hauts. Une preuve en est four- nie par la pratique durungri. Décrit en Angola, au Burkina Faso ou au Zimbabwe, ce rituel concerne les femmes en état de grossesse. Il consiste à nouer une ceinture autour des seins pour maintenir la poitrine aplatie et provoquer son affaisse- ment. L’objectif est de donner aux seins une morphologie jugée nécessaire à l’allaitement. Ceux-ci doivent être longs et tombants pour que l’enfant puisse être nourri lorsqu’il est porté sur la hanche ou que sa mère est assise. Si lerungri n’est pas fait, « les seins restent haut, comme ceux d’une fille et pour donner le lait, il faut soulever la tête de l’enfant » [5].
Pointés en avant, les seins indiquent la femme et sont associés à la sexualité ; orientés vers le bas, ils désignent la mère et font référence à l’enfant. Il y a longtemps déjà, Clé- ment d’Alexandrie exprimait cette réalité avec un finalisme très poétique. Évoquant les mères et la naissance de leurs nourrissons, il écrit : « Les seins qui jusque-là étaient tout droits, dirigés vers l’homme, s’inclinent maintenant vers le petit enfant ; ils apprennent à lui offrir cet aliment agréable élaboré par la nature pour son alimentation salutaire » [3].
Dans les pays africains où il était pratiqué, la nouvelle génération refuse le rungri et porte un soutien-gorge, ce qui provoque les railleries des anciennes : « Elles font ça pour se montrer, elles veulent rester comme des demoiselles pendant longtemps, elles mettent des soutiens pour tenir leurs seins debout » [4]. À travers ce rejet du rituel et leur adhésion au soutien-gorge, ces femmes traduisent leur refus de percevoir la maternité et l’allaitement comme la fonction sociale qui leur permet un accomplissement. Il s’y ajoute la volonté de se libérer de l’ordre gérontocratique et de l’assu- jettissement de l’individu au groupe.
Quand l’art s’empare du soutien-gorge
Aussi étrange que cela puisse paraître, le soutien-gorge peut devenir héros de roman. Cette place de choix n’est pas nécessairement réservée à la littérature pornographique ni le propre d’écrivains masculins un brin fétichistes.
Écrit par le cinéaste Bertrand Blier, Existe en blanc commence par une déclaration claire : « J’ai toujours été
fasciné par les soutiens-gorge » [1]. La suite de l’ouvrage est centrée sur les aventures entraînées par cette fascina- tion. Avec Beaux seins, belles fesses, l’écrivain chinois Mo Yan, prix Nobel de littérature, raconte la vie de Jin- tong et de son obsession pour les seins. Pour lui, « L’hu- manité ne se sentira bien que si l’on prend bien soin des seins » [17]. Placé dans des situations burlesques et tragi- ques en raison de cette monomanie, il devient directeur de La Licorne, la plus grande usine à fabriquer des soutiens- gorge de Chine.
Dans le dernier ouvrage de John Irving, In One Person
—À moi seul bien des personnages[12], on découvre Bill, un homme qui rêve devant les seins bourgeonnants d’Elaine au point de s’emparer de son soutien-gorge et de ne jamais s’en séparer lorsqu’il se met au lit. La couverture du livre, tant en France que dans l’édition originale américaine, montre un soutien-gorge sur un dos un peu large : les uns y voient une jeune femme tentant d’agrafer son soutien-gorge, d’autres un jeune homme en train d’assumer pleinement sa part de féminité. Il est vrai que le roman d’Irving traite de la question de l’identité sexuelle.
Les apparitions du soutien-gorge dans la littérature témoi- gnent de son impact sur l’imaginaire comme substitut du sein invisible, mais riche de promesses. Exemple parmi tant d’autres : « Aucune dame (elle avait probablement autour de 25 ans) ne s’était comportée avec un tel naturel impudique.
J’étais paralysé. Elle enleva son soutien-gorge, m’amenant par la même occasion au bord de l’évanouissement. Elle le jeta vers moi, je le saisis au vol par pur réflexe, et lus les yeux embués l’étiquette de lavageHollywood Maxwell 40.
Ce devait être un modèlefull house, un de ces soutiens-gorge qui, comme je l’ai appris plus tard, « soulève, sépare et met en avant » [24].
Et en dehors de la création littéraire, l’objet est-il présent dans l’art ?
Milan, mai 1991. Reggi-Secolo— en français Soutien- siècle [16]. C’est le nom donné par Samuele Mazza à l’exposition qu’il organise. Y trônent plus de 250 soutiens- gorge, créés par des artistes, designers et stylistes contempo- rains. Les matériaux les plus divers ont été utilisés : cuir, céramique, bois, caoutchouc, métal, plastique, tissus…
Quant aux titres donnés à ces soutiens-gorge, ils parlent d’eux-mêmes. Les uns rappellent le rôle nourricier :Sein al dente, Pain quotidien,Douche de lait ou Petit déjeuner à Genève, avec deux bonnets en forme de théière. D’autres évoquent le rôle sexuel :Obsession,Poignées d’amour,Ten- tation,Feu,Bombes. AvecCocoricoouNarcisse, voici l’ins- trument de séduction. Chaste et pure expose un soutien- gorge affublé de deux énormes clefs. Les bonnets d’Anti- stuprecomportent des centaines d’aiguilles prêtes à piquer les mains trop entreprenantes. Sur Veuve noire s’agrippent deux énormes araignées velues et menaçantes.Amazoneest un soutien-gorge uni-sein. Mur des lamentationsouL’âge
d’or font référence à la fonction tranquillisante du sein maternel. Barrière coraline ou Précieuses protubérances signalent la fragilité. Rappelant que les seins sont aussi des armes,Pointes de mirecomporte des balles de fusil. Il y a aussiTrafic limité,Les seins te regardent,Ciel mon mari… C’est une litanie à la gloire du sein, nourrice de l’imaginaire et écran de nos rêves.
São Paulo, mars 2010. « Soutien-gorge, la bataille conti- nue ». Dans le contexte d’une campagne contre le cancer du sein, des artistes brésiliens ont créé des soutiens-gorge.
Comme à l’exposition de Milan, les titres sont variés : Soutien-gorge revolver, Super-protection, Silicon Valley, Friandises…Ces soutiens-gorge conçus commeœuvres d’art ne sont pas dépourvus de sens, ils dévoilent le regard porté sur le sein. On y redécouvre aussi l’histoire des femmes et la place qui leur est donnée dans la société.
Sujet léger, le soutien-gorge ? Pas autant que d’aucuns pourraient le croire. Derrière sa fonction officielle d’acces- soire d’orthopédie esthétique, se révèlent de multiples facet- tes et enjeux. Marqueur identitaire, cet objet féminin comporte aussi des aspects sanitaires, économiques, sociaux, artistiques et politiques.
Faut-il en porter ou non et pourquoi ? Les avis divergent.
Pour beaucoup, le soutien-gorge est nécessaire au confort et, pour cette raison, bien des femmes n’imaginent pas un instant l’abandonner. Il allège le poids des seins—a fortiori, si ceux- ci sont lourds, qu’ils font mal, que même le dos et les épaules souffrent. D’autres, au contraire, rapportent que leurs douleurs ont disparu depuis qu’elles n’en mettent plus et préfèrent vivre les seins en liberté, même à l’occasion des activités spor- tives. L’absence de soutien peut s’accompagner de bien-être et quelques médecins se sont attachés à le démontrer [28].
Le soutien-gorge réduit-il le risque d’affaissement des seins ? Beaucoup le croient, mais nul ne l’a jamais prouvé.
Peut-il rendre les seins malades ? Aucunement, s’agissant des effets de la contention. Une question pourtant demeure : peut-on innocenter les multiples produits synthétiques qu’il contient et qu’il introduit dans le corps des femmes ?
Le soutien-gorge est-il un artifice, un leurre ? Oui, quand il est utilisé pour modifier les apparences et mettre les seins en valeur. Il devient alors un attrape-cœur. Pensez à cet air momentanément idiot que prennent les hommes quand un push-up met du monde au balcon. Est-il un protège- pudeur ? Assurément, quand il sert à masquer les attraits.
L’incitation à en porter distille ce message subliminal :
« Tiens tes seins enfermés, à l’abri des regards. Si tu les montres trop, c’est à tes risques et périls. » Est-ce un ins- trument d’oppression ? Certains courants féministes occi- dentaux y voient un principe normatif destiné à figer la femme dans un rôle d’objet sexuel. Dans d’autres cultures, au contraire, son port signe l’émancipation féminine.
Est-il une nécessité biologique ou une norme sociale ? À force d’être porté, l’objet crée peut-être une dépendance.
La ruse du soutien-gorge serait alors « d’être tout à la fois le créateur d’un besoin et de se présenter comme la solution à ce besoin » [26]. S’il en est ainsi, on comprend que son utilisation finisse par devenir une évidence… Renforcée par une croyance socialement inculquée, cette évidence s’inscrit dans uneviolence symboliquedouce, mais contrai- gnante et à l’insu des sujets contraints—une espèce deser- vitude volontaire.
Orthopédique et esthétique, le soutien-gorge comporte une fonction de protection, liée à la nature même du sein.
Perçue comme une partie fragile et intime du corps des fem- mes, la poitrine est leur tendon d’Achille. Cette idée de fra- gilité est engendrée par les spécificités du sein qui en font un haut lieu symbolique : fonctions identitaire, nourricière et sexuelle, sensibilité au toucher et aux heurts, douleurs cycli- ques, susceptibilité au cancer. Pourtant, anatomiquement, rien n’est fragile dans le sein—ni sa graisse, ses fibres ou sa peau, ni ses vaisseaux ou ses canaux lactifères.
Cette fragilité ressentie est amplifiée culturellement.
Médicalisé à outrance, le sein est transformé en organe pré- cancéreux et placé sous surveillance permanente. Érotisé à l’extrême, il se doit d’être jeune et beau éternellement. Cap- tif de normes esthétiques changeantes, il est otage du mar- ché de la beauté et de l’industrie du sous-vêtement féminin.
Condamné par la société elle-même à vivre sous une double menace — maladie ou décrépitude — le sein est déclaré zone à protéger par cette même société. Cette protection paraît d’autant plus impérative que son image médiatique, omniprésente et obsessionnelle sert de tranquillisant à un monde en proie à l’inquiétude et au désarroi.
Dans ce contexte, le soutien-gorge est devenu un objet multitâche jugé nécessaire autant au bien-être, à la beauté et à la santé du sein qu’à la protection des femmes. Parés de pouvoirs miraculeux, il y a les soutiens-gorge qui mas- sent les seins, ceux qui les réchauffent en hiver ou les rafrai- chissent en été, ceux qui électrisent les mains des violeurs… Et bien sûr, il y a aussi ceux qui sont censés détecter le cancer. PendantOctobre roseet afin de sensibiliser au dépis- tage, des milliers de soutiens-gorge sont collectés pour faire des pyramides, des guirlandes ou des ballons géants. Sans oublier les applications pour smartphones et autres greffons électroniques faites pour aider à choisir le soutien-gorge idéal, celui qui réunit harmonieusement confort et beauté.
Libérez les seins ! De quoi ? Pas nécessairement du soutien-gorge. Libérez-les de leurs carcans sexuels, esthéti- ques, médicaux, commerciaux, moraux… Ils ne sont pas faits pour vivre prisonniers d’un univers encombré de dog- mes, ordres, injonctions, interdits, menaces.
Vive les seins libres et heureux ! Où, en quel lieu, dans quel monde ? EnUtopie, ce pays de nulle part ?
Conflit d’intérêt :L’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt.
Références
1. Blier B (1998) Existe en blanc, Robert Laffont
2. Bucher B (1977) La sauvage aux seins pendants. Hermann, Paris 3. Clément d’Alexandrie (IIe
siècle) Le Pédagogue, VI, 41 4. Desclaux A, Taverne B (2000) Allaitement et VIH en Afrique de
l’Ouest, Les Éditions Karthala, Collection Médecines du monde, Paris, p 102
5. Desclaux A, Taverne B (2000) Allaitement et VIH en Afrique de l’Ouest. Les Éditions Karthala, Collection Médecines du monde, Paris, p 101
6. Eluard P (1926) Capitale de la douleur. Gallimard 7. Ferré L (1960) Jolie môme
8. Greer G (1971) La femme eunuque. Robert Laffont 9. Homère. Iliade, XIV
10. http://www.avocatalk.fr/talk/index.php?/page/16
11. http://www.uibk.ac.at/urgeschichte/projekte_forschung/textilien- lengberg/medieval-lingerie-from-lengberg-castle-east-tyrol.html 12. Irving J (2013) À moi seul bien des personnages. Le Seuil 13. Journal international de médecine, http://www.jim.fr, 13 avril
2013
14. La Harpe JF (1780) Abrégé de l’histoire générale des voyages.
Paris
15. Louys P (1894) Les Chansons de Bilitis 16. Mazza S (1992) Reggi-Secolo. Idea Books 17. Mo Yan (2004) Beaux seins, belles fesses. Le Seuil
18. Mondeville (1306) Traité de chirurgie, III, 13, De l’embellisse- ment des femmes
19. Montaigne (1580) De ménager sa volonté. Essais III, 10 20. Montaigne (1580) Sur des vers de Virgile. Essais, III, 5 21. Polman J (1635) Le chancre ou couvre-sein féminin. Chez Gérard
Pasté, Douai
22. Quotidien du médecin, 7 février 1990
23. Rachewiltz B (1963) Éros noir. La Jeune Parque 24. Riel J (2012) Une vie de racontars. Gaia
25. Robert (1812) L’art de prévenir le cancer au sein. Chez Crochard, Paris
26. Rouillon JD (2013) Entretiens personnels avec l’auteur 27. Rousseau (1762) L’Emile, V, 225
28. Ryan E (2000) Pectoral girdle myalgia in women: a 5-year study in a clinical setting. Clin J Pain 16(4):298–303
29. Singer SR, Grismaijer S (1997) Le soutien-gorge et le cancer du sein. Éditions Vivez Soleil, Genève
30. Van Gelder L (1992) The Truth About Bra-Burners, Ms., Septem- ber/October, 80–81
