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Analyse historique de différentes conceptions de l’opinion publique

L’espace public, Jürgen Habermas

1- Analyse historique de différentes conceptions de l’opinion publique

L’opinion publique selon Jeremy Bentham

Si l’opinion publique est théorisée dès le milieu du XVIIe siècle par différents philosophes, c’est avec la Révolution française que la théorie politique dote l’opinion publique de critères qui, aux yeux d’Habermas, la définissent essentiellement. Dans son mémoire intitulé Tactiques des Assemblées législatives, Jeremy Bentham met en lumière trois aspects essentiels de l’opinion publique. D’abord, la publicité des débats les soumet à la surveillance générale qui, dans la mesure où elle est réellement populaire et ouverte à tous, garantit leur justesse. Ensuite, la publicité des débats, par une sorte d’émulation générale, permet au peuple de s’élever au-dessus des préjugés et d’atteindre une sagesse supérieure. Enfin, la publicité des débats doit être générale, car c’est par un usage général de la publicité à l’intérieur comme à l’extérieur des institutions politiques que peuvent être repoussés les méfaits d’une volonté qui ne serait pas imputable à la « raison générale » ; seule cette généralité de la publicité est à même de contrecarrer les manœuvres d’un gouvernement qui s’appuie sur une volonté arbitraire et de favoriser les travaux d’un gouvernement qui s’appuie sur la raison :

En Angleterre, Jeremy Bentham rédigeait à la demande de la Constituante un texte qui, pour la première fois par écrit, exposait le lien qui rattache l’opinion publique au principe de la Publicité. […] La publicité des débats parlementaires assure au public la possibilité de les « surveiller », et il est entendu que ce dernier peut faire usage de sa critique : « Le public dans son ensemble […] forme un tribunal supérieur à toutes les cours de justice rassemblées […] : chacun devine néanmoins que ce tribunal, bien qu’il ne soit pas à l’abri de l’erreur, est incorruptible ; qu’il cherche constamment à accroître ses propres lumières ; qu’il résume en lui toute la sagesse, toute la justice d’un peuple […] et qu’on ne peut se dérober aux arrêts qu’il rend. » […] [ Il ] est évident que l’opinion publique a besoin pour sa part de la publicité des débats dont elle peut s’instruire : « Chez un peuple dont les Assemblées sont depuis longtemps publiques, l’esprit général est porté à un niveau supérieur ; les idées saines se répandent toujours davantage, tandis que les préjugés nuisibles, combattus publiquement, non par des rhéteurs mais par des hommes d’État, perdent leur influence. (…) La raison et le discernement deviennent, dans toutes les classes de la société, des habitudes. » Pour Bentham, les débats parlementaires publics ne sont tout simplement qu’une partie des

débats publics en général. Seule la Publicité à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement peut assurer la continuité de l’usage public d’une raison politiquement orientée, comme elle en garantit les fonctions : autrement dit, elle seule est à même de faire que la domination, de matter of will, devienne matter of reason, pour reprendre la formule de Burke.111

Ainsi, selon Bentham, la publicité des débats politiques a une double fonction : d’une part, elle expose les débats politiques au regard – critique – des citoyens qui, de ce fait, peuvent guider et orienter la marche de l’État : d’autre part, par l’exposition publique des débats politiques, les citoyens peuvent s’instruire des questions politiques et ainsi augmenter leurs « lumières ». La publicité des débats politiques doit ainsi éveiller la conscience politique des citoyens.

L’opinion publique selon François Guizot

Quelques trente ans plus tard, François Guizot, qui, avant d’être l’un des personnages politiques les plus influents de la monarchie de Juillet, a été l’historien et le théoricien du libéralisme bourgeois français, poursuit les réflexions de Bentham et en adapte les préceptes au libéralisme politique. Pour Guizot, l’état constitutionnel, institution par excellence du « règne de l’opinion », repose sur trois préceptes : la discussion, la publicité et – cela est nouveau – la liberté de la presse. Pour Guizot, la mise en place de ces conditions vise, par l’instauration d’un régime politique vraiment démocratique, à doter les citoyens d’une responsabilité politique :

Guizot, qui, depuis 1820, faisait cours sur l’origine et l’histoire de l’État constitutionnel, a donné la première formulation classique du « règne de l’opinion publique » : « C’est de plus le caractère du système qui n’admet nulle part la légitimité du pouvoir absolu que d’obliger tous les citoyens à chercher sans cesse, et dans chaque occasion, la vérité, la raison, la justice, qui doivent régler le pouvoir de fait. C’est ce que fait le système représentatif : 1. par la discussion qui oblige les pouvoirs à chercher en commun la vérité : 2. par la publicité qui met les pouvoirs occupés de cette recherche sous les yeux des

111. Op. cit., p. 109 ; les trois points entre parenthèses marquent une coupure faite par Habermas. Les citations de Bentham proviennent de son ouvrage Tactiques des Assemblées législatives publié en français, à Genève, en 1816.

citoyens : 3. par la liberté de la Presse qui provoque les citoyens eux-mêmes à chercher la vérité et à la dire au pouvoir. »112

On peut voir ici apparaître deux idées fortes de la pensée libérale : d’abord, la responsabilité politique du citoyen, comme si une fois la volonté du souverain annulée cette volonté se réincarnait, comme responsabilité politique, dans chaque citoyen113 ; ensuite, le rôle essentiel d’information qu’est appelé à jouer la presse – la presse libre bien sûr – dans le processus de responsabilité politique. En généralisant la publicité des débats politiques, la presse en fait des débats publics.