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Introduction

Autour de la question de la misère s’aticulent les aspects critiques et utopiques du discours dont j’ai parlé au chapitre précédent. Autour de cette question se déploie d’abord, au cours de la Restauration, un discours critique qui, s’appuyant sur l’indignation que provoque la découverte de la misère industrielle, cherche à en comprendre les causes. Cette tâche herméneutique est particulièrement délicate et attire à elle quelques fonctionnaires dévoués qui effectueront de grandes enquêtes dans le but de comprendre et de combattre ce fléau.

La question de la misère se retrouve aussi au centre du discours socialiste. Mais, contrairement à leurs confrères philanthropes, les penseurs socialistes croient qu’il est possible d’éradiquer la misère. Pour eux, la misère n’est pas une fatalité, mais plutôt le résultat d’une mauvaise organisation de la société, qu’il s’agit de modifier – plus ou moins radicalement – pour qu’elle disparaisse.

Dans la foulée de la publication des premiers ouvrages socialistes, et animés d’un optimisme typique des années 1840, de nombreux ouvrages sont consacrés à la peinture de l’avenir radieux qui attend le prolétariat, lorsque la révolution – que l’on qualifie alors de sociale – aura atteint son but. La littérature, que ce soit le théâtre, la poésie ou le roman, emboîte le pas à ce mouvement d’idées et offre des récits et des tableaux où les discours critiques et utopiques s’articulent les uns aux autres pour donner des visions idylliques de l’avenir des classes laborieuses. Cette articulation est particulièrement réussie au théâtre et dans le roman où la mise en drame facilite l’enchaînement d’une situation négative – le point de vue critique – et d’une situation positive – la perspective utopique.

Avant d’analyser plus longuement cet aspect de la question – auquel je reviendrai dans la IIIe partie –, je m’intéresserai, dans les deux sections suivantes, au changement de perspective qu’a apporté le socialisme dans la conception que les

hommes de la monarchie de Juillet se faisaient de la misère. Dans les deux dernières sections, je me pencherai sur l’avènement du romantisme en France et sur la rencontre de ce dernier avec le socialisme. Cette rencontre a donné naissance au romantisme social, qui, jusqu’à la IIe République, entretiendra l’espoir que l’aventure révolutionnaire est sur le point d’achever sa course.

La misère est au centre des discours que déploient Les Mystères de Paris et Les

Misérables. En outre, ce thème est amplement débattu dans les journaux et à

l’Assemblée. Ainsi dans le discours qu’il prononce devant l’Assemblée, le 9 juillet 1849, V. Hugo affirme, avec la candeur qu’il a toujours arborée lors de ses discours politiques, qu’il est possible d’éradiquer la misère. Cette affirmation agite immédiatement et puissamment l’Assemblée, et ce, à droite comme à gauche – pour des raisons fort différentes, évidemment. Cela prouve que, même au cœur de la IIe

République, la question de la misère divise encore l’opinion. La question de la misère se retrouve donc au centre des discussions publiques qui passionnent la population de la monarchie de Juillet et de la IIe

République, car chacun, où qu’il se situe socialement, a une opinion sur la misère, sur ces causes comme sur ce qu’il faudrait faire pour la faire disparaître. Autour de ces questions centrales, qui concernent chaque individu, il est donc possible d’apercevoir les grandes divisions idéologiques qui dessinent les contours des groupes sociaux formant la société.

1 – De la misère industrielle à la misère sociale

Première section – Philanthropie

Durant les décennies 1820 à 1840, la misère sociale est dénoncée par deux groupes sociaux forts différents : les philanthropes issus de la bourgeoisie, inspirés par la tradition de la charité chrétienne, et les premiers doctrinaires sociaux, ainsi que les propagateurs de leur doctrine qui perpétuent, en la renouvelant sensiblement, la tradition des Lumières.

Les premiers à s’intéresser à la misère sociale sont les philanthropes. Bien souvent ils disposaient d’une position élevée dans l’administration et d’un mandat du gouvernement ou de certaines académies pour effectuer des enquêtes sur l’état des

populations pauvres et sur l’effet de l’industrialisation. Même si l’objet de leur enquête est nouveau, l’approche qu’ils privilégient et les solutions qu’ils proposent, bien qu’elles montrent parfois quelque originalité, restent dans la continuité de la tradition de la charité chrétienne. Il s’agit simplement d’œuvrer à soulager les effets de la misère.

L’un de ces philanthropes, le vicomte Alban de Villeneuve-Bargemont, ancien préfet des départements du nord de la France durant la Restauration, publie en 1834 les trois volumes de son Économie politique chrétienne, sous-titré Recherches sur la nature et les

causes du paupérisme en France et en Europe et sur les moyens de le soulager et de le prévenir.

Cet ouvrage se divise en deux parties. La première contient une analyse de l’état de l’industrie française et de l’influence néfaste de l’industrie anglaise sur cette dernière ; on y trouve aussi une analyse critique de certaines doctrines sociales nouvelles. La deuxième partie contient une analyse des institutions de charité en France et des lois qui les régissent ; on y trouve aussi, plan à l’appui, le projet d’une nouvelle institution de charité capable d’enrayer la propagation de la misère industrielle.

L’analyse que fait le vicomte de Villeneuve-Bargemont de la misère industrielle de la France repose sur trois grands développements argumentatifs. Le premier accuse le mercantilisme anglais d’être la cause de la misère industrielle de la France. Le deuxième avertit le gouvernement et les pouvoirs publics de l’éminence d’une crise sociale si rien n’est fait pour enrayer l’expansion de la misère industrielle. Le troisième propose une série de moyens capables de soulager cette misère pour éloigner la menace que représentent ces populations affligées pour l’ordre social.

Le vicomte de Villeneuve-Bargemont voit bien le lien qui unit la grande industrialisation et la pauvreté, c’est ce qui lui fait écrire : « Plus un pays possède d’entrepreneurs d’industrie, plus il renferme d’ouvriers pauvres.51 » Il comprend aussi que cette causalité, qui fait du peuple une victime, légitime sa révolte. Mais bien qu’il saisisse avec beaucoup de pénétration les causes et les dangers de la misère industrielle, comme tous les philanthropes chrétiens, il ne remet pas en cause l’ordre social de la France. Pour lui, le danger vient de l’extérieur et la charité chrétienne, si elle est pratiquée avec la ferveur des temps anciens, réussira à endiguer les méfaits de l’industrialisation.

51. Cité dans Leroy, Maxime, Histoire des idées sociales en France, tome II, Paris, Gallimard, p. 314. Cette formule semble faire écho à celle de Sismondi, qui avait en tête lui aussi la situation de l’Angleterre lorsqu’il écrivait : « La production augmente tandis que les jouissances diminuent », cité dans Droz, Jacques [dir.], Histoire générale du socialisme, tome I, Paris, PUF, 1972, p. 332.

Il ne faut pas, par contre, oublier l’importance de cette littérature philanthropique : par elle les récits et les images de la misère sont mis au jour et diffusés dans de larges couches de la population. La diffusion de ces récits et de ces images de la misère, de même que les arguments qui en soulignent la gravité, sensibilisent l’opinion et la façonnent.

Un autre ouvrage issu du mouvement philanthropique, tout en portant sur un autre aspect de la misère, offre un tout autre point de vue que celui du vicomte de Villeneuve-Bargemont. Il s’agit du livre de Honoré-Antoine Frégier, intitulé Des

Classes dangereuses de la population dans les grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, publié en 1838. Cet ouvrage se penche sur le monde des criminels des

grandes villes. Il examine ce problème avec beaucoup de distance, pour ne pas dire de hauteur, et propose d’user de moyens pour le moins autoritaires pour endiguer ce fléau. Bien que la problématique du crime soit en quelque sorte complémentaire de celle de la misère industrielle, les images et les récits de l’une et de l’autre se mêlent bien souvent dans les esprits. Certains penseurs sociaux se donneront justement pour tâche de distinguer ces deux formes de misère et d’imaginer des remèdes adaptés à chacune d’elles.

La distinction entre la misère et le crime est de la première importance pour les romans que j’analyserai : tant Les Mystères de Paris que Les Misérables laissent apparaître une nette distinction entre ces deux maux sociaux. Dans l’un comme dans l’autre de ces romans, le héros, que ce soit le prince Rodolphe de Gerolstein ou Jean Valjean, se donnera pour tâche d’arracher des malheureux, pour ne pas dire des misérables, au crime pour leur permettre d’intégrer la société nouvelle, démocratique et bourgeoise. Cette tâche de sauvetage social est centrale pour les deux œuvres et offre un même modèle de récit : il s’agit, pour les héros, de tirer des malheureux d’un lieu négatif, bas et sombre pour les offrir, sauvés, à un lieu positif, élevé et lumineux.

Deuxième section – Socialisme

Face au problème de la misère, les premiers réformateurs sociaux, en particulier Saint-Simon et Fourier, de même que les propagateurs de leur doctrine, se montrent beaucoup plus perspicaces et surtout beaucoup plus inventifs. Beaucoup plus perspicaces car, pour eux, la cause de la misère n’est pas à l’extérieur de la société mais à l’intérieur ; pour eux, la misère est causée par une mauvaise organisation de la société elle-même. À partir de ce constat, ils imaginent des solutions audacieuses qui visent à renouveler les fondements mêmes de l’ordre social, pour les remplacer par une organisation radicalement nouvelle, susceptible de garantir le plein épanouissement des aspects positifs de l’homme.

C’est l’une des particularités des doctrines des pères fondateurs du socialisme qu’elles se déploient en trois temps. Elles reposent d’abord sur une critique de l’état actuel de la société ; elles développent ensuite une partie stratégique qui expose les moyens de délivrer le présent de sa négativité et elles élaborent finalement une partie spéculative et utopique qui décrit les merveilles de la vie future.

Sur le plan de la critique du monde contemporain, les doctrines de Saint-Simon et de Fourier sont assez proches. Pour l’un comme pour l’autre le monde actuel est un monde à l’envers, livré aux appétits individuels et à l’insatiable instinct d’accumulation d’un petit nombre d’accapareurs. Il résulte de cette situation que la propriété foncière et les capitaux se retrouvent rassemblés et emprisonnés dans les mains de quelques individus qui profitent égoïstement de cette situation et exploitent scandaleusement le plus grand nombre. Il résulte de cette situation que les individus sont aussi maintenus dans une sorte de pauvreté morale et qu’aucune grande œuvre ne vient fortifier et ennoblir une telle société.

Afin de corriger cette situation, Saint-Simon imagine de confier le gouvernement de la société à ceux qu’il appelle les industriels. Eux seuls possèdent l’imagination et les capacités pour entreprendre les grands travaux qui émanciperont la société de la misère qui l’accable en donnant du travail à chacun et en accroissant le revenu général. Saint- Simon propose ainsi de passer du « gouvernement des hommes » à « l’administration des choses » ; cette distinction est appelée à une longue postérité pour la pensée socialiste.

Fourier, quant à lui, imagine de mettre en place, progressivement, un ordre social qui permettrait aux passions humaines de se développer naturellement et d’atteindre leur totale satisfaction. Plus psychologue que Saint-Simon, Fourier a à cœur de donner à chacun, dans la société future, une place qui convienne à ses passions et de faciliter ainsi le mouvement qui les anime. Pour ce faire, il imagine le phalanstère, une micro-société isolée du reste du monde et organisée de telle sorte que chacun puisse trouver à y satisfaire ses passions tout en participant à la vie sociale. Le phalanstère servirait en quelque sorte de lieu d’acclimatation pour préparer les individus à la véritable société future où toutes les passions trouveraient leur satisfaction infinie dans une société désormais ouverte.

Chez Fourier comme chez Saint-Simon, le mode d’argumentation diffère radicalement de celui des philanthropes : si la question de la misère des plus pauvres occupe une place centrale, il s’agit d’un tout autre mode d’argumentation. Les philanthropes s’émeuvent des scènes que la misère offrent à leurs yeux et ils ne peuvent s’empêcher d’y voir la manifestation d’un mal transcendant la nature de l’homme. Chez les pères fondateurs du socialisme, l’argumentation est plus rationnelle et la misère apparaît plutôt comme une conséquence scandaleuse de l’iniquité de l’organisation sociale.

Ce qui change, des philanthropes aux pères fondateurs du socialisme, c’est la place que les uns et les autres accordent à la misère dans leur argumentation. Les premiers ont tendance à se servir des scènes de misère comme exemplum dans un but pathétique, afin d’émouvoir le lecteur, de l’inciter à admettre les solutions qu’ils proposent pour endiguer la propagation de la misère. Les seconds évoquent l’existence de la misère comme une preuve du scandale de l’iniquité de la société. Alors que les premiers tentent d’émouvoir en soulignant le côté pathétique de la misère, les seconds tentent de scandaliser en dévoilant son caractère injuste52.

Il est intéressant, dans cette perspective, de noter que certains romanciers lieront dans leurs œuvres ces deux façons d’argumenter. D’une part, les plus mélodramatiques d’entre eux useront et abuseront des scènes de misère dans leurs récits, tandis que les

52. Dans Les Romantiques, Anne Martin-Fugier, parle, à propos du socialisme de George Sand et de Pierre Leroux, de « l’injustice de l’inégalité » et de « l’inégalité révoltante » – p. 276 et 278.

plus doctrinaires argumenteront, dans leur narration, de façon plus rationnelle autour du scandale de l’inégalité. En général, dans les romans du romantisme social, ces deux modes cohabitent : Les Mystères de Paris et Les Misérables sont d’excellents exemples d’une habile utilisation de ces deux stratégies rhétoriques.

2 – Du mal du siècle au mal social

Troisième section – Romantisme européen, romantisme français

Parallèlement à ce mouvement d’idées, qui s’effectue sur le plan de l’idéologie, se produit un mouvement plus ample, plus profond et plus général, et qui concerne plutôt les sensibilités et la culture ; il s’agit du romantisme.

Inspiré par le romantisme anglais, qui se développe sous l’influence de Richardson et de Wordsworth à partir du milieu du XVIIIe

siècle et par le romantisme allemand qui, emboîtant le pas au premier, s’épanouit durant les dernières décennies du XVIIIe siècle, le romantisme français prend une réelle ampleur à partir du milieu des années 1820, au moment où la génération de 1800 arrive à l’âge adulte. S’insérant dans une tradition littéraire qui part de Rousseau et passe par Chateaubriand, le romantisme de la Restauration prend forme autour du désir d’épanouissement et de distinction des jeunes écrivains et des jeunes peintres qui tentent à cette époque de se faire une place sur la scène artistique. Animés d’une vitalité débordante, opposant le culte du Moyen Âge au respect des modèles de l’Antiquité, les sentiments à la raison, l’inspiration à l’imitation, la démesure à la mesure, les jeunes romantiques offrent au public des œuvres susceptibles de provoquer leurs aînés.

La Révolution de 1830 semble apporter une sorte d’aval historique à l’offensive que mènent alors les jeunes romantiques : la bataille d’Hernani de Victor Hugo, mais aussi l’agitation autour de la représentation d’Antony d’Alexandre Dumas viennent ébranler l’édifice du classicisme tout en illustrant la volonté de renouvellement du romantisme.

Durant la monarchie de Juillet, le romantisme sort du cercle étroit des disputes d’institution et conquiert facilement cette jeunesse qui a vu dans la Révolution de 1830 le signe avant-coureur d’un avenir positif. Le romantisme se développe alors en suivant

deux voies. La première, qui se manifeste plus tôt, perpétue la tradition du romantisme anglais et allemand en privilégiant la mélancolie et le culte du passé. La seconde voie vient en quelque sorte relever la première et lui donner une perspective positive. Cette seconde voie amalgame le romantisme et le socialisme et vient sauver le romantisme de sa tendance à la mélancolie et au repli sur soi, en lui ouvrant une perspective positive. D’autant plus qu’avec les premières réflexions d’Alphonse de Lamartine et de Victor Hugo sur le sens du romantisme s’était développée l’idée d’une mission prophétique du poète ; mission qui trouve dans le socialisme une justification sociale, voire politique. Le romantisme social vient ainsi remplacer la mélancolie du passé par l’espérance en l’avenir. Pour Roger Picard, cette transformation est une conséquence de la Révolution de 1830 :

Cette intime connexion de la littérature et de la politique, si visible en 1815, se transforme vers 1830 en une association du « littéraire » et du social. C’est que les problèmes nés de la révolution industrielle et économique tendent à l’emporter sur les questions simplement constitutionnelles et toute l’école romantique, divisée sur le terrain politique […], va bientôt se trouver unie sur le terrain social.53

Une dernière chose qu’il faut souligner, c’est le goût du romantisme pour les mythes et la culture populaires. Au classicisme, à la raison et aux institutions, le romantisme oppose les mythologies populaires et le respect de la sentimentalité individuelle. Par ces divers aspects, le romantisme s’ouvrait à la sensibilité populaire et, du même coup, offrait au peuple des œuvres plus susceptibles de les toucher que celles du classicisme, inspirées de la culture de l’Antiquité et développées à l’intérieur des académies.

Quatrième section – Romantisme social

Du romantisme social, mouvement d’idées qui s’est développé durant la première décennie qui a suivi la Révolution de 1830, quelques aspects méritent d’être mis en lumière. La glorification des grandes idées morales issues des Lumières et le désir d’affranchissement du passé historique – mais aussi d’un présent qui tarde à tenir ses promesses – sont des thèmes exemplaires du renouveau romantique qui se

développe à la veille de la Révolution de 1830. Cependant, même à cette époque, le romantisme reste dépourvu d’images précises de l’avenir meilleur auquel aspire la jeunesse. C’est le socialisme, qui profite lui aussi de l’élan d’enthousiasme apporté par la Révolution de 1830, qui viendra ouvrir cet horizon.

George Sand, qui fut, avec Victor Hugo et Eugène Sue, l’une des grandes figures de ce mouvement, résume ainsi la mission de l’écrivain romantique : « Il faut que Lazare quitte son fumier, afin que le pauvre ne se réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que tous soient heureux, afin que le bonheur de quelques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu. Nous croyons que la mission de l’Art est une mission de sentiment et d’amour et que le roman d’aujourd’hui devrait remplacer la parabole et l’apologue des temps naïfs.54 » Cette citation a le mérite de bien faire voir le mélange topique que réalise le romantisme social, de même que la valeur et la place de la misère dans cette argumentation. Au désir d’égalité sociale, qui est l’une des idées centrales du socialisme, s’ajoute l’idée d’une fraternité sentimentale des classes qui, elle, est typique de l’optimisme de la monarchie de Juillet.