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Des mystères aux misères : le romantisme social et la question de la misère

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Academic year: 2021

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Des mystères aux misères :

le romantisme social

et la question de la misère

Paul Choinière

Département de langue et littérature françaises

Université McGill

Décembre 2008

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l’obtention du grade de PH. D. en Langue et littérature françaises

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Remerciements

Je tiens à remercier, pour leur support et leur encouragement :

Le professeur Marc Angenot, qui a supervisé l’élaboration et la rédaction de cette thèse avec une constante sollicitude, en plus d’être une inépuisable source d’inspiration. Les professeurs : Régine Robin, Catherine Mavrikakis, Stéphane Vachon, Micheline Cambron, Yvan Lamonde, et Georges Leroux.

Mes camarades du Collège de Sociocritique : tout spécialement Pascal Brissette et Michel Lacroix mais aussi Maxime Prévost, François-Emmanuël Boucher, Guillaume Pinson, Anthony Glinoer et Olivier Parenteau.

Les directeurs et le personnel du Département de langue et littérature françaises : François Ricard, Gillian Lane-Mercier, Diane Desrosiers-Bonin, Jane Everett et Michel Biron, de même que Mme Paule Sanson.

Les membres de ma famille et mes amis : Marie-France, Louis et André, Louise et Paul-André, Vincent, Martin, Umberto, Sylvain Seaborn et les autres…

À ceux qui ont relu tous ça : Marie-France Garon, Martin Jalbert, Martin Blanchard, Michel Nepveu.

Que tous soient chaleureusement remerciés. Les souvenirs de ce long voyage sont peuplés de leur image.

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À Marie À qui vont mes plus tendres pensées

À tous ceux qui, un jour, ont eu a combattre la misère, que ce soit la leur, ou celle des autres.

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SOMMAIRE

Des mystères aux misères : le romantisme social et la question de la misère S’appuyant sur une analyse comparative de deux des plus grands romans du XIXe siècle

français, cette thèse tente de s’approcher au plus près des relations dialogiques qui s’établissent entre la culture et la politique dans les régimes politiques transitoires par lesquels la France est passée de la monarchie à la république.

Concrètement, cette thèse se divise en quatre parties. La première est historique et offre un panorama historique qui va de la Révolution de 1789 à l’établissement de la IIIe République dans le

dernier tiers du XIXe siècle. Dans cette partie, une attention particulière est portée aux conditions qui

ont permis à la France de passer d’un régime monarchique à des régimes plus démocratiques, en mettant en évidence l’avènement de l’espace public. La seconde partie est théorique. Dans un premier temps, une analyse à la fois plus historiographique et plus politique est faite de la Restauration et de la monarchie de Juillet, dans le but de mettre au jour les conditions par lesquelles la France s’est peu à peu convertie à l’idéologie et à la pratique républicaines. Dans un deuxième temps, en s’appuyant sur des théoriciens des discours, il est démontré que la culture occupe une place essentielle dans l’espace public. Les troisième et quatrième parties sont consacrées à des analyses littéraires plus classiques. La troisième partie porte sur Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, publiés en feuilleton en 1842, et qui furent l’un des plus grands succès littéraires du siècle. Dans cette analyse l’attention est portée sur le dialogue qui s’est mis en place entre l’auteur et les lecteurs, durant la publication du feuilleton. C’est par ce dialogue que le roman d’aventure d’abord offert aux lecteurs, s’est transformé en roman social. Cette modification générique procura aux Mystères de

Paris une efficacité politique jusque-là inédite. Le dernier chapitre de cette partie contient une

analyse de la manière dont Eugène Sue allie, avec beaucoup d’habileté, un récit romanesque classique, qui raconte les péripéties de ses personnages et des commentaires explicitement politiques qui s’appuient sur les mésaventures de ses personnages dont il fait des exemples. La quatrième partie est consacrée aux Misérables de Victor Hugo, publiés vingt ans plus tard. Dans cette analyse, il est montré comment Victor Hugo s’approprie et modifie le roman de Sue, pour lui donner une visée républicaine. Il est mis en évidence qu’Hugo travaille à la fois sur deux aspects de l’œuvre de Sue, soit l’aspect proprement littéraire et l’aspect rhétorique. Sur le plan littéraire, Hugo reprend certains des personnages de Sue, mais en s’assurant que leurs quêtes réussissent. Sur le plan rhétorique, Hugo remplace le dialogue qu’avait entamé Eugène Sue avec ses lecteurs par des commentaires beaucoup plus autoritaires et paternalistes, tout à fait à l’image de l’idéologie de la bourgeoisie de la IIIe République. La conclusion permet de voir quels constats on peut tirer d’une comparaison entre

les modifications thématiques et rhétoriques des œuvres littéraires et la succession des différents régimes politiques par laquelle la France a réussi à atteindre la stabilité politique à la fin du XIXe siècle.

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ABSTRACT

From the mysteries to the miseries: social romanticism and the question of misery Based on a comparative analysis of two of the greatest novels of 19th century France, this

thesis seeks to closely examine the dialogical relations that were established between culture and politics in the transitional political regimes through which France passed from the monarchy to the republic.

Concretely, this thesis is divided into four sections. The first is historical and provides an historical panorama ranging from the 1789 Revolution to the establishment of the Third Republic in the last third of the 19th century. Through a highlighting of the advent of public space, this section pays particular attention to the conditions that enabled France to pass from a monarchic regime to increasingly democratic regimes. The second section is theoretical. Firstly, a both more historiographical and political analysis of the Restoration and July Monarchy will be undertaken with the aim of bringing to light the conditions whereby France progressively converted to the republican ideology and practice. Secondly, by drawing on discourse theorists, it will be demonstrated that public space is essentially driven by discourse.

The third and fourth sections are dedicated to more classical literary analyses. The third section focuses on The Mysteries of Paris by Eugène Sue, serially published in 1842, and which was one of the greatest literary successes of the century. In this analysis attention will be given to the dialogue that emerged between the author and the readership during the serial’s publication. It is through this dialogue that the initial adventure novel was transformed into a popular novel. This generic modification provided The Mysteries Paris with an unprecedented political efficacy. The last chapter of this section includes an analysis of the manner in which Eugène Sue very skillfully allied a classical novelistic narrative that recounts the characters’ episodes with explicitly political commentaries based on the misadventures of his characters, who he makes examples of. The fourth section is dedicated to Victor Hugo’s Les Misérables, published twenty years later. This analysis shows how Victor Hugo appropriated and modified Sue’s novel in order to give it a republican aim. It is made clear that Hugo worked jointly on two aspects of Sue’s work, i.e. the properly literary aspect and the rhetorical aspect. On the literary level Hugo takes up some of Sue’s characters again, but in such a way that their quests end in success. On the rhetorical level Hugo replaces the dialogue, initiated by Sue with the readers, through far more paternalistic and authoritarian commentaries that are altogether in the image of the Third Republic bourgeois ideology.

The conclusion allows one to see what assertions can be drawn from a comparison of the thematic and rhetorical modifications of literary works and the succession of various political regimes through which France succeeded in attaining political stability at the end of the 19th century.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION GÉNÉRALE

I - Sujet de la thèse : Question révolutionnaire et reconstruction culturelle 1 II - Problématique de la thèse : Comment les grands romans du romantisme social ont participé

à la reconstruction culturelle de la France et facilité l’avènement du régime républicain 2 III - Hypothèses de la thèse : La question du siècle, la publicité, le dialogue des classes

et la recomposition familiale

5

IV – Méthode de la thèse 6

V – Parcours de la thèse 8

PREMIÈRE PARTIE – HISTOIRE : DU XVIII

e

AU XIX

e

SIÈCLE

PREMIER CHAPITRE – XVIIIESIÈCLE :LE SIÈCLE DE LA CRITIQUE ET LA CHUTE DE L’ANCIEN RÉGIME

13

Introduction - La chute de l’Ancien Régime 13

Première section - Crises politiques 14

Deuxième section - L’espace public 17

Troisième section - Les discours critique et utopique 18

Quatrième section - Crises esthétiques 21

Cinquième section - Le cas de Jacques-Louis David 22

DEUXIÈME CHAPITRE – XIXESIÈCLE :LE SIÈCLE DE LOPINION ET LAVÈNEMENT

DU RÉGIME RÉPUBLICAIN

25

A – L’avènement de l’espace public : le règne de l’opinion, de la presse et du roman 25

Introduction - Le siècle de l’opinion 25

Première section - Alphabétisation 30

Deuxième section - Changements socio-économiques 38

Troisième section - La presse populaire 45

Quatrième section - Le roman populaire 47

Conclusion - Espace public, espace dialogique 51

B – La question de la misère 52

1 – De la misère industrielle à la misère sociale 53

Première section - Philanthropie 53

Deuxième section - Socialisme 56

2 – Du mal du siècle au mal social 58

Troisième section - Romantisme européen, romantisme français 58

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DEUXIÈME PARTIE – THÉORIE : THÉORIE DE L’HISTOIRE,

THÉORIE DES DISCOURS

I – THÉORIE DE L’HISTOIRE :HISTORIOGRAPHIE, LIBÉRALISME ET ESPACE PUBLIC

PREMIER CHAPITRE – CHANGEMENT DE RÉGIME D’HISTORICITÉ,FRANÇOIS HARTOG 63

Première section - La problématique des régimes d’historicité 63 Deuxième section - Changement de régimes d’historicité chez Chateaubriand 66 Troisième section - Rupture historique et réparation historiographique 70

Conclusion - Conditions de la modernité 72

DEUXIÈME CHAPITRE – FRANÇOIS GUIZOT :HISTORIOGRAPHIE ET POLITIQUE LIBÉRALE

75

Première section - Historiographie libérale 75

Deuxième section - Politique libérale sous la Restauration : de l’opposition 78 Troisième section - Politique libérale sous la monarchie de Juillet : du gouvernement 87

Conclusion - L’héritage du libéralisme 88

TROISIÈME CHAPITRE – L’ESPACE PUBLIC,JÜRGEN HABERMAS 91

Première section - L’espace public : nouvelles pratiques, nouvelles idéologies 91 Deuxième section - L’opinion publique : nouveau pouvoir 97 Conclusion - L’opinion publique, c’est l’espace public 102 II – THÉORIE DES DISCOURS : DISCOURS SOCIAL, DISCOURS PUBLIC

ET LITTÉRATURE ROMANESQUE

QUATRIÈME CHAPITRE – LE DISCOURS SOCIAL,MARC ANGENOT 105

Première section - Discours social et hégémonie 105

Deuxième section - Discours social, discours public : typologie et particularités rhétoriques du

discours public 109

Troisième section - Gnoséologie romanesque 114

Quatrième section - Gnoséologie romanesque : l’exemple de Splendeurs et misères des courtisanes

d’Honoré Balzac 116 CINQUIÈME CHAPITRE – LE ROMAN DIALOGIQUE,MIKHAÏL BAKHTINE 131

Première section - Invention générique 133

Deuxième section - Dialogisme 138

Troisième section - Personnages 141

Quatrième section - Le dialogisme dans le roman romantique français : du René de Chateaubriand au Mauprat de George Sand 144

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TROISIÈME PARTIE – LES MYSTÈRES DE PARIS

INTRODUCTION 157

PREMIER CHAPITRE – REVUE DES TRAVAUX SUR LES MYSTÈRES DE PARIS 159

Première section - J.-L. Bory : Eugène Sue, le roi du roman populaire 159 Deuxième section - Umberto Eco : « Rhétorique et idéologie dans Les Mystères de Paris d’E. Sue » 166 Troisième section - Marc Angenot : « Roman et idéologie : Les Mystères de Paris » 173 Quatrième section - Louis Chevalier : Classes laborieuses, classes dangereuses 181 DEUXIÈME CHAPITRE – PARCOURS GÉNÉRIQUE D’EUGÈNE SUE 189

Première section - 1804, naissance d’Eugène Sue 189

Deuxième section - 1830, poétique des premiers romans d’Eugène Sue 189 Troisième section - Crise de 1838, du roman d’aventure au roman de mœurs 191 Quatrième section - 1840, du roman de mœurs aux premiers romans sociaux 192

Cinquième section - Les Mystères de Paris 193

Sixième section - La poétique d’Eugène Sue après Les Mystères de Paris : Le Juif errant 194

Septième section - Les Mystères du peuple 195

Conclusion 195

TROISIÈME CHAPITRE – LES MYSTÈRES DE PARIS : DU ROMAN D’AVENTURE AU ROMAN SOCIAL

199

Première section - Genèse et publication des Mystères de Paris 199 Deuxième section - Récit et genres des Mystères de Paris 206 QUATRIÈME CHAPITRE – PERSONNAGES ET SITUATIONS 213

Première partie : Premier cycle romanesque

Première section – Personnages 213

Deuxième section – Axiologie 228

Troisième section – Situations 242

Deuxième partie : Deuxième cycle romanesque

Quatrième section – Situations 266

Conclusion 293

CINQUIÈME CHAPITRE – CRIMES ET CHÂTIMENTS 305

Première section - Rodolphe face au Maître d’école 305 Deuxième section - Rodolphe face à Jacques Ferrand 313 SIXIÈME CHAPITRE – ANALYSE DE LA RHÉTORIQUE DES MYSTÈRES DE PARIS 321

Première section - Rhétorique de la narration 321

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SEPTIÈME CHAPITRE – RÉCEPTION DES MYSTÈRES DE PARIS 345

Première section - Aimée Desplantes et la réception populaire des Mystères de Paris 345 Deuxième section - Benoît-Marie Chapuys-Montlaville et la réception politique des Mystères de

Paris

350 Troisième section - Karl Marx et Alfred Nettement et la réception idéologique des Mystères de Paris 354

CONCLUSION 367

QUATRIÈME PARTIE : LES MISÉRABLES

INTRODUCTION 371

PREMIER CHAPITRE – REVUE DES TRAVAUX SUR LES MISÉRABLES 375

Première section - Louis Chevalier : Classes laborieuses, classes dangereuses 375 Deuxième section - Benoît Denis : Littérature et engagement 378 Troisième section - Maxime Prévost : Rictus romantiques 382 DEUXIÈME CHAPITRE – PARCOURS BIOGRAPHIQUE, POLITIQUE ET GÉNÉRIQUE

DE VICTOR HUGO

385

Première section - Parcours biographique de Victor Hugo 385 Deuxième section - Parcours politique et idéologique de Victor Hugo 391 Troisième section - Parcours générique de Victor Hugo 397 TROISIÈME CHAPITRE – GENÈSE ET PUBLICATION, RÉCIT ET GENRES DES MISÉRABLES 399

Première section - Double genèse et publication des Misérables 399

Deuxième section - Récit des Misérables 406

Troisième section - Genres des Misérables 409

QUATRIÈME CHAPITRE – PERSONNAGES, SITUATIONS; CONFLITS, CRISES ET RÉSOLUTIONS

411

Première partie : Personnages et situations 412

Première section – Situations positives [ quêtes ] : Jean Valjean, Fantine et Cosette, Marius 412 Deuxième section – Situations négatives [ conflits ] : Javert et Thénardier 437

Deuxième partie : Résolutions 443

Troisième section – Résolutions des situations positives [ des quêtes ] : mariage de Cosette et Marius, sanctification de Jean Valjean

443 Quatrième section – Résolutions des situations négatives [ des conflits ] : suicide de Javert,

exil des Thénardier

447

Conclusion – Résolutions des Misérables 452

CINQUIÈME CHAPITRE -ANALYSE DE LA RHÉTORIQUE DES MISÉRABLES 457

Première section - Rhétorique de l’exergue 457

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SIXIÈME CHAPITRE – GNOSÉOLOGIE DES MISÉRABLES 475

Première section - Historiographie des Misérables 475

Deuxième section - Sociologie des Misérables 484

SEPTIÈME CHAPITRE – RÉCEPTION DES MISÉRABLES 491

Première section - Réception populaire 491

Deuxième section - Réception critique 493

CONCLUSION GÉNÉRALE

I - Lecture comparée des Mystères de Paris et des Misérables 502

II - La question de la recomposition familiale 523

III - La question des genres et leur constitution 529

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Avant-propos

C’est en contemplant un tableau de Théobald Chartran que les grandes idées qui structurent cette thèse ont pris forme dans mon esprit. Ce tableau représente la grande cérémonie qui a inauguré les festivités entourant le centenaire de la naissance de Victor Hugo et qui eut lieu au Panthéon le 26 mars l902. On voit dans ce tableau, placés circulairement autour du buste de Victor Hugo, tous les grands représentants de la IIIe

République qui célèbrent, par une sorte de liturgie civique, le génie de l’écrivain. Tout autour de la figure de Victor Hugo se déploient, ordonnées hiérarchiquement, rangée par rangée, les couches de la grande bourgeoisie républicaine. Pour compléter ce tableau on peut imaginer la musique de Berlioz ou de Saint-Saëns, couvrant le bruissement des conversations, et la lumière se déposant délicatement sur les gerbes de fleurs qui entourent le buste de l’écrivain.

On sent bien que, par ce tableau, Théobald Chartran a cherché à évoquer la majesté non seulement de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo, mais aussi, par une sorte de symphonie symbolique, la majesté des luttes et des victoires de la bourgeoisie républicaine depuis la Révolution. Ainsi la célébration de l’écrivain est aussi, en même temps, celle de l’idéologie et des institutions républicaines. Tout concourt à mettre en valeur cette double évocation, de la nuée de jeunes filles, déposant de lourds bouquets de fleurs devant la figure de l’écrivain, aux jeunes femmes élégantes du premier plan, en passant par les rangées de fauteuils placés devant l’estrade, occupés par la famille et les proches de l’écrivain, tous très richement vêtus. Dans les premières rangées d’hommes politiques qui les surplombent, tous très dignes, ont reconnaît, entre autres, le président de la République, Émile Loubet, le président du Conseil, Pierre René Marie Waldeck-Rousseau, Georges Leygues, le ministre de l’Instruction publique, Gabriel Hanotaux, directeur de l’Académie française. Cette cérémonie, tant par la place qu’elle assigne à chacun que par la magnificence qu’elle déploie, dessine une sorte de cosmologie républicaine dont le foyer est occupé par la statue de Victor Hugo.

Ainsi après un siècle marqué par une série de crises révolutionnaires, la bourgeoisie républicaine peut enfin se présenter comme l’héritière de la Révolution. Le gouvernement républicain profite donc de cette cérémonie pour manifester publiquement et symboliquement son triomphe, en soulignant sa fidélité aux grands

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idéaux révolutionnaires et son opiniâtreté dans la longue lutte qui a mené à l’établissement de la IIIe

République.

Ce qui m’intéresse dans cette cérémonie, c’est de comprendre, en m’appuyant sur l’évident sentiment de satisfaction qui s’en dégage, pourquoi un écrivain – et il est particulièrement intéressant qu’il s’agisse ici de Victor Hugo – est élevé au rang de héros de la République. Cette question m’a amenée à élaborer une série d’hypothèses pour arriver à voir les liens qui se tissent, tout au long du XIXe siècle, entre la tâche de reconstruction politique et la tâche de reconstruction culturelle, et cela en portant une attention toute particulière à la littérature romanesque.

En m’attardant à certains lieux communs des études littéraires, qui sont généralement évoqués sans être questionnés, comme celui qui veut que Les Mystères de

Paris d’Eugène Sue aient provoqué la Révolution de 1848, ou celui qui veut que Les Misérables de Victor Hugo aient été inspiré par Les Mystères de Paris d’Eugène Sue,

j’analyserai attentivement comment certains genres du roman ont pu faciliter l’avènement du régime républicain. C’est donc à l’efficacité politique de la littérature romanesque que je m’intéresserai, et cela en étant attentif à la façon particulière dont elle représente la société : la société telle qu’elle est, mais aussi, cela est très important, telle qu’elle pourrait, ou même devrait être.

Ces réflexions m’ont poussées à remonter le cours du siècle pour tenter de trouver les moments où la reconstruction politique et la reconstruction culturelle se font simultanément. Ce périple s’est rapidement révélé long et complexe, mais aussi fort intéressant. J’espère donc pouvoir montrer, une fois revenu de ce long voyage, quelle est la dette que reconnaît ici la IIIe République à l’œuvre de Victor Hugo.

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Introduction générale

En empruntant son titre à deux des plus illustres chefs-d’œuvre du XIXe siècle, cette thèse entend montrer deux choses : d’abord, que le XIXe siècle est un siècle de changement ; ensuite, que ce changement s’est fait dans le sens de la démystification. En passant des mystères aux misères, les auteurs du romantisme social n’entendent pas seulement changer d’objet, ils entendent également changer le regard que l’on pose sur cet objet. En dévoilant la causalité des mystères, ils entendent faire passer cette causalité du domaine de la fatalité transcendantale à celui des mécanismes sociaux. Ce passage est important, car il vise à changer non seulement les mentalités, mais aussi ultimement les comportements.

Cette thèse analysera donc le rôle joué par la littérature romanesque dans la longue tâche de reconstruction politique et culturelle qu’a léguée la Révolution aux hommes du XIXe siècle et qui a mené à l’établissement de la IIIe République.

I – Sujet de la thèse : Question révolutionnaire et reconstruction

culturelle

Au moment où l’Ancien Régime s’effondre, sous les efforts répétés des révolutionnaires, ces derniers se retrouvent devant l’immense tâche d’avoir à

reconstruire politiquement et culturellement la France.

Cette tâche de reconstruction est quasiment totale dans la mesure où la Révolution, par sa violence, fait table rase des institutions politiques et de la culture qui, jusque-là, avaient défini la France.

Dans cette perspective, la Révolution lègue deux choses essentielles au XIXe siècle.

D’une part une question qui guidera les hommes du XIXe siècle dans leur tâche de reconstruction : Quel sont le sens et le but de la Révolution ?

D’autre part une condition qui encadrera désormais et irrémédiablement tout le travail de reconstruction politique et culturelle : la publicité.

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Dans cette thèse, j’analyserai plus spécifiquement la tâche de reconstruction culturelle, tout en gardant à l’esprit, en amont, la crise révolutionnaire et, en aval, et en quelque sorte en parallèle, la tâche de reconstruction politique. Car un fait apparaît très rapidement à ceux qui s’intéressent au mouvement de reconstruction post-révolutionnaire : la reconstruction politique et la reconstruction culturelle sont intimement liées.

L’objectif de cette thèse est donc de s’approcher au plus près des conditions et des mécanismes de cette double tâche de reconstruction.

II – Problématique de la thèse : Comment les grands romans du

romantisme social ont participé à la reconstruction culturelle de la France

et favorisé l’avènement du régime républicain

Dans le but d’arriver à mettre au point une problématique qui soit à la fois claire et succincte, j’ai d’abord voulu trouver un moment et un objet où la question du siècle se pose et se résout d’une façon qui soit particulièrement pertinente puis, dans un deuxième temps, montrer en quoi cette situation pouvait valoir comme une image de la situation historique générale de la France. Il s’agit en quelque sorte de tenter de pénétrer jusqu’au cœur du XIXe siècle.

Domaine de la culture : littérature et roman

Pour bien saisir la tâche de reconstruction culturelle qu’a effectuée la France au cours du XIXe

siècle, je m’intéresserai à un domaine de la culture en particulier, soit la

littérature, et, plus spécifiquement encore, à un genre littéraire : le roman.

Si je choisis la littérature, c’est que contrairement à la peinture ou à la musique, la littérature est un art du langage, ce qui réduit significativement l’écart d’interprétation des œuvres, tant pour le public qui les reçoit que pour les chercheurs qui les étudient. Si je choisis de m’intéresser plus particulièrement au roman, c’est essentiellement pour deux raisons. D’abord le roman est le genre littéraire qui, au cours des décennies 1820/1840, s’installe dans une position hégémonique. Ensuite le roman démontre une extraordinaire facilité à allier les différents discours qui animent l’espace public. C’est

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cette aptitude qui permet au roman de devenir, selon l’expression de Marc Angenot, « le modèle fondamental de mise en discours1 ».

Période historique : monarchie de Juillet

Toujours avec le souci de m’approcher au plus près de mon sujet, je m’intéresserai plus particulièrement à la monarchie de Juillet, car, durant cette période, par un heureux équilibre social et politique, s’est mis en place un fructueux dialogue politique – entre les partis politiques – et social – entre les classes.

En outre, une chose très importante distingue la monarchie de Juillet des autres périodes politiques – et spécialement de celles qui ont suivi –, c’est le fait qu’aucun échec politique n’en obscurcisse l’horizon. Durant la monarchie de Juillet, la bourgeoisie et le peuple peuvent croire que la réconciliation des classes puisse mettre fin à la crise révolutionnaire. Après l’échec de la IIe République, cette utopie ne pourra plus jouer le rôle structurant et rassembleur qu’elle jouait durant la monarchie de Juillet. Dans une perspective culturelle et sociale, ce détail est très important.

Mouvement culturel : romantisme social

À l’intérieur de cette période historique je m’intéresserai à un mouvement culturel en particulier, soit le romantisme social.

Ce mouvement culturel est un très bel exemple du fructueux dialogue auquel je viens de faire allusion, dans la mesure où le romantisme social allie un mouvement bourgeois – le romantisme – et un mouvement populaire – le socialisme. En effet, dans la rencontre du romantisme et du socialisme, chacun semble y trouver son compte ; d’une part le socialisme vient sauver le romantisme de son penchant négatif en lui ouvrant un horizon positif, tandis que le romantisme apporte au socialisme une tribune qui lui permet de se faire connaître très largement.

À l’intérieur même du romantisme social se développe un dialogue entre deux grands courants culturels, qui laisse croire à plusieurs qu’un tel dialogue soit possible

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entre les classes. Ainsi le romantisme social incarne admirablement « l’esprit de 18482 », ce Zeitgeist particulier qui laisse croire à plusieurs que la Révolution est tout près de son terme.

Œuvres romanesques : Les Mystères de Paris et Les Misérables

Les Mystères de Paris d’Eugène Sue constituent sans conteste le roman le plus

abouti du romantisme social. D’une part s’y allient parfaitement le roman noir, d’inspiration romantique et le roman social d’inspiration socialiste. D’autre part, comme ce roman est publié en feuilleton dans un journal à grand tirage, et durant plusieurs mois, il est possible d’y voir comment s’effectue l’alliage du romantisme et du socialisme. Car Les Mystères de Paris se révèlent être un admirable roman dialogique, au sens où l’entend Bakhtine, dans la mesure où, autour du récit des méfaits d’une bande de criminels, viennent se greffer une série de discours inspirés par les nouvelles doctrines sociales sans que cet alliage générique apparaisse comme une impropriété. C’est là tout l’art d’Eugène Sue : arriver à effectuer une importante modification générique sans que personne ne trouve à y redire – du moins pas au point d’abandonner la lecture du feuilleton, je dirais même au contraire. Cette modification générique se manifeste – entre autres – par la place de plus en plus importante que prend la narration et par le fait que les commentaires de cette dernière débordent rapidement le cadre étroit du récit pour aborder des questions d’intérêt public.

L’immense succès des Mystères de Paris marque les esprits et spécialement ceux des écrivains. À la suite d’Eugène Sue, plusieurs d’entres eux, des plus talentueux aux plus laborieux, s’essaieront à ce nouveau genre romanesque. Parmi tous ces essais, il y en a un qui se démarque puisqu’il est l’œuvre de l’écrivain le plus connu de son époque : il s’agit des Misérables de Victor Hugo.

Si je m’intéresse aux Misérables, après m’être intéressé aux Mystères de Paris, c’est que le roman de Hugo montre, en reprenant plusieurs des particularités génériques façonnées par Eugène Sue, une série de modifications génériques extrêmement intéressantes. En reprenant le roman social là où Eugène Sue l’avait laissé, Victor Hugo tente de porter ce genre à son maximum d’efficacité politique.

2. J’emprunte ce terme à Pierre Abraham et Roland Desné qui donnent ce titre à l’un des chapitres de leur

Manuel d’histoire littéraire de la France – Paris, Éd. Sociales, 1972. Marc Angenot, quant à lui parle plutôt de « l’idéologie de 1848 » dans son Roman populaire – Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1975.

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La dernière partie de cette thèse sera donc consacrée à l’analyse du dernier état du romantisme social et à ses rapports avec l’idéologie républicaine au moment où il a disparu de l’espace public.

III – Hypothèses de la thèse : La question du siècle, la publicité, le

dialogue des classes et la recomposition familiale

Les hypothèses de cette thèse sont de quatre ordres : historique, politique, social et littéraire.

Sur le plan de l’histoire je suppose, comme je l’ai expliqué plus haut, que le siècle

est dominé – pour ne pas dire possédé – par une grande question, qui conditionne – quasiment – toutes les autres, soit : Quel sont le sens et le but de la Révolution ?

Deuxièmement, sur le plan politique, je voudrais insister sur un fait important. Avec la chute de l’Ancien Régime prend fin une pratique particulière de la politique qui reposait sur l’arbitraire, le secret et la contrainte. Désormais, et de plus en plus manifestement tout au long du XIXe siècle, la pratique de la politique sera une chose publique. Les délibérations publiques des questions politiques ont pour but de « révolutionner » la pratique de la politique telle qu’elle s’était pratiquée jusque-là. L’élaboration des pratiques et des institutions ayant pour but de faciliter la publicité de la vie politique durera, grosso modo, de la Restauration à la IIIe République.

Mais, très rapidement, les hommes politiques s’aperçoivent que la pratique publique de la politique est une chose extrêmement difficile et délicate, qui doit composer avec la puissance et l’instabilité de l’opinion publique. La maîtrise de l’opinion publique sera l’une des tâches les plus délicates qui s’imposera aux hommes politiques du XIXe

siècle.

Sur le plan social, je voudrais montrer que la mise en place d’une nouvelle

organisation sociale s’est faite, bien entendu, par la lutte des classes mais aussi par un dialogue entre les classes. L’histoire sociale occulte souvent le fait que derrière l’affrontement des classes s’effectuaient aussi des alliances. Je voudrais mettre en lumière les conditions et les mécanismes de ces alliances sociales en insistant sur le dialogue social par lequel elles s’effectuent. La monarchie de Juillet est un moment historique où ce dialogue des classes fut particulièrement fécond.

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Quatrièmement, sur le plan littéraire, je suppose que la question du siècle se traduit par une thématique particulière que l’on retrouve dans plusieurs œuvres ; cette thématique est celle de la famille brisée. Ce motif s’avère être une image non seulement de la question du siècle elle-même, mais aussi, par la mise en jeu et par le dénouement du récit, des moyens qu’il faudrait mettre en œuvre pour arriver à résoudre la crise engendrée par la rupture révolutionnaire. Dans cette perspective, tout l’art du roman se déploie dans les innombrables péripéties provoquées par les manœuvres croisées des personnages négatifs et du héros, ce dernier luttant inlassablement pour reconstituer la famille brisée.

Les quatre romans que j’étudierai dans cette thèse donnent, chacun, une version particulière de ce thème. Je ne donnerai ici qu’un exemple. La trame principale des

Mystères de Paris raconte les tentatives du prince Rodolphe pour ramener sa fille dans

son royaume de Gerolstein. À la fin du roman cette quête échoue tragiquement, la princesse Amélie – la fille du prince Rodolphe – se montrant incapable d’oublier la souillure qui lui fut infligée dans les bas-fonds de Paris. Avec les Misérables, Hugo reprend cette trame, mais par une très habile modification de la condition de ses personnages, il réussit à délivrer Cosette de la souillure de la prostitution en en accablant sa mère et en faisant mourir cette dernière. Cosette peut alors épouser le baron Marius de Ponmercy, action qui s’était révélée impossible pour la princesse Amélie. La comparaison de ces dénouements prend une autre dimension lorsque l’on évoque l’échec de la IIe République en 1851 et l’avènement de la IIIe République dans les années 1870. On peux alors imaginer – mais cela reste, bien évidement, une hypothèse – qu’en dotant son récit d’une fin heureuse, V. Hugo espérait « œuvrer » à l’avènement de la République en proposant une solution au conflit des classes.

J’espère bien montrer, en bout d’analyse, en quoi la mise en circulation – la publicité – de tels récits romanesques a facilité l’avènement des IIe

et IIIe

République.

IV – Méthode de la thèse

Pour faire cette thèse j’ai utilisé une série de concepts qui concernent chacun des aspects décrits dans la section précédente.

Pour ce qui est de l’aspect historique, je me suis appuyé sur la théorie de l’espace public développée par Jürgen Habermas dans son ouvrage important : L’espace public.

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En plus d’une théorie de l’espace public et de son avènement, on trouve aussi dans cet ouvrage une théorie de l’opinion publique.

Toujours dans une perspective historique, j’ai aussi utilisé le concept de changement de régime d’historicité, développé par François Hartog, pour bien faire apparaître l’importance de la tâche de reconstruction politique et culturelle qui s’est imposée aux hommes du XIXe

siècle.

Pour ce qui est de l’aspect politique, je me suis appuyé sur les concepts de discours social et d’hégémonie tels que les définit Marc Angenot. Il faut ici apporter une série de précisions. L’une des choses qu’explique Habermas dans son livre est le concept de publicité : dans l’espace public la pratique de la politique est publique, ce qui implique une médiation par les discours. L’espace public est, en très grande partie, constitué par des discours et il est animé par eux. La totalité des discours publics, ce que M. Angenot appelle le discours social, est, quant à elle, dominée et conditionnée par l’hégémonie. Ceci étant dit, c’est à l’un des discours du discours social que je m’intéresse plus particulièrement ; ce discours je le nomme discours public. Si le discours social tel que le conçoit M. Angenot contient la totalité des discours, le discours public, tel que je le conçois, représente le cœur du discours social.

Enfin, pour l’aspect plus strictement littéraire, je me suis appuyé sur le concept bakhtinien de dialogisme. En plus de se montrer particulièrement bien adapté à l’analyse des romans du romantisme social, le concept de dialogisme se montre aussi fort bien adapté à l’analyse des changements socio-politiques de la France du XIXe

siècle. En bout d’analyse, j’espère montrer que le dialogue entre les genres romanesques qu’effectue le romantisme social correspond au dialogue entre les classes sociales qui se produit à la même époque. C’est cette correspondance qui explique le succès du genre romanesque en général et, plus particulièrement, l’énorme succès des

Mystères de Paris.

Dans cette perspective, il est alors intéressant de voir comment Hugo reprend et corrige les alliages génériques réalisées par Sue en tenant compte de l’échec de la IIe

République et de l’avènement du Second Empire – qui apparaît ainsi, en quelque sorte, comme la conséquence de l’échec de la IIe République. L’élaboration de telles perspectives herméneutiques permet de faire apparaître l’aspect dialogique des alliages discursifs, spécialement l’alliage, dans un même récit, d’un discours critique sur le

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monde tel qu’il est et d’un discours utopique sur le monde tel qu’il devrait être – cela est très clair dans le roman de Hugo.

V – Parcours de la thèse

Cette thèse se divise en quatre parties. La première est consacrée à un tableau historique qui vise à faire apparaître, par une série d’analyses ponctuelles, les éléments historiques qui ont provoqué la Révolution et le mouvement que cette dernière a inauguré. La seconde partie est théorique ; elle présente en détail les conceptions de l’histoire, des discours et de la littérature qu’utilise cette thèse. Enfin, les troisième et quatrième parties sont consacrées à l’analyse des deux grands romans du romantisme social, soit Les Mystères de Paris et Les Misérables ; il s’agit, par ces analyses de montrer en quoi ces grands romans, non seulement reproduisent une situation historique particulière, mais aussi en quoi, par les commentaires de la narration et par le dénouement du récit, ils tentent d’intervenir publiquement pour peser sur le cours de l’histoire. Il s’agit alors de voir quels liens de causalité il est possible d’établir entre les modifications génériques qu’effectuent ces romans et les changements socio-politiques qui bouleversent la société post-révolutionnaire.

Ière partie – Histoire des XVIIIe et XIXe siècles

La première partie de cette thèse est historique et se divise en deux chapitres. Le premier est consacré au XVIIIe

siècle, il analyse quelques-uns des éléments historiques qui ont provoqué la Révolution. Le second se consacre au XIXe

siècle et analyse le mouvement historique qu’a provoqué la rupture révolutionnaire.

IIe partie – Théorie de l’Histoire et théorie des discours

La deuxième partie est théorique et se divise en cinq chapitres : les trois premiers sont consacrés à la théorie de l’histoire, les deux derniers sont consacrés à la théorie des discours.

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Chapitres 1 et 2

Le premier chapitre expose le concept de changement de régime d’historicité développé par François Hartog. J’utilise ce concept, pour bien faire voir devant quel défi herméneutique se sont retrouvés les écrivains – déjà confirmé dans leur vocation – juste après la Révolution, en analysant le cas de Chateaubriand. Le second chapitre, en analysant le parcours politique de François Guizot, montre comment les hommes de la génération suivante, plus familiers avec la notion de progrès, sont passés de la critique à la pratique politique.

Chapitre 3

Le troisième chapitre expose la théorie de l’espace public de Jürgen Habermas. Ce concept est central dans le développement de cette thèse. L’espace public est le lieu – à la fois réel et symbolique – où se réalise tout le travail politique du XIXe siècle ; à partir de la Révolution, les conditions de l’espace public sont les conditions indépassables de tous les régimes politiques qui tentent de dominer et de stabiliser la vie politique. Les plus importantes de ces conditions sont que la vie politique doit être publique, que tous les citoyens sont appelés à y participer et que cette participation est médiatisée par l’opinion publique – donc par les discours.

C’est au cours de la Restauration que les pouvoirs politiques commencent à gouverner en tenant compte de l’opinion publique. Cette dernière est d’abord restreinte et quasiment sans pouvoir, mais peu à peu elle gagne en puissance ; à la toute fin de la Restauration c’est elle qui fera tomber le gouvernement de Charles X, au moment où il tente d’imposer ses fameuses – pour ne pas dire funestes – ordonnances, qui avaient justement pour but de restreindre le pouvoir de l’opinion.

Chapitre 4

C’est en m’appuyant sur les théories de l’espace public et du discours social que j’ai développé le concept de discours public. Les concepts de discours social et d’hégémonie permettent à Marc Angenot d’expliquer comment fonctionne l’ensemble des discours dans un état de société donné. Quant à moi, c’est à l’un des discours du discours social que je m’intéresse plus particulièrement. Ce discours, que je nomme discours public, est le plus commun et le plus central des discours qui forment le discours social ; si le discours social englobe la totalité des discours, le discours public est le centre du discours social. Si le discours social est animé par une puissance

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hégémonique, le discours public est animé – du moins pour une large part –par une volonté de changer le cours de l’histoire.

J’utiliserai aussi un autre concept développé par Marc Angenot : c’est celui de gnoséologie romanesque. C’est à l’aide de ce concept que Marc Angenot explique que le roman devient peu à peu, au cours de la Restauration et de la monarchie de Juillet, « le modèle fondamental de mise en discours3 ».

Pour montrer l’efficacité de ce concept, j’analyserai la dernière partie de

Splendeurs et misères des courtisanes d’Honoré Balzac. Dans ce roman, on voit bien

comment les romanciers de la monarchie de Juillet se sont consacrés à la tâche de reconstruction culturelle imposée par les brusques changements historiques. J’analyserai, plus particulièrement, comment cette tâche gnoséologique s’intègre au récit des aventures de Vautrin qui forme la part diégétique du roman.

Chapitre 5

La conception du roman sur laquelle je m’appuie pour cette thèse doit beaucoup au concept de dialogisme de Mikhaïl Bakhtine. Ce concept, particulièrement bien adapté au roman de la monarchie de Juillet, permet de bien saisir non seulement le dialogue qui s’installe entre les œuvres romanesques, mais aussi celui qui s’installe entre les différents genres littéraires et même, ultimement, entre les différents genres du discours.

Pour illustrer comment le concept de dialogisme, tel que le décrit Bakhtine, s’est peu à peu mis en place dans le roman français, j’analyserai comment, du René de Chateaubriand au Mauprat de George Sand, la narration a peu à peu laissé place au jeu dialogique des personnages.

IIIe partie – Les Mystères de Paris

La troisième partie de cette thèse est consacrée à l’analyse des Mystères de Paris d’Eugène Sue.

Dans la mesure où c’est le rôle joué par le roman dans l’avènement du régime républicain que je désire mettre en lumière dans cette thèse, l’exemple des Mystères de

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Paris s’impose de lui-même. Si, par certains aspects, le rôle politique des Mystères de Paris est évident, par d’autres il est beaucoup plus subtil.

C’est l’un des grands lieux communs des études littéraires que Les Mystères de

Paris ont provoqué la Révolution de 1848. Partant de cette affirmation j’analyserai, de

façon comparative, les modifications génériques qu’effectue Eugène Sue au cours de la rédaction de son feuilleton, la réception de ce feuilleton par les différents publics lecteurs et les mécanismes sociaux et politiques qui ont mené à la Révolution de 1848. Cette analyse, qui part de la littérature pour aboutir à l’histoire mettra en lumière le rôle de la littérature dans l’avènement de la IIe

République, avènement qui est vécu, par plusieurs, comme le terme de la crise provoquée par la Révolution.

Plus concrètement, pour faire cette étude, j’analyserai dans le détail le caractère de chacun des personnages, les situations qui les mettent en jeu et la façon dont ces situations se dénouent – quatrième et cinquième chapitres. J’analyserai ensuite, plus attentivement la rhétorique des Mystères de Paris ; d’abord la rhétorique de la narration, puis la rhétorique des personnages – sixième chapitre. Enfin j’analyserai la réception des Mystères de Paris ; d’abord la réception populaire, puis la réception politique – septième chapitre. Pour conclure je m’attarderai à la fin des Mystères de Paris ; en effet, une lecture attentive aux différents discours qui s’allient dans ce roman nous montre que le dénouement du récit oppose, à l’intérieur même du discours romanesque, et de façon aporétique, le récit littéraire et le discours publique. Cette aporie est lourde de conséquence quant ont la considère dans une perspective historique qui prend en compte les conditions de l’échec de la IIe

République.

IVe partie – Les Misérables

La quatrième partie de cette thèse est consacrée à l’analyse des Misérables de Victor Hugo.

L’analyse du roman de Hugo n’aura pas l’ampleur de la précédente dans la mesure où ce qui m’intéresse ici c’est, très précisément, d’analyser le travail de modification générique qu’effectue Victor Hugo sur le matériel littéraire et polémique qu’a utilisé E. Sue pour ses Mystères de Paris.

Ici aussi mon analyse s’appuiera sur une étude détaillée des personnages, des situations et de la rhétorique du roman – quatrième et cinquième chapitres. Mais, là où

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je m’intéressais à la réception du roman de Sue, je m’intéressai plutôt à l’historiographie et à la sociologie que tente d’élaborer Victor Hugo avec Les Misérables – sixième chapitre. En conclusion de cette partie, j’analyserai de façon comparative les thèmes du crime, de la recomposition familiale et de la quête du héros dans la fin des deux romans.

Conclusion

En conclusion de cette thèse je montrerai ce qu’une analyse attentive des grands romans du romantisme social peut nous apporter pour nous permettre de comprendre le rôle de la littérature dans la vie politique. Plus généralement je montrerai le rôle que joue la culture dans l’espace public.

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Première partie

Histoire : du XVIII

e

au XIX

e

siècle

Premier chapitre

Le XVIII

e

siècle : Le siècle de la critique et la chute de

l’Ancien Régime

Introduction – La chute de l’Ancien Régime

Avant d’aborder les chapitres consacrés aux modifications des conditions politiques et sociales du XIXe siècle, je voudrais résumer rapidement, en m’appuyant sur un passage de l’Histoire culturelle de la France, consacré à l’avènement de l’espace public, comment l’idéologie, la culture et le pouvoir de l’Ancien Régime se sont progressivement effondrés pour être remplacés par une toute nouvelle façon de penser, d’argumenter et de gouverner.

Antoine de Baecque, l’auteur du chapitre consacré au XVIIIe

siècle dans l’Histoire

culturelle de la France, pose d’abord une très bonne question qui pointe en direction de la

problématique à laquelle je m’intéresse dans cette partie : « Comment ces “philosophes”, grands et petits, précurseurs ou vulgarisateurs, ont-ils fondé un espace public autonome et indépendant au sein duquel les affaires de l’État et de la société sont devenues des sujets de discussion ?4 »

Tocqueville, lorsqu’il tente de comprendre le sens de la Révolution, comme plusieurs de ses contemporains, nous donne une première réponse à cette question :

En France, le monde politique [ restait ] divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles. Dans la première on administrait ; dans la seconde on établissait les principes abstraits sur lesquels toute administration eut dû se fonder. Ici on prenait des mesures particulières que la routine indiquait ; là on proclamait des lois générales sans songer jamais aux moyens de les appliquer : aux uns la conduite des affaires, aux autres la direction de l’intelligence. Au-dessus de la société réelle, […] il se bâtissait peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné,

4. De Baecque, Antoine, « 1715-1815 », dans Rioux, Jean-Pierre et Sirinelli, Jean-François [dir.], Histoire

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uniforme, équitable et conforme à la raison. Graduellement l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde.5

Si cette interprétation nous fait bien voir ce qui divise la vie politique française depuis le XVIIIe siècle, elle nous renseigne peu sur les conditions et les motivations qui ont provoqué le passage de l’hégémonie de la noblesse à celle de la bourgeoisie et sur la mise en place d’une toute nouvelle façon de concevoir et d’imposer le pouvoir. C’est ce que je tenterai de faire dans les deux chapitres qui composent cette première partie.

Première section – Crises politiques

Sur le plan politique, la chute de la monarchie est provoquée par une série de crises qui vont user progressivement l’autorité royale. Au début des années 1750, le pouvoir tente de définir, de façon définitive, le statut des dissidents jansénistes. La difficulté qu’a la monarchie de régler cette question provoque la publication d’une foule de pamphlets et de libelles qui rend public non seulement les enjeux de la crise - qui en principe ne devaient concerner que les intéressés - mais aussi les difficultés de la monarchie à imposer fermement et clairement sa volonté.

La seconde crise éclate en 1763, alors que la monarchie, pressée par la précarité de la situation financière du royaume, libéralise les prix du grain. Cette mesure, non seulement dresse la population contre les agents du roi, mais donne lieu, ici encore, à une abondante littérature polémique qui critique ouvertement le gouvernement du roi.

Enfin, au cours des années 1770, des membres du Parlement de Paris décident, dans le but de renverser le rapport de forces dans la lutte qu’ils mènent contre le pouvoir du roi, de rendre publics les textes et les plaidoiries des parlementaires :

La littérature parlementaire, pourtant issue d’une caste oligarchique assez généralement suspectée, trouve auprès du « public » une audience tout à fait exceptionnelle grâce à la mise en circulation clandestine et illégale des remontrances anti-absolutistes. Ce phénomène est extrêmement révélateur : des textes qui, par principe, ne représentent que les conseils adressés au trône par les officiers d’une cour de justice particulière dessinent au contraire un espace de publicité, un lieu de débat.6

5. Op. cit., p. 22.

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« Un lieu de débat » pour ne pas dire un lieu de combat car, comme on le voit ici, la publicité est utilisée à des fins stratégiques par ceux qui combattent le pouvoir de la monarchie. Dans ces crises, et spécialement dans les deux dernières, il ne s’agit pas, comme dans une lutte traditionnelle, de l’affrontement de deux opposants qui se rencontrent sur un même terrain et respectent des règles communes mais plutôt d’un affrontement entre deux conceptions de la nature du pouvoir et du jeu politique. Comme le litige porte sur l’essence même du pouvoir et sur les règles du jeu, il ne peut y avoir qu’un vainqueur ; celui qui impose sa vision de la nature du pouvoir et qui dicte les règles du jeu. Le perdant doit accepter la conception du pouvoir du vainqueur et se plier aux règles du jeu qu’il dicte. Dans ce type d’affrontement, aucun compromis n’est possible entre les opposants.

La mécanique et les enjeux de ces crises, qui ont, peu à peu, miné les fondements de l’autorité du roi et du gouvernement monarchique, permettent de mieux comprendre comment la convocation des États généraux ne peut que précipiter la chute de l’autorité de la monarchie :

C’est pourtant le roi lui-même qui, le 5 juillet 1788, en son Conseil, « appelle toutes les personnes instruites à transmettre les mémoires et renseignements utiles en vue des États généraux », et ouvre ainsi la voie à une flambée d’ouvrages sans précédent. Le temps est alors aux brochures, aux mémoires, aux courts essais historiques commentant la prochaine tenue des États généraux. Près de 800 ouvrages de ce type paraissent en quelques mois, dont certains restent célèbres tel le Qu’est-ce que le tiers état ? de l’abbé Sieyès, orientant tous les débats du moment sur le rôle des États généraux, le mode de scrutin ou la légitimité contradictoire des ordres.7

Antoine de Baecque montre ensuite comment cette porte entrouverte qu’est la convocation des États généraux donne rapidement lieu à une mêlée aussi furieuse qu’enthousiaste :

C’est une grisante impression de liberté, un « tout est possible » qui traverse alors, dès le printemps 1789, la culture française. La première conséquence « culturelle » de cet esprit de liberté baignant l’année 1789 est une prise généralisée de la parole qui, en quelques mois, engendre un foisonnement d’opinions et bouleverse l’ancien régime du débat public. Liberté de

7. Op. cit., p. 145.

(36)

penser, liberté d’imprimer, liberté de diffuser ses opinions sont en effet les revendications

majeures qui accompagnent les premiers mois de la Révolution.8

Dans les années qui précèdent la Révolution, la déliquescence de la monarchie et la manifestation progressive d’une nouvelle pratique de la politique semblent converger vers une crise historique. En effet, apparaît, à la fin de l’Ancien Régime, toute une série de crises politiques qui offre l’occasion à la bourgeoisie et à une partie de l’aristocratie de juger, par l’exercice public de la discussion, la nature et la pratique du pouvoir de la monarchie.

Si la bourgeoisie, guidée par les philosophes, a pu créer un espace de discussion public, et l’étendre progressivement, c’est notamment parce qu’elle a réussi à élaborer une pratique politique qui était à la fois contraire à celle de l’espace monarchique – ce qui lui a permis de rallier les nombreux insatisfaits – et aussi révéré qu’elle, le pouvoir divin du roi y étant remplacé par le pouvoir du peuple – du moins de ce que l’on entendait alors par peuple – guidé par la raison. C’est aussi parce que se sont développés divers lieux où la discussion publique était possible et où une nouvelle façon de concevoir et de régir les assemblées publiques a pu se matérialiser. Il s’agit là de la mise en pratique d’un long travail de réflexion qui, s’appuyant sur un ensemble de valeurs nouvelles, critique l’arbitraire du pouvoir royal et élabore diverses utopies politiques.

Ce nouvel espace public se pose – et se fonde – contre le pouvoir de la monarchie. Entre l’espace public restreint de la cour et celui, ouvert, de la bourgeoisie, l’opposition axiologique est claire et radicalement polarisée. C’est à ce phénomène que fait allusion Tocqueville lorsqu’il parle d’un « monde politique […] divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles ». Jusqu’à la Révolution, l’une des tâches essentielles des opposants à la monarchie – aristocrates et bourgeois confondus – sera d’étendre ce nouvel espace public.

8. Op. cit., p. 144, c’est moi qui souligne.

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Deuxième section – L’espace public

Cette problématique a été ravivée et renouvelée par le philosophe allemand Jürgen Habermas avec la publication, au début des années 1960, de L’Espace public,

archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. La thèse

d’Habermas, ainsi que les réflexions et les commentaires qu’elle a provoqués, ont permis de voir, comme le rappelle Antoine de Baecque, que : « Le cœur du XVIIIe

siècle est ce moment où culture et politique fusionnent sur une scène publique qui apparaît dès lors […] comme le lieu où se joue le destin du pays.9 » Cette observation est capitale dans la mesure où elle désigne le moment où se lient deux des grandes problématiques sur lesquelles se penche cette thèse : d’une part l’avènement de l’espace public et d’autre part les liens qui se tissent entre la vie politique et la vie culturelle lors de cet avènement.

Ainsi dans l’Ancien Régime :

La représentation ostentatoire des jeux de cour n’a pu […] s’affirmer qu’avec la soumission rituelle et politique des élites réunies par le roi : l’apparaître est un espace

public qui, dans le même temps, annihile le débat public sur les affaires de l’État. […] Il existe

ainsi des intermédiaires institutionnels qui émoussent le seul bon vouloir du monarque : les parlements, le Conseil royal, le droit de pétition individuel ou collectif. Mais il n’y a

aucune raison pour que ce processus soit rendu public à l’extérieur des cercles directement impliqués dans les affaires d’État. De là l’idée sans cesse réaffirmée par les théoriciens et les

juristes de la monarchie absolue que le gouvernement est le secret du roi. […] La politique

absolutiste [ n’est ] pas une politique publique, la transparence [ n’est ] pas son épreuve de

vérité.10

On le voit, ce n’est pas tant l’espace public qui apparaît avec la modernité que sa composition, son fonctionnement et son étendue qui se modifient radicalement. Pour Antoine de Baecque, cette modification est conditionnée, d’une part, par le poids et l’intransigeance de la contrainte royale et, d’autre part, par le peu d’importance qu’accordait le roi aux opinions qui pouvaient contredire la sienne. C’est pour ces raisons qu’une partie de plus en plus large du public se désintéresse et se détache de

9. Op. cit., p. 23.

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l’espace public de la cour, qui gravite autour de la personne du roi, pour se tourner vers un espace public parallèle dominé par les valeurs de liberté, d’universalité et d’égalité et régi par la discussion publique. C’est ce que J. Habermas appelle « l’espace public bourgeois » : « En faisant de leur for privé une chose commune, grâce au principe de la communication des opinions par l’intermédiaire des clubs, des salons, des académies, des journaux, des brochures ou des traités, les hommes de lettres de la société civile se donnent une conscience publique qui finit par concurrencer, voire surpasser, celle du souverain.11 »

Les pratiques et les idées qui se sont développées dans les lieux publics ne remettent pas seulement en cause le gouvernement monarchique, mais aussi, plus fondamentalement, sa façon de concevoir et d’exercer le pouvoir. L’opposition entre cette nouvelle façon de voir et l’ancienne est si radicale qu’elle les rend irréconciliables. C’est ce qui fera de ce changement de régime politique une rupture historique.

Troisième section – Discours critique et utopique

Si l’espace public connaît ce formidable développement, c’est surtout parce qu’il offre des lieux ouverts, où tous sont bienvenus, et où la discussion peut s’effectuer librement. Je voudrais discerner deux caractéristiques importantes des discours qui se développent dans ces espaces publics ; une part de ces discours porte sur ce qui est, une autre sur ce qui pourrait, ou même devrait être.

Un premier type de discours qui se développe dans l’espace public, que je nommerai critique, exprime l’insatisfaction et l’assurance des classes qui peu à peu s’unissent et s’organisent pour s’opposer à un pouvoir auquel ils ne peuvent participer et dans lequel il ne se reconnaissent pas :

Dans l’article « Critique » de l’Encyclopédie, […] Marmontel rattache progressivement à l’« examen éclairé » et au « jugement équitable » aussi bien l’histoire sainte que les sciences, la découverte des terres lointaines et le goût des arts, l’histoire et la philosophie, la littérature et, enfin, la politique : « Il serait à souhaiter qu’un philosophe aussi ferme qu’éclairé osât appeler au tribunal de la vérité des jugements que la flatterie et l’intérêt ont prononcés dans tous les siècles. C’est un guide qu’il faut donner à l’opinion du lecteur ; et ce guide serait un critique capable de distinguer la vérité du

11. Op. cit., p. 25.

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préjugé, le droit de l’autorité, le devoir de l’intérêt, la vertu de la gloire elle-même : en un mot de réduire l’homme quel qu’il fût, à la condition de citoyen, condition dont aucun homme en société n’eût jamais le droit de s’affranchir. »12

Ainsi l’esprit critique remplace dans son argumentation le pouvoir transcendant du roi par celui, immanent, de la raison et du droit de tous et s’autorise d’examiner les jugements sur lesquels s’appuie l’autorité du gouvernement monarchique. Pour l’esprit critique, toutes les valeurs et tous les jugements qui définissent la personne du roi et son gouvernement, ainsi que les institutions qui le structurent, sont susceptibles d’être examinés et réévalués par la raison :

Ainsi nulle borne ne peut être mise, et nulle domaine interdit, à l’exercice du raisonnement critique, au point que Kant a pu, dès 1781, qualifier son temps de « siècle critique » dans la préface à la première édition de la Critique de la raison pure : « Notre siècle est particulièrement le siècle de la critique à laquelle il faut que tout se soumette. La Religion alléguant sa sainteté et la législation sa majesté veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son

libre et public examen. »13

Une telle attitude laisse peu de place aux demi-mesures et ne peut mener qu’à des prises de positions très polarisées et, éventuellement, à des affrontements. L’autre type de discours qui se déploie dans l’espace public est plus positif et plus spéculatif ; je le nommerai utopique. Il s’intéresse à ce qui n’est pas encore, à ce qui pourrait être si les éléments négatifs du temps présent étaient abolis. Ce discours est un peu comme le double positif du discours critique : il se fonde sur les mêmes valeurs que lui et bien souvent s’y allie dans des chaînes d’arguments.

C’est aux conséquences de la publicité de ces discours que fait allusion Tocqueville lorsqu’il dit, dans le passage cité plus haut, qu’ « au-dessus de la société réelle, […] se bâtissait peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison ». C’est comme si le discours utopique visait à corriger le décalage que le discours critique dénonce entre le

12. Op. cit., p. 25.

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