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Du romantisme européen au romantisme français

Le roman dialogique, Mikhaïl Bakhtine

1- Du romantisme européen au romantisme français

Parallèlement à l’historiographie et à l’idéologie politique, la littérature effectue, elle aussi, quelque chose comme un changement de régime, que j’appellerai, pour le lier aux deux autres, culturel. Comme pour l’histoire et la politique, ce changement de régime culturel se fait en deux temps.

Une première transformation dans le régime culturel est provoquée par la rencontre de deux phénomènes. D’une part, la découverte de la littérature anglaise et allemande, qui suit le retour de nombreux écrivains exilés. Lorsque ces écrivains reviennent en France, durant les premières décennies du XIXe

siècle, ils sont profondément imprégnés de l’esprit de ces littératures, sans compter les liens que certains ont noués – et conservés – avec les milieux littéraires étrangers. D’autre part, il faut prendre en compte l’arrivée, sur la scène littéraire, d’une nouvelle génération d’écrivains. Ce sont les écrivains nés autour de 1800 qui accueillent avec le plus d’enthousiasme l’héritage du romantisme européen et le font entrer dans la culture française ; en fait, pour beaucoup, ils se servent de la nouveauté et du dynamisme du romantisme européen pour combattre le classicisme de ceux qui occupent les institutions littéraires françaises204. L’assaut des jeunes romantiques, s’il s’était préparé durant la Restauration, se déploie dans toute son ampleur à la fin des années 1820 et au début des années 1830, accompagnant ainsi, sur le plan culturel, la révolution politique de 1830. Si la bataille d’Hernani, en février 1830, reste le moment fort de l’avènement du romantisme, il ne faut pas oublier que le romantisme français s’est déployé, avec bien souvent la même vigueur, sur plusieurs autres fronts – je pense ici en particulier à la

204. L’assaut romantique se fera aussi par le marché : c’est une autre nouveauté dont la maîtrise échappe aux « vieux » et réussit aux « jeunes ».

lutte qu’a menée Eugène Delacroix, dès le milieu des années 1820, contre l’esthétique classique.

Cette appropriation du romantisme européen par la génération de 1800 n’en affecte pas radicalement la vision du monde qui reste attachée, dans sa version française, aux sentiments d’incompréhension et d’impuissance face au monde, à la nostalgie d’un passé chargé d’héroïsme et à une esthétique qui préfère explorer les sentiers hasardeux du sublime plutôt que de marcher sagement dans les voies paisibles du beau.

Un autre phénomène, peut-être plus important, mais en même temps plus diffus, vient influencer le romantisme français, c’est la Révolution. Pour la plupart des écrivains et des artistes nés durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’effondrement de l’Ancien Régime, la Révolution, mais surtout la Terreur sont vécus comme des événements profondément tragiques. Les événements révolutionnaires viennent ainsi alimenter le pessimisme historique du romantisme. Pour les auteurs romantiques, les événements révolutionnaires s’insèrent dans la perspective des récits tragiques – sinon chaotiques ou même messianiques – dont ils sont si friands.

Cette première transformation dans le régime culturel est complétée par une seconde, de moindre importance, mais qui vient détourner et soulager le romantisme des premières années de la monarchie de Juillet de sa pente négative en lui offrant une perspective positive. Cette perspective positive, apportée par le développement et la diffusion des premières doctrines sociales vient, en quelque sorte, libérer le potentiel positif, le potentiel d’espérance et d’optimisme que contient le romantisme, qui jusque- là était obscurci par une vision négative de l’histoire. Les premières doctrines sociales, en offrant une vision historique positive, vont enthousiasmer une bonne partie des auteurs romantiques.

Il faut aussi souligner le fait que cette deuxième transformation du romantisme se double d’un changement d’attitude de l’auteur par rapport à ses lecteurs. Dans la mesure où le socialisme est une idéologie – donc porteuse d’une forte volonté de convaincre, sinon de convertir –, l’auteur a désormais un message à faire passer ; son rapport à ses lecteurs se modifie ainsi radicalement205.

205. Ici aussi le marché vient modifier radicalement le rapport de l’auteur à ses lecteurs. Sur le plan rhétorique – et qu’il s’agisse d’une relation idéologique comme dans le socialisme, ou d’une relation économique comme dans le capitalisme –, la relation de l’auteur et de ses lecteurs s’inverse au profit de

François-René de Chateaubriand

C’est François-René de Chateaubriand, avec la publication en 1802 d’Atala et de

René qui, le premier, donna une forme, sinon une couleur, au romantisme français. Si

ces deux courts récits réactivent un des genres littéraires de la fin du siècle précédent – pratiqué notamment par Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre –, ils l’enrichissent d’une couleur nouvelle sans doute issue de la vive impression qu’ont fait sur ce jeune esprit les événements révolutionnaires, mais aussi son voyage en Amérique et son exil en Angleterre. Ces expériences, traumatisantes et déroutantes, mais aussi extrêmement enrichissantes, viennent s’allier à la pensée du XVIIIe siècle qui forme l’héritage culturel de Chateaubriand. C’est, grosso modo, cet alliage qui produira ce sentiment de vague à l’âme - manifeste dès les premières œuvres de Chateaubriand - qui se maintiendra, bien vivant, durant les deux premiers tiers du XIXe siècle – jusqu’à Baudelaire assurément.

C’est, pour beaucoup, de la mise en forme de cette sentimentalité que ces deux récits tirent leur valeur. Tant dans Atala que dans René, au-delà du sujet du récit, ce qui frappe l’imagination et reste en mémoire, c’est ce sentiment étrange et inquiétant qui naît d’une rupture – d’une déchirure dans la trame du temps – entre ce qui aurait dû advenir et ce qui advient réellement – entre ce que l’on nous a appris à attendre et ce qui arrive effectivement.

René

René reprend une mise en récit à la fois particulière et classique. Dans le corps du

récit, René raconte ses mésaventures existentielles et sentimentales à deux de ses plus chers amis qui lui demandent de leur confesser ce qui l’attriste tant. Ce récit est enchâssé dans un autre, celui d’un jeune homme qui rapporte le récit de René aux lecteurs. Ce jeune homme présente le récit de René avant de s’effacer devant ce dernier, puis de réapparaître, à la toute fin pour nous offrir un épilogue.

Assis sur les bords du Mississipi, dont les flots ont la majesté sublime du temps qui passe, René raconte à Chactas le sauvage et au Père Souël le missionnaire sa vie malheureuse et ses déceptions, tant existentielles que sentimentales, en s’attardant à un

ces derniers. Il y a, là aussi, une transvaluation qui se manifeste par un surgissement démocratique – des lecteurs.

épisode particulièrement pathétique : celui de l’aveu que lui fait sa sœur au moment où elle s’enferme dans un couvent. Cet aveu non seulement éclaire René sur l’étrange conduite de sa sœur mais donne aussi un motif précis à son désespoir. En lui avouant que c’est pour se soustraire à la passion coupable qu’elle lui voue qu’elle s’enferme dans un couvent, Amélie donne à René le motif qu’il appelait de tous ses vœux. Cet aveu afflige et soulage René, puisqu’à partir de ce moment son cœur a une raison d’être malheureux : cette fixation lui apparaît comme un soulagement.

Cette narration change la nature du récit. D’une part, c’est l’un des protagonistes qui rapporte ses propres mésaventures. De l’autre, il en est de la vision du monde qui se dégage de ce récit comme du récit lui-même : le statut de témoignage en fait apparaître les péripéties non comme les inventions d’un écrivain mais comme les arrêts du destin. L’auteur, en se soustrayant – stratégiquement – à sa responsabilité vis-à-vis de son récit, en augmente l’effet de réalité.

René est un jeune homme fondamentalement malheureux qui n’arrive à trouver ni un état d’esprit ni un lieu qui puisse satisfaire ses espérances. Sa vie n’est que déception, désillusion et son destin semble le vouer à errer, malheureux, pour toujours. Sa sœur Amélie est malheureuse elle aussi mais, contrairement à son frère, elle connaît la cause de son malheur et elle arrive à se délivrer de ce malheur en se soustrayant à ses atteintes. Cette délivrance impressionnera l’imagination malheureuse de René.

En face de René, écoutant son récit, se trouvent Chactas et le Père Souël. Ces derniers, en plus de prêter une oreille attentive au récit de René, lui font part, à la toute fin du récit, de leur jugement respectif, encadrant ainsi sa passion de deux solides bornes morales. Si Chactas se montre indulgent pour les malheurs de René, le Père Souël est plus sévère. Chactas incarne, en quelque sorte, le point de vue de la compassion puisqu’il a, lui aussi, eu à subir une vive blessure sentimentale206. Le Père Souël représente le point de vue opposé : insensible aux mouvements du cœur, il juge froidement et sévèrement la passion de René ; il condamne son égoïsme, son égocentrisme, son abandon à de si funestes sentiments.

Malgré le sévère jugement du Père Souël, le destin de René et d’Amélie façonne quelques-uns des grands motifs que le romantisme mettra à la mode ; une vie malheureuse et sans issue que l’on supporte comme une fatalité, sans illusion et même

parfois avec une certaine complaisance, mais aussi le suicide qui apparaît comme la meilleure façon de se libérer d’une telle fatalité. Entre ces deux voies le couvent apparaît comme un moyen terme, une façon de renoncer aux déceptions du monde sans renoncer à la vie.

Si René raconte son destin à Chactas et au Père Souël, c’est que ces derniers se sont montrés inquiets de l’état d’esprit de leur ami. Mais le récit que leur fait René leur montre que son malheur est double. René est d’abord malheureux essentiellement ; ses aspirations ne trouvent aucune satisfaction dans le monde tel qu’il est – entendu tel qu’il est devenu. Cet état d’insatisfaction, auquel il se laisse aller, le conduit inévitablement au suicide. Au moment où il allait se donner la mort, sa sœur Amélie apparaît comme une providence salvatrice. Mais, peu à peu, leur bonheur se trouble, assombri par un inexplicable malaise : Amélie, d’abord si vive, se montre de plus en plus triste et anxieuse. Elle disparaît subitement, en laissant une lettre où elle explique à René qu’elle se retire dans un couvent. Lors de la cérémonie, à laquelle elle a convié son frère, au moment de prononcer ses vœux, Amélie laisse échapper cet aveu : « Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre, et comble de tes biens un frère qui n’a point partagé ma criminelle passion !207 » Cet aveu, par lequel il comprend l’étrange comportement de sa sœur et ce qui était venu assombrir leur bonheur, précipite René dans un profond désespoir et le pousse sur le chemin incertain de l’exil. C’est une lettre reçue récemment, et qui lui apprenait la mort de sa sœur, qui jette René dans l’état de désespoir qui inquiète tant Chactas et le Père Souël.

René est une œuvre puissante. Le récit que fait René de ses malheurs fait succéder

à une situation de départ déjà lourde, un dénouement qui s’ajoute au malaise de René et lui coupe toute perspective de libération. Ce destin semble plus terrible encore qu’un destin tragique, car il laisse le héros emprisonné avec son malheur et le prive de tout espoir de libération.

Ce destin malheureux est accepté et subi comme une fatalité par René. Son histoire lui apparaît comme imparable et impitoyable. Ses remous sont subis avec une résignation stoïque par René. C’est de là que naît cette sentimentalité, que l’on appellera romantique, faite d’un mélange de résignation et de complaisance face à une injuste – et

207. Chateaubriand, François-René de, Atala – René – Les Aventures du dernier Abencérage, Paris, Garnier, 1958, p. 233.

injustifiable – fatalité et qui engendre une nostalgie d’un temps d’avant, d’où le malheur était absent.

Dans une perspective plus large, qu’elle soit historique ou philosophique – ou même anthropologique –, la vision du monde qu’offre Chateaubriand avec René est des plus sombres qui puissent être. René nous montre le point d’extrême désespoir où se retrouvent ceux que les événements révolutionnaires ont privés de leur monde.

Dans la conclusion du chapitre qu’il consacre à Chateaubriand dans le Manuel

d’histoire littéraire de la France, J. Mandule explique que : « Chateaubriand, le premier,

nous a enseigné une leçon qu’il sera impossible d’oublier, à savoir que la grandeur de l’homme peut sortir de sa défaite même », poursuivant : « Nous sommes loin, avec Chateaubriand, de l’optimisme qui avait été parfois celui du siècle des Lumières ; mais à coup sûr, de Condorcet à René, il y a un progrès de la conscience, de cette conscience malheureuse dont Hegel, inconnu sans doute de Chateaubriand, avait naguère conté l’épopée.208 »