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Introduction – La chute de l’Ancien Régime

Avant d’aborder les chapitres consacrés aux modifications des conditions politiques et sociales du XIXe siècle, je voudrais résumer rapidement, en m’appuyant sur un passage de l’Histoire culturelle de la France, consacré à l’avènement de l’espace public, comment l’idéologie, la culture et le pouvoir de l’Ancien Régime se sont progressivement effondrés pour être remplacés par une toute nouvelle façon de penser, d’argumenter et de gouverner.

Antoine de Baecque, l’auteur du chapitre consacré au XVIIIe

siècle dans l’Histoire

culturelle de la France, pose d’abord une très bonne question qui pointe en direction de la

problématique à laquelle je m’intéresse dans cette partie : « Comment ces “philosophes”, grands et petits, précurseurs ou vulgarisateurs, ont-ils fondé un espace public autonome et indépendant au sein duquel les affaires de l’État et de la société sont devenues des sujets de discussion ?4 »

Tocqueville, lorsqu’il tente de comprendre le sens de la Révolution, comme plusieurs de ses contemporains, nous donne une première réponse à cette question :

En France, le monde politique [ restait ] divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles. Dans la première on administrait ; dans la seconde on établissait les principes abstraits sur lesquels toute administration eut dû se fonder. Ici on prenait des mesures particulières que la routine indiquait ; là on proclamait des lois générales sans songer jamais aux moyens de les appliquer : aux uns la conduite des affaires, aux autres la direction de l’intelligence. Au-dessus de la société réelle, […] il se bâtissait peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné,

4. De Baecque, Antoine, « 1715-1815 », dans Rioux, Jean-Pierre et Sirinelli, Jean-François [dir.], Histoire

uniforme, équitable et conforme à la raison. Graduellement l’imagination de la foule déserta la première pour se retirer dans la seconde.5

Si cette interprétation nous fait bien voir ce qui divise la vie politique française depuis le XVIIIe siècle, elle nous renseigne peu sur les conditions et les motivations qui ont provoqué le passage de l’hégémonie de la noblesse à celle de la bourgeoisie et sur la mise en place d’une toute nouvelle façon de concevoir et d’imposer le pouvoir. C’est ce que je tenterai de faire dans les deux chapitres qui composent cette première partie.

Première section – Crises politiques

Sur le plan politique, la chute de la monarchie est provoquée par une série de crises qui vont user progressivement l’autorité royale. Au début des années 1750, le pouvoir tente de définir, de façon définitive, le statut des dissidents jansénistes. La difficulté qu’a la monarchie de régler cette question provoque la publication d’une foule de pamphlets et de libelles qui rend public non seulement les enjeux de la crise - qui en principe ne devaient concerner que les intéressés - mais aussi les difficultés de la monarchie à imposer fermement et clairement sa volonté.

La seconde crise éclate en 1763, alors que la monarchie, pressée par la précarité de la situation financière du royaume, libéralise les prix du grain. Cette mesure, non seulement dresse la population contre les agents du roi, mais donne lieu, ici encore, à une abondante littérature polémique qui critique ouvertement le gouvernement du roi.

Enfin, au cours des années 1770, des membres du Parlement de Paris décident, dans le but de renverser le rapport de forces dans la lutte qu’ils mènent contre le pouvoir du roi, de rendre publics les textes et les plaidoiries des parlementaires :

La littérature parlementaire, pourtant issue d’une caste oligarchique assez généralement suspectée, trouve auprès du « public » une audience tout à fait exceptionnelle grâce à la mise en circulation clandestine et illégale des remontrances anti-absolutistes. Ce phénomène est extrêmement révélateur : des textes qui, par principe, ne représentent que les conseils adressés au trône par les officiers d’une cour de justice particulière dessinent au contraire un espace de publicité, un lieu de débat.6

5. Op. cit., p. 22.

« Un lieu de débat » pour ne pas dire un lieu de combat car, comme on le voit ici, la publicité est utilisée à des fins stratégiques par ceux qui combattent le pouvoir de la monarchie. Dans ces crises, et spécialement dans les deux dernières, il ne s’agit pas, comme dans une lutte traditionnelle, de l’affrontement de deux opposants qui se rencontrent sur un même terrain et respectent des règles communes mais plutôt d’un affrontement entre deux conceptions de la nature du pouvoir et du jeu politique. Comme le litige porte sur l’essence même du pouvoir et sur les règles du jeu, il ne peut y avoir qu’un vainqueur ; celui qui impose sa vision de la nature du pouvoir et qui dicte les règles du jeu. Le perdant doit accepter la conception du pouvoir du vainqueur et se plier aux règles du jeu qu’il dicte. Dans ce type d’affrontement, aucun compromis n’est possible entre les opposants.

La mécanique et les enjeux de ces crises, qui ont, peu à peu, miné les fondements de l’autorité du roi et du gouvernement monarchique, permettent de mieux comprendre comment la convocation des États généraux ne peut que précipiter la chute de l’autorité de la monarchie :

C’est pourtant le roi lui-même qui, le 5 juillet 1788, en son Conseil, « appelle toutes les personnes instruites à transmettre les mémoires et renseignements utiles en vue des États généraux », et ouvre ainsi la voie à une flambée d’ouvrages sans précédent. Le temps est alors aux brochures, aux mémoires, aux courts essais historiques commentant la prochaine tenue des États généraux. Près de 800 ouvrages de ce type paraissent en quelques mois, dont certains restent célèbres tel le Qu’est-ce que le tiers état ? de l’abbé Sieyès, orientant tous les débats du moment sur le rôle des États généraux, le mode de scrutin ou la légitimité contradictoire des ordres.7

Antoine de Baecque montre ensuite comment cette porte entrouverte qu’est la convocation des États généraux donne rapidement lieu à une mêlée aussi furieuse qu’enthousiaste :

C’est une grisante impression de liberté, un « tout est possible » qui traverse alors, dès le printemps 1789, la culture française. La première conséquence « culturelle » de cet esprit de liberté baignant l’année 1789 est une prise généralisée de la parole qui, en quelques mois, engendre un foisonnement d’opinions et bouleverse l’ancien régime du débat public. Liberté de

7. Op. cit., p. 145.

penser, liberté d’imprimer, liberté de diffuser ses opinions sont en effet les revendications

majeures qui accompagnent les premiers mois de la Révolution.8

Dans les années qui précèdent la Révolution, la déliquescence de la monarchie et la manifestation progressive d’une nouvelle pratique de la politique semblent converger vers une crise historique. En effet, apparaît, à la fin de l’Ancien Régime, toute une série de crises politiques qui offre l’occasion à la bourgeoisie et à une partie de l’aristocratie de juger, par l’exercice public de la discussion, la nature et la pratique du pouvoir de la monarchie.

Si la bourgeoisie, guidée par les philosophes, a pu créer un espace de discussion public, et l’étendre progressivement, c’est notamment parce qu’elle a réussi à élaborer une pratique politique qui était à la fois contraire à celle de l’espace monarchique – ce qui lui a permis de rallier les nombreux insatisfaits – et aussi révéré qu’elle, le pouvoir divin du roi y étant remplacé par le pouvoir du peuple – du moins de ce que l’on entendait alors par peuple – guidé par la raison. C’est aussi parce que se sont développés divers lieux où la discussion publique était possible et où une nouvelle façon de concevoir et de régir les assemblées publiques a pu se matérialiser. Il s’agit là de la mise en pratique d’un long travail de réflexion qui, s’appuyant sur un ensemble de valeurs nouvelles, critique l’arbitraire du pouvoir royal et élabore diverses utopies politiques.

Ce nouvel espace public se pose – et se fonde – contre le pouvoir de la monarchie. Entre l’espace public restreint de la cour et celui, ouvert, de la bourgeoisie, l’opposition axiologique est claire et radicalement polarisée. C’est à ce phénomène que fait allusion Tocqueville lorsqu’il parle d’un « monde politique […] divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles ». Jusqu’à la Révolution, l’une des tâches essentielles des opposants à la monarchie – aristocrates et bourgeois confondus – sera d’étendre ce nouvel espace public.

8. Op. cit., p. 144, c’est moi qui souligne.

Deuxième section – L’espace public

Cette problématique a été ravivée et renouvelée par le philosophe allemand Jürgen Habermas avec la publication, au début des années 1960, de L’Espace public,

archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. La thèse

d’Habermas, ainsi que les réflexions et les commentaires qu’elle a provoqués, ont permis de voir, comme le rappelle Antoine de Baecque, que : « Le cœur du XVIIIe

siècle est ce moment où culture et politique fusionnent sur une scène publique qui apparaît dès lors […] comme le lieu où se joue le destin du pays.9 » Cette observation est capitale dans la mesure où elle désigne le moment où se lient deux des grandes problématiques sur lesquelles se penche cette thèse : d’une part l’avènement de l’espace public et d’autre part les liens qui se tissent entre la vie politique et la vie culturelle lors de cet avènement.

Ainsi dans l’Ancien Régime :

La représentation ostentatoire des jeux de cour n’a pu […] s’affirmer qu’avec la soumission rituelle et politique des élites réunies par le roi : l’apparaître est un espace

public qui, dans le même temps, annihile le débat public sur les affaires de l’État. […] Il existe

ainsi des intermédiaires institutionnels qui émoussent le seul bon vouloir du monarque : les parlements, le Conseil royal, le droit de pétition individuel ou collectif. Mais il n’y a

aucune raison pour que ce processus soit rendu public à l’extérieur des cercles directement impliqués dans les affaires d’État. De là l’idée sans cesse réaffirmée par les théoriciens et les

juristes de la monarchie absolue que le gouvernement est le secret du roi. […] La politique

absolutiste [ n’est ] pas une politique publique, la transparence [ n’est ] pas son épreuve de

vérité.10

On le voit, ce n’est pas tant l’espace public qui apparaît avec la modernité que sa composition, son fonctionnement et son étendue qui se modifient radicalement. Pour Antoine de Baecque, cette modification est conditionnée, d’une part, par le poids et l’intransigeance de la contrainte royale et, d’autre part, par le peu d’importance qu’accordait le roi aux opinions qui pouvaient contredire la sienne. C’est pour ces raisons qu’une partie de plus en plus large du public se désintéresse et se détache de

9. Op. cit., p. 23.

l’espace public de la cour, qui gravite autour de la personne du roi, pour se tourner vers un espace public parallèle dominé par les valeurs de liberté, d’universalité et d’égalité et régi par la discussion publique. C’est ce que J. Habermas appelle « l’espace public bourgeois » : « En faisant de leur for privé une chose commune, grâce au principe de la communication des opinions par l’intermédiaire des clubs, des salons, des académies, des journaux, des brochures ou des traités, les hommes de lettres de la société civile se donnent une conscience publique qui finit par concurrencer, voire surpasser, celle du souverain.11 »

Les pratiques et les idées qui se sont développées dans les lieux publics ne remettent pas seulement en cause le gouvernement monarchique, mais aussi, plus fondamentalement, sa façon de concevoir et d’exercer le pouvoir. L’opposition entre cette nouvelle façon de voir et l’ancienne est si radicale qu’elle les rend irréconciliables. C’est ce qui fera de ce changement de régime politique une rupture historique.

Troisième section – Discours critique et utopique

Si l’espace public connaît ce formidable développement, c’est surtout parce qu’il offre des lieux ouverts, où tous sont bienvenus, et où la discussion peut s’effectuer librement. Je voudrais discerner deux caractéristiques importantes des discours qui se développent dans ces espaces publics ; une part de ces discours porte sur ce qui est, une autre sur ce qui pourrait, ou même devrait être.

Un premier type de discours qui se développe dans l’espace public, que je nommerai critique, exprime l’insatisfaction et l’assurance des classes qui peu à peu s’unissent et s’organisent pour s’opposer à un pouvoir auquel ils ne peuvent participer et dans lequel il ne se reconnaissent pas :

Dans l’article « Critique » de l’Encyclopédie, […] Marmontel rattache progressivement à l’« examen éclairé » et au « jugement équitable » aussi bien l’histoire sainte que les sciences, la découverte des terres lointaines et le goût des arts, l’histoire et la philosophie, la littérature et, enfin, la politique : « Il serait à souhaiter qu’un philosophe aussi ferme qu’éclairé osât appeler au tribunal de la vérité des jugements que la flatterie et l’intérêt ont prononcés dans tous les siècles. C’est un guide qu’il faut donner à l’opinion du lecteur ; et ce guide serait un critique capable de distinguer la vérité du

11. Op. cit., p. 25.

préjugé, le droit de l’autorité, le devoir de l’intérêt, la vertu de la gloire elle-même : en un mot de réduire l’homme quel qu’il fût, à la condition de citoyen, condition dont aucun homme en société n’eût jamais le droit de s’affranchir. »12

Ainsi l’esprit critique remplace dans son argumentation le pouvoir transcendant du roi par celui, immanent, de la raison et du droit de tous et s’autorise d’examiner les jugements sur lesquels s’appuie l’autorité du gouvernement monarchique. Pour l’esprit critique, toutes les valeurs et tous les jugements qui définissent la personne du roi et son gouvernement, ainsi que les institutions qui le structurent, sont susceptibles d’être examinés et réévalués par la raison :

Ainsi nulle borne ne peut être mise, et nulle domaine interdit, à l’exercice du raisonnement critique, au point que Kant a pu, dès 1781, qualifier son temps de « siècle critique » dans la préface à la première édition de la Critique de la raison pure : « Notre siècle est particulièrement le siècle de la critique à laquelle il faut que tout se soumette. La Religion alléguant sa sainteté et la législation sa majesté veulent d’ordinaire y échapper ; mais alors elles excitent contre elles de justes soupçons et ne peuvent prétendre à cette sincère estime que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son

libre et public examen. »13

Une telle attitude laisse peu de place aux demi-mesures et ne peut mener qu’à des prises de positions très polarisées et, éventuellement, à des affrontements. L’autre type de discours qui se déploie dans l’espace public est plus positif et plus spéculatif ; je le nommerai utopique. Il s’intéresse à ce qui n’est pas encore, à ce qui pourrait être si les éléments négatifs du temps présent étaient abolis. Ce discours est un peu comme le double positif du discours critique : il se fonde sur les mêmes valeurs que lui et bien souvent s’y allie dans des chaînes d’arguments.

C’est aux conséquences de la publicité de ces discours que fait allusion Tocqueville lorsqu’il dit, dans le passage cité plus haut, qu’ « au-dessus de la société réelle, […] se bâtissait peu à peu une société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné, uniforme, équitable et conforme à la raison ». C’est comme si le discours utopique visait à corriger le décalage que le discours critique dénonce entre le

12. Op. cit., p. 25.

gouvernement tel qu’il est et la société telle qu’elle devrait être. Le discours utopique dépeint le gouvernement et la société de l’avenir, c’est pour cette raison que je le désigne comme double positif du discours critique.

Deux choses font que ces nouveaux types de discours acquièrent rapidement un grand pouvoir de séduction. D’une part le discours critique exprime les insatisfactions de larges groupes d’individus qui, à ce moment justement, travaillent à se rassembler et à s’organiser. Ce type discours offre à ces individus une précieuse mise en forme de leurs insatisfactions. D’autre part le discours utopique exprime les aspirations de ces groupes. En brossant de larges tableaux d’un avenir positif, le discours utopique pousse les individus à agir, il leur donne le courage nécessaire pour s’attaquer à ce que l’on avait toujours tenu pour respectable et immuable.

Ce nouveau discours, qui bien souvent allie dans une même chaîne d’arguments les insatisfactions et les aspirations de larges groupes sociaux, et les manœuvres politiques qui l’accompagnent, arrive à convaincre des groupes de population de plus en plus grands qu’un avenir positif, radicalement différent du temps présent, est non seulement possible mais aussi inévitable, dans la mesure où chacun s’engage à lutter contre le pouvoir tel qu’il est.

Tant que la monarchie est en place, la part utopique de ce discours ne fait pas – et, de toute façon, ne peut faire – l’épreuve du réel ; les utopies des hommes politiques et des philosophes, grands ou petits, ne dépassent pas le seuil du discours, le seuil de la rhétorique. La seule épreuve de vérité qui soit à la portée de ce discours est de se mesurer à la vraisemblance, et à ce niveau sa marge de manœuvre est relativement large. En ce sens, le discours utopique a quelques parentés avec la littérature : comme cette dernière, il appartient au domaine du vraisemblable. Le discours utopique, comme bien souvent la littérature, parle de ce qui pourrait être à la place de ce qui est, de ce qui serait si les conditions actuelles changeaient, même, à la limite, de ce qui aurait pu être si certaines conditions historiques avaient été différentes. En cela le discours utopique est très différent du discours critique qui, lui, se mesure à la réalité historique. Pour être convaincante, une affirmation critique ne doit pas seulement être vraisemblable : elle doit être possible, elle doit correspondre à quelque chose dans la réalité historique ; son efficacité en dépend. Le discours utopique, quant à lui, n’est pas tenu de se plier à cette épreuve ; son appréciation est beaucoup plus intuitive que celle du discours critique.

Quatrième section – Crises esthétiques

Pour illustrer l’importance historique des changements qu’apporte l’avènement d’un espace public ouvert à tous et permettant la libre discussion, Antoine de Baecque poursuit sa réflexion sur un autre terrain : celui de la vie culturelle.

À la fin de l’Ancien Régime se tient, tous les deux ans, au Salon carré du Louvre, une grande exposition de peinture ouverte au public. La tenue de ce Salon, par son ouverture et sa popularité grandissante, provoque l’érosion de l’autorité des institutions artistiques et des commanditaires habituels de la peinture, car elle permet non seulement au public de se faire sa propre idée, d’apprécier les œuvres selon son propre goût, mais elle permet aussi le développement d’une critique qui n’a de compte à rendre ni aux institutions ni aux commanditaires qui supportent, habituellement et exclusivement, un style bien défini de peinture. C’est ce qui fait dire à Antoine de Baecque : « Quand un nombre suffisant de spectateurs en vient à s’identifier avec