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Les premières décennies du XIX e siècle

Le roman dialogique, Mikhaïl Bakhtine

2- Les premières décennies du XIX e siècle

Dans cette nouvelle époque ouverte par la Révolution, où l’histoire non seulement s’accélère, mais se fait aussi de façon plus dialectique, par la lutte des groupes sociaux. Dans cette époque, le progrès – les grandes idées qui font et qui feront le progrès – vient, en grande partie, de ceux que l’histoire malmène, de ceux que l’histoire brise et qui, pour qu’elle ne se referme pas sur eux, doivent s’exprimer et se battre.

À l’image des régimes totalitaires du XXe siècle, l’Empire français a figé la vie culturelle. La chute de l’Empire et l’avènement de la Restauration, en réveillant le jeu des groupes sociaux, semblent redonner vie à la production culturelle. Au cours des années 1820, une nouvelle génération arrive à maturité et, lentement mais sûrement, s’insurge contre ceux qui tentent de s’opposer au mouvement de l’histoire. À ce moment, sur le plan de la politique comme sur celui de la culture, les polarités et les enjeux sont bien définis et l’histoire se remet en mouvement209.

208. Mandule, J., « Chateaubriand » Abraham, Pierre et Desné, Roland, Manuel d’histoire littéraire de la

France, vol. I, tome IV, Paris, Éd. sociales, 1972, p. 235.

209. Sur cet aspect de l’Empire, on peut utilement consulter le livre de Pierre Rosanvallon, Le Moment

L’avènement de la monarchie de Juillet s’il fait une place, dans ses institutions, à certains grands écrivains, en laissent beaucoup d’autres à la porte. En ce sens, il en va des écrivains et des artistes comme de larges couches de population : le changement de régime politique qui leur avait fait espérer de grands changements, n’améliore finalement pas leur condition. Pour beaucoup d’écrivains, l’avènement de la monarchie de Juillet n’apporte aucun remède aux passions négatives et ne fait rien pour atténuer le contraste, souvent tragique, entre l’imagination et le réel. Beaucoup de jeunes romantiques peuvent encore, comme ceux de la génération précédente, s’écrier : « On habite, avec un cœur plein, un monde vide et, sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout.210 » C’est sans doute, pour une bonne part, sur ces sentiments de déception et d’exclusion que s’appuie le romantisme pessimiste des grands et des petits romantiques des premières années de la monarchie de Juillet – je pense ici à Musset et à Vigny, mais aussi à Escousse et à Lebras.

C’est au milieu des années 1830, par son contact avec les doctrines sociales, qui font leur apparition à ce moment dans l’espace public, que la littérature opère son deuxième changement de régime. L’une des œuvres où ce changement est le plus nettement perceptible est celle de George Sand.

George Sand

Je voudrais, ici en quelques paragraphes, analyser le changement de régime culturel qui s’opère dans l’œuvre de Sand entre Indiana, le premier roman qu’elle a publié sous son nom en 1832 et Mauprat, auquel elle a travaillé entre 1835 et 1837.

Indiana

C’est avec Indiana que Sand s’introduit dans le monde littéraire parisien. Cette œuvre, intéressante à plus d’un égard, reproduit assez fidèlement les thèmes, les ambiances et les sentiments chers au romantisme, tout en les apprêtant selon les goûts, plus récents, du réalisme. Indiana raconte les malheurs sentimentaux d’une jeune

210. Chateaubriand, François-René de, Le Génie du christianisme, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1978, p. 714, cité dans Martin-Fugier, Anne, Les Romantiques, Paris, Hachette, 1998, p. 36. Chateaubriand reprendra cette phrase dans la préface de 1805 de René.

femme, mais contrairement au récit romantique classique, Sand situe l’action de son roman dans la France contemporaine – c’est bien là un trait du réalisme. En outre, les malheurs d’Indiana s’expliquent – du moins pour une part – par une mésalliance conjugale. Cette façon de justifier le malheur est nouvelle dans le romantisme. Le mal n’est plus une fatalité transcendante, subie comme telle : humain, causé par les rapports sociaux, il devient curable, dans la mesure où ces rapports peuvent être modifiés – c’est là une autre marque du réalisme. Mais derrière ces quelques nouveautés, Indiana met en jeu assez fidèlement les grands motifs du romantisme : un pessimisme sentimental indéfini, la nostalgie d’un passé positif et une fin tragique.

La narration d’Indiana est fort différente de celle de René. Ici la narration est entièrement assumée par un seul narrateur qui, se tenant à une certaine distance de son récit, voit tout, que ce soit les détails de l’ameublement d’une pièce, la présence des différents éléments de la nature ou les plus fins mouvements de l’âme. Ce narrateur s’adresse directement au lecteur, sans artifice narratif. Le narrateur voit à l’enchaînement des scènes et au dosage de l’intensité dramatique avec beaucoup d’adresse et d’assurance211.

Indiana est bien une héroïne romantique212, prise entre une insatisfaction indéfinie et des aspirations aussi indéfinies qu’infinies. Elle est naïve et sensible et porte dans la délicatesse de son corps les signes de la beauté et de la maladie. Raymon représente l’homme du siècle. Il est charmant, mais surtout éloquent : c’est par ses paroles qu’il perd Indiana et se perd bien souvent lui-même213. Homme double, un peu sophiste, il a bien compris l’insatisfaction d’Indiana et sait jouer habilement des contrastes, en s’appuyant sur les défauts de M. Delmare, pour arriver à conquérir Indiana. Mais il n’est pas un personnage machiavélique. Il est plutôt superficiel, inconséquent et faible, et c’est beaucoup par goût du jeu qu’il tente de séduire Indiana : c’est ce qui explique qu’une fois séduite, cette dernière perd tout son charme.

Face à Indiana et Raymon, M. Delmare, qui apparaît comme un principe négatif et stable, semble servir de repoussoir. Tant Raymon qu’Indiana semblent s’appuyer sur

211. Voir par exemple, les premières pages du chapitre IX, où le personnage de Raymon de Ramière est réintroduit dans le récit au grand désespoir d’Indiana, p. 105.

212. Voir au chapitre VII, la description du salon où Indiana passe ses journées, de même que la note qui accompagne cette description, p. 82.

213. Voir la toute dernière scène du chapitre IV, où Raymon de Ramière est comparé à Lovelace par Mademoiselle de Nangy, sa future épouse, qui le considère avec une distance assez proche de celle de la narration, p. 57.

lui pour vivifier leur passion : à Indiana M. Delmare fournit l’insatisfaction, à Raymon il sert de contre-modèle. Sir Ralf est le personnage le plus singulier de ce récit. Il est, lui aussi, double : apparemment sans qualités, il possède en fait un mélange bien dosé de discrétion et de bienveillance qui lui permet de veiller à ce qu’Indiana ne se perde pas irrémédiablement.

Le premier élément sur lequel repose le drame d’Indiana est l’insatisfaction de son héroïne : insatisfaction qui lui vient de son mariage avec un homme plus âgé qu’elle, mais aussi d’une éducation romanesque. Cette insatisfaction deviendra le principe dynamique du récit lorsqu’Indiana sera séduite par Raymon ; prise entre l’inertie et la rudesse de son mari et les perspectives de volupté offertes par Raymon, Indiana n’aura que peu d’appui pour résister aux avances de son séducteur.

Le récit des tribulations de ce premier triangle amoureux occupe les trois premiers quarts du récit. De déceptions en déceptions, Indiana est poussée au suicide. Ce premier récit, à l’exception de son plaidoyer contre le mariage, est assez fidèle au genre du roman sentimental. La morale que l’on peut en tirer respecte l’ordre des choses et vient contredire le progressisme du plaidoyer contre le mariage.

Dans le dernier quart, Sand déploie un second triangle amoureux, qui prend le relais du premier, face auquel il apparaît comme un contre-exemple. Au moment où, désillusionnée, abusée et perdue par Raymon, Indiana va se donner la mort, son cousin Ralf, qui jusque-là a assisté en témoin bienveillant à ses mésaventures, l’arrache des griffes de la mort, et lui révèle sa destinée. Il la délivre ainsi de ses aspirations romantiques et lui offre la paix sentimentale et la confiance.

Le dénouement d’Indiana aboutit à deux grandes condamnations. La première frappe le mariage. La seconde, plus subtile, frappe à la fois la sophistique de la séduction, une certaine conception de la possession et, plus profondément peut-être, l’esprit du siècle. Ces deux condamnations visent le même objet : les relations entre les hommes et les femmes. S’appuyant sur cette double condamnation, le récit semble faire l’éloge de la vie « en dehors » : en dehors de la société des hommes, mais aussi plus radicalement en dehors du siècle, en dehors du temps.

C’est là le sens de la leçon que donne Ralf dans l’épilogue du récit : il faut avoir l’audace et le courage de se soustraire à la société des hommes lorsque ceux-ci nous empêchent d’être heureux. Mais le récit redouble cette leçon en ajoutant qu’il faut aussi se libérer des passions : tout au long du récit, Ralf, qui sauve finalement Indiana, est

décrit comme un personnage dépourvu de tout charme et de toute passion, hormis une sage bienveillance.

Indiana déploie une vision négative du monde, tout en faisant briller l’espoir de

pouvoir s’en échapper. En ce sens, Indiana se trouve à mi-chemin entre René, où il n’y avait, en fin de compte, aucun moyen, aucune espérance d’échapper au monde, et

Mauprat, qui justement montrera comment on peut changer le monde pour arriver à y

vivre décemment.

Mauprat

Mauprat, que Sand rédige quelques années plus tard, tout en laissant encore

apparaître certains grands motifs du romantisme, réussit à en surmonter la négativité essentielle. Mauprat est un roman d’une rare énergie, dont les polarités et les mouvements sont à la fois amples et bien équilibrés. Mauprat raconte la lutte de deux caractères d’exception qui arriveront, au bout d’un long combat, l’un contre l’autre, mais aussi chacun contre soi, à trouver le lieu où ils pourront vivre réconciliés.

Ce changement de motifs, qui permet aux sentiments et aux situations typiques du romantisme de trouver une issue positive, est sans doute provoqué par la rencontre des premiers propagateurs des doctrines sociales, dont celle de Michel de Bourges, qui la défendra lors de son divorce, et celle de Pierre Leroux, l’inventeur du mot « socialisme ». Dans Les Romantiques, Anne Martin-Frugier écrit, à propos de la rencontre de Sand et de Pierre Leroux : « Sand trouve chez Leroux une vision du monde qui la satisfait : “C’est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au cœur comme l’Évangile”.214 »

G. Sand rencontre ces gens dans des milieux où, justement, sont présentées et discutées les nouvelles doctrines sociales. J’ai déjà souligné l’importance des lieux publics dans la perspective du développement de la démocratie républicaine : ce qui m’intéresse plus particulièrement ici, c’est de voir comment ces rencontres sociales ont pu influencer les œuvres littéraires. C’est là une des questions auxquelles s’intéresse cette thèse.

214 Martin-Fugier, Anne, Les Romantiques, op. cit., p. 275. La citation de Sand est tirée du tome IV de sa

Le récit de Mauprat raconte l’idylle orageuse d’Edmée et de Bernard. Edmée et Bernard sont cousins. Bernard est issu de la partie rustre de la famille, élevé par son grand-père et ses oncles dans la tradition de la vieille aristocratie de province. Se mélangent dans son caractère la noblesse et l’orgueilleux sentiment de la supériorité de sa caste – de sa tribu –, mais aussi la sauvagerie, la rudesse, l’insoumission aux lois du siècle. Edmée est issue de la partie éclairée de la famille : elle est élevée avec amour par son père et guidée dans son développement intellectuel par un bon curé, l’abbé Aubert, et un « philosophe » rousseauiste, Maître Patience. Son caractère est d’une tout autre noblesse que celle de son cousin, d’une noblesse qui tient plutôt à l’élévation de l’esprit et à la grandeur du cœur, mais qui reste brouillé par une sensibilité souvent violente, qu’un rien enflamme.

Si, à un premier niveau, les rapports de Bernard et Edmée sont solidement encadrés par des rapports de forces, se dessinent, à un second niveau, des rapports beaucoup plus subtils, reposant sur un dialogue qui reste ouvert au-delà de la succession des épisodes. Mais, et c’est là toute la beauté et la puissance de ce récit, jamais leurs rapports ne sont de pure force ou de pur dialogue : toujours le dialogue vient nuancer les rapports de forces, et la force nuancer les rapports dialectiques. Toute la puissance de Mauprat est dans ce fragile équilibre constamment menacé. Au tout début du récit, c’est par le dialogue qu’Edmée arrive à échapper à la violence sexuelle que veut lui infliger Bernard et tout au long du récit, c’est par sa violence que Bernard pousse Edmée à chercher à comprendre les motifs qui la guident. Cette dialectique se complique du fait que Bernard, d’abord dominé par une passion sauvage et subite, se convertira, guidé – bien souvent malhabilement – par Edmée, aux valeurs des Lumières, et plus particulièrement au respect et à l’ouverture à l’autre qui se fait par – et dans – le dialogue.

C’est là que se trouve tout l’intérêt de Mauprat, dans cette conversion d’un rustre aristocrate des temps anciens aux grands idéaux des Lumières, mais surtout dans le moyen d’arriver à cette conversion, c’est-à-dire dans les rapports dialectiques.

L’originalité de Mauprat repose, en grande partie, sur le personnage d’Edmée. Comme dans Indiana, Mauprat donne la première place à un héros féminin, sauf qu’Edmée, contrairement à Indiana, est un personnage positif qui tente de prendre son destin en main : c’est elle-même qui décide quelles seront les règles qui régiront ses

rapports avec Bernard. En ce sens, Edmée réussit à dépasser la passivité et, de ce fait, la nostalgie qui accable généralement les personnages romantiques.

En face d’Edmée, Sand place un personnage typique du roman noir : Bernard cumule plusieurs des caractéristiques des héros négatifs du roman noir : il est fort et violent, vif, volontaire et sûr de lui ; il habite un vieux château avec son grand-père et ses oncles, tous plus méchants les uns que les autres ; il est contre la société, contre la modernité, pour une justice personnelle, expéditive, exercée au nom de la conservation de sa petite société – sa tribu comme je l’ai dit plus haut.

Dès le coup d’envoi du récit, du moment où elle tombe aux mains de Bernard, Edmée réussit à imposer ses règles de jeu, c’est-à-dire qu’elle réussit à dominer les rapports de forces – par lesquels Bernard tente de la dominer – par des rapports dialectiques. Cela ne va pas sans sacrifice, car pour cela elle doit promettre de se donner. Dès ce moment, se met en place, entre Edmée et Bernard, une joute extrêmement dynamique et tendue, où Edmée attire Bernard vers elle, capte son attention en se défilant, pour pouvoir, de ce retranchement – cela est aussi très important – réussir, par la parole, à le convertir215. Si c’est en mettant en jeu son corps qu’Edmée réussit à capter l’attention de Bernard, c’est par sa voix qu’elle réussira à le convertir.

Cette façon d’user de la parole contre la force et la violence est nouvelle et très progressiste par rapport à la façon dont les romans – les romans romantiques comme les romans noirs – étaient menés jusque-là. Ces deux genres romanesques non seulement aboutissent à la victoire des éléments négatifs du récit, mais montrent le conflit de deux partis qui restent – en dernière analyse – inchangés. Ces récits montrent des chorégraphies plus ou moins compliquées d’éléments positifs et négatifs, mais jamais de conversions : le bien et le mal restent immuables, condamnés à vaincre ou à périr.

S’appuyant sur des valeurs et sur une éthique nouvelles, Edmée réussit à faire passer ses rapports avec Bernard sur un plan que l’on pourrait qualifier de politique. Si en réalité les rapports d’Edmée et de Bernard restent très conflictuels, ils recèlent une part d’utopie. Edmée réussit à convertir Bernard aux grandes valeurs des Lumières et

215. Voir à ce sujet la très belle scène qui se trouve au chapitre X, p. 162-171. Une analyse stratégique et même chorégraphique de cette scène serait très révélatrice des rapports qu’installe Sand entre Edmée et Bernard.

elle le fait en le convainquant de la grandeur de ces valeurs. Bernard, après avoir résisté, se laisse convaincre et accepte de changer.

Avec Mauprat, Sand réussit à dépasser la négativité fondamentale du romantisme. Comme je l’ai expliqué plus haut, Mauprat invente un nouveau genre romanesque, qui réussit à surmonter la négativité fondamentale du roman romantique.

Conclusion

Ce dépassement se fait au moment où apparaissent, dans l’espace public, les premières doctrines sociales. À cette époque, Sand fréquente les milieux où apparaissent et se discutent les premières doctrines sociales. Ses œuvres intègrent, pas spécialement les doctrines elles-mêmes, mais l’esprit qu’elles recèlent : l’enthousiasme, la confiance dans le progrès et dans l’avenir, le sentiment que la négativité du présent peut être dépassée.

C’est ce sur quoi je voudrais insister ici : sur le caractère médiateur des romans. Par la mise en scène romanesque des grandes idées sociales qui apparaissent à ce moment, les romans participent très efficacement à leur diffusion. Il faut évidemment analyser à quel prix se fait cette médiation216, mais cela nous permet aussi de voir quelles sont les conditions qui garantissent la publicité d’un discours pour une époque donnée.

216. Je renvoie ici à l’analyse comparée de la critique que font A. Nettement et K. Marx de la doctrine qui supporte Les Mystères de Paris, qui se trouve au VIe chapitre de la IIIe partie.

Troisième partie