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Analyse théorique de l’opinion publique

L’espace public, Jürgen Habermas

2- Analyse théorique de l’opinion publique

À la toute fin de son ouvrage, Habermas revient sur la problématique de l’opinion publique, cette fois pour analyser ce qui distingue, aujourd’hui, deux conceptions de la publicité, celle des débats et celle de la propagande. Dans un premier temps, il définit clairement les critères de l’opinion publique telle qu’il la conçoit pour ensuite, en toute fin de parcours – et ce sera la conclusion de son livre – montrer qu’une saine pratique de la publicité est essentielle non seulement pour l’opinion, mais aussi pour la démocratie et pour l’Histoire.

Dans ces chapitres, Habermas, comme l’avait fait Guizot pour la Restauration, définit les principes qui peuvent garantir, pour notre époque dominée par les médias, une certaine de salubrité discursive :

À mettre en regard public et masse, C.W. Mills parvient à donner une définition de l’opinion publique qui tient compte des critères empiriques résultant de cette opposition : « Au sein d’un public, selon notre acception du terme : I) on peut supposer qu’il y a au moins autant d’individus qui expriment des opinions que d’individus qui en reçoivent ; II) le système de la communication autorise une réponse immédiate et effective à toute opinion exprimée au sein du public ; III) l’opinion qui résulte d’un pareil processus de discussion trouve sans difficulté à déboucher sur l’action concrète, et même – lorsque c’est nécessaire – si cette action doit s’opposer au pouvoir ; IV) en outre,

112. Op. cit., p. 110, c’est moi qui souligne. La citation de Guizot est tirée de l’Histoire des origines du

gouvernement représentatif en Europe, publié à Bruxelles en 1851.

113. Je renvoie ici à la citation de Marmontel qui se trouve dans la IIIe section du Ier chapitre de la Ière partie, intitulé : « Discours critique et utopique ».

les institutions du pouvoir n’interviennent pas au sein du public, qui jouit ainsi d’une autonomie relative. »

En revanche, les opinions perdent de leur caractère public dans la mesure où elles restent prisonnières du contexte de communication propre à une « masse » : « Au sein d’une masse : I) les individus qui expriment une opinion sont beaucoup moins nombreux que ceux qui en sont récepteurs, étant donné que la communauté formée par les différents publics n’est plus qu’une série abstraite d’individus dont les opinions sont commandées par les mass media ; II) la manière dont la communication est structurée rend difficile, sinon impossible, à un individu de répondre immédiatement ou de donner à sa réponse une portée quelconque ; III) l’articulation de l’opinion et de l’action est soumise au contrôle de l’autorité qui canalise les actions et détermine les cadres au sein desquels elles se réalisent ; IV) la masse ne jouit d’aucune autonomie par rapport aux institutions ; en effet, par le biais de ces institutions, le pouvoir intervient au sein de la masse et dissout toute autonomie qu’elle aurait pu acquérir en formant ses opinions à travers une discussion. »114

En situant la problématique de l’opinion publique dans un cadre contemporain, où l’opinion publique ne s’oppose plus à son contraire – une volonté arbitraire et souveraine – mais bien plutôt à sa domination par la maîtrise de ses propres pouvoirs, Habermas arrive à monter en quoi l’exercice démocratique est à la fois quelque chose de bien précis et de bien fragile et en quoi cet exercice reste pertinent et même impératif encore aujourd’hui.

C’est ici qu’apparaît clairement le côté prescriptif de la théorie d’Habermas ; c’est l’une des grandes qualités de son ouvrage que de lier l’analyse de l’histoire à une sorte de prescription pour l’avenir. Cette particularité de sa pensée en fait indéniablement un héritier de la pensée des Lumières qu’il sait adapter à ce qu’est devenue notre modernité.

À la toute fin de son livre, Habermas s’élève à un niveau d’abstraction qui lui permet de conceptualiser les conditions nécessaires pour que l’opinion publique puisse, en attaquant l’inertie qui en entrave le développement historique, infléchir le cours de l’histoire :

Conflits et consensus, de même que domination et pouvoir dont ils définissent, aux yeux de l’analyse, le degré de stabilité ne sont pas des catégories que l’évolution historique de la société laisserait intactes. La mutation structurelle de l’espace public bourgeois permet de se rendre compte à quel point c’est du degré de son engagement et de la manière dont il assume ses fonctions qu’il dépend que l’exercice du pouvoir et de celui de la force soient destinés à rester des invariants dans l’histoire, en quelque sorte une constante négative, ou que, au contraire, ces pratiques soient elles-mêmes des catégories historiques, accessibles aux transformations les plus radicales.115

Cette croyance, qu’Habermas tente de maintenir pour les générations d’aujourd’hui, était une idée neuve et profondément enthousiasmante pour les hommes de la fin du XVIIIe siècle et pour ceux qui ont ranimé leur héritage entre les années 1820 et 1840.

Conclusion : L’espace public, c’est l’opinion publique

Avant d’entrer dans la deuxième moitié de cette partie et d’analyser plus attentivement la nature de l’opinion publique, je voudrais bien montrer ce qui lie l’espace public et l’opinion publique. Comme je l’ai expliqué au début de la section précédente, l’opinion publique est en quelque sorte l’âme de l’espace public. Dire cela, c’est essentiellement insister sur deux choses. Premièrement, c’est l’opinion publique qui anime l’espace public ; tout ce qui se fait dans l’espace public est médiatisé par l’opinion publique. Deuxièmement, il faut bien souligner le caractère évanescent de l’opinion publique ; si l’on peut appréhender certains éléments essentiels de l’opinion, si l’on peut tenter de la modifier, cela se fait toujours sur le mode du pari. Nul ne peut, raisonnablement, se vanter de connaître ou de maîtriser complètement l’opinion publique.

C’est parce qu’elle est à la fois toute-puissante et capricieuse que l’opinion publique a été qualifiée de monstre et de tyran, mais il faut bien comprendre qu’elle est ce à l’intérieur de quoi se déploient la vie politique et la vie sociale. Comme Janus, elle montre deux visages : l’un est ouvert et accueillant, l’autre est impénétrable et

déconcertant. Ce qui est curieux, c’est que ces deux aspects de l’opinion se sont succédés historiquement : d’abord appelée à faire contrepoids au pouvoir restreint et arbitraire de la monarchie, elle s’est vite montrée intraitable, imprévisible et capable de provoquer les pires violences. C’est ce que nous a bien montré l’analyse de l’aventure intellectuelle et politique du XIXe

siècle.

Si l’on a tendance à croire que, depuis la Révolution, l’autorité et la responsabilité politiques échoient à l’espace public, il faut bien se rendre compte que c’est plutôt à l’opinion publique qu’est échu le pouvoir politique. À partir de la Restauration, il n’est plus possible de gouverner sans tenir compte de l’opinion publique ; à partir de cette époque, c’est bien souvent par la manipulation – toujours hasardeuse, pour ne pas dire dangereuse116 – de l’opinion publique que les partis politiques – qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition – ont tenté de prendre le pouvoir des institutions politiques.

La mise en place de l’espace public bourgeois, en donnant le pouvoir à l’opinion publique, a offert un terrain d’épanouissement des plus favorables à la littérature romanesque, car cette dernière possède cette faculté, tout à fait particulière, d’allier ce que M. Angenot appelle « les deux grands modes de mise en discours », soit la narration et l’argumentation. Cette faculté particulière permet à la littérature romanesque d’aborder un très large éventail de sujets et de créer de nouveaux amalgames topiques. C’est donc à l’analyse des rapports de l’opinion et de la littérature que je consacrerai les deux chapitres qui vont suivre : le premier sera consacré à l’analyse de l’aspect hégémonique des discours publics et le second à l’analyse de l’aspect dialogique du roman.

116. Dans cette perspective, tout politicien qui tente de manipuler l’opinion publique apparaît comme un apprenti sorcier. L’histoire des XIXe et XXe siècles offre de nombreux exemples de manipulations frauduleuses de l’opinion publique, de la fameuse dépêche d’Ems qui a précipité la France dans une aussi malheureuse que désastreuse campagne militaire à l’incendie du Reichstag qui a permis aux partisans d’Adolf Hitler de prendre le pouvoir en Allemagne en 1933. L’apprenti sorcier reste, spécialement pour le XXe siècle, une excellente image pour caricaturer les dictateurs de toutes obédiences.