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Parcours de travail aux marges de l'emploi : récits du salariat domestique, Québec, deuxième moitié du XXe siècle

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Parcours de travail aux marges de

l’emploi

Récits du salariat domestique, Québec, deuxième

moitié du XX

e

siècle

Thèse

Catherine Charron

Doctorat en histoire

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Catherine Charron, 2015

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Résumé de la thèse

Cette thèse porte sur les figures contemporaines du salariat domestique ainsi que les principales évolutions de ce secteur d’activités dans la deuxième moitié du XXe siècle à Québec. Les récits de vie d’une trentaine de femmes ayant expérimenté

diverses formes de travail domestique rémunéré constituent la base empirique de cette étude.

Durant cette période historique marquée par l’accroissement spectaculaire de la main-d’œuvre féminine, de même que par le déclin du fordisme et la polarisation du marché du travail, le secteur domestique se diversifie. Les nouvelles formes de service domestique s’inscrivent dans la continuité historique ― notamment en regard de la personnalisation et de la naturalisation du rapport de travail, qui ont maintenu ce secteur à l’écart de la norme salariale depuis le XIXe siècle ―, tout en

participant pleinement à la construction de nouveaux régimes d’inégalités de classe, de race et de genre autour de la division du travail dans la société québécoise contemporaine.

Les récits de vie témoignent de l’indissociabilité des formes rémunérées et non rémunérées de travail domestique, et de leur caractère structurant dans la construction du rapport des femmes de milieux populaires au travail, à l’emploi et à la famille. De l’apprentissage du service domestique comme mode de socialisation des filles à la permanence domestique assurée par les femmes à toutes les étapes de leur vie familiale, les réseaux féminins familiaux et communautaires tissent la toile de toute une économie des échanges domestiques, sur un continuum entre entraide et emploi. Au cours des dernières décennies du XXe siècle, divers

mécanismes se mettent en branle pour créer un bassin de main-d’œuvre domestique, dont certains sont directement liés à l’institution patriarcale du mariage, et concernent les femmes divorcées ou celles qui ont connu une longue absence du marché du travail. L’univers des petits boulots domestiques apparaît comme une sorte d’archipel où sont refoulées des femmes exclues du marché de l’emploi formel. Au sein de cette nébuleuse des emplois domestiques, les dynamiques de

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professionnalisation, d’institutionnalisation et de segmentation s’articulent autour de la frontière entre service et servitude, laquelle nourrit les pratiques et les représentations dans ces métiers où l’héritage ancillaire fait figure de spectre.

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Table des matières

Résumé de la thèse iii

Liste des figures ix

Liste des tableaux xi

Remerciements xiii

Introduction générale 1

Le travail domestique gratuit : point de mire des chercheures féministes 2 L’économie du travail domestique dans les dernières décennies du XXe siècle 5

Le problème du service domestique dans la société salariale 9

Éléments de problématique 14

Une définition opérationnelle de l’emploi domestique 17

Sources et données 19

Plan de la thèse 22

1. Méthodologie/épistémologie de l’enquête orale 25

1.1 L’enquête 27

1.1.1 Processus de recrutement 27 1.1.2 Forces et limites de l’échantillon 31 1.1.3 Déroulement des entretiens 39

1.1.4 Le guide d’entretien 40

1.1.5 Transcription et traitement des entrevues 42

1.2 Réflexions sur l’entrevue et les récits de vie 44

1.2.1 Les complexités du récit de vie et de son mode de production 45 1.2.2 Dilemmes et défis de l’interprétation : engagement, autorité et responsabilité 51 1.2.3 Comprendre l’action dans son contexte 54

Conclusion 57

2. Un symbole, mille visages de femmes et de filles : socio-économie historique du service domestique

au Québec 59

2.1 Les femmes et les marchés du travail dans la seconde moitié du XXe siècle 60

2.1.1 Travail/emploi des femmes : quelques précisions historiques 61 2.1.2 Pour une problématique de l’intégration des femmes au marché du travail depuis les années 1960 64

2.1.2.1 Le travail à temps partiel 65 2.1.2.2 La polarisation du marché du travail 69

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vi

2.1.2.3 Trajectoires professionnelles des femmes 73

2.2 Mutations et continuités du service domestique 75

2.2.1 Le service domestique au tournant du XXe siècle 75

2.2.2 Un anachronisme bien de son temps : travail et emploi domestique dans la société salariale 78 2.2.3 « Petites bonnes » canadiennes-françaises et domestiques étrangères 81

2.3 Dynamiques contemporaines des « secteurs domestiques» formels et informels 84

2.3.1 L’aide à domicile ou l’auxiliaire familiale : nouvelle figure de proue 85 2.3.2 Nouveaux « besoins » et délégation au féminin : une nouvelle classe de servantes 89

Conclusion 94

3. Continuum du travail domestique rémunéré et non rémunéré : ancrages et assignations familiales

dans les trajectoires de travail domestique 97

3.1 Une initiation précoce au travail domestique : la mise au service dans la famille et dans la

communauté 99

3.1.1 Travailler en « maisons privées » 100 3.1.1.1 De la famille à la communauté 100 3.1.1.2 Migrer vers la ville dans les années 1930, 1940 et 1950 104 3.1.1.3 Garder des enfants 109 3.1.2 Entre la famille, l’école et l’emploi 111 3.1.2.1 Expérience scolaire : anciennes et nouvelles contraintes 112 3.1.2.2 Ambitions professionnelles et modèles familiaux 117 3.1.2.3 De mères en filles 123 3.1.2.4 De la jeunesse à l’âge adulte : quels repères? 126

3.2 Mariage et maternité : un tournant dans les parcours professionnels des femmes 130

3.2.1 La norme du retrait 130

3.2.2 Réseau de femmes et prise en charge des enfants 136 3.2.3 Travail rémunéré des mères au foyer 141 3.2.3.1 Rapport ténu au marché du travail pour les femmes nées avant 1940 141 3.2.3.2 Le choc du divorce pour les femmes de la génération de l’après-guerre 145

3.3 Fluidité des trames du travail rémunéré et non-rémunéré tout au long du parcours 146

3.3.1 Entraide domestique, obligation familiale et réciprocité 147 3.3.2 Bénévolat et travail salarié 151

Conclusion 156

4. Du travail domestique rémunéré au travail salarié non domestique et vice-versa : des parcours

professionnels entre exclusion et refoulement 159

4.1 Quels emplois non domestiques? 161

4.1.1 Une prédominance d’emplois dans des secteurs féminisés et non-professionnalisés 163 4.1.2 Conditions des « emplois féminins » et des marchés du travail féminisé 165

4.2 Faute d’emploi… processus d’exclusion et cercle vicieux de la pauvreté 171

4.2.1 Aide sociale 174

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vii

4.3 Une typologie des trajectoires liées aux emplois domestiques 182

4.3.1 Profil 1 : Parcours longuement interrompus et emplois domestiques dispersés 182 4.3.1.1 L’exemple de Mme Rinfret (1934) 184 4.3.2 Profil 2 : parcours fortement instables et emplois domestiques structurants 186 4.3.2.1 L’exemple de Mme Brunet (1958) 189 4.3.3 Profil 3 : Emplois domestiques concentrés en fin de parcours 191 4.3.3.1 L’exemple de Mme Gauthier 193 4.3.4 « Carrières » dans le domaine domestique 195

Conclusion 197

5. Expériences, structures et représentations du travail domestique rémunéré : l’univers des boulots

domestiques entre service et servitude 201

5.1 D’hier à aujourd’hui, une inscription problématique dans le champ du travail salarié 202

5.1.1 Polyvalence des travailleuses et interchangeabilité des tâches 203 5.1.2 Du gré à gré à l’intermédiaire employeur : un univers de travail déqualifié 206 5.1.2.1 La filière de la garde d’enfants 207 5.1.2.2 La filière de l’aide à domicile aux personnes âgées 210 5.1.2.3 Le ménage… tout court 213 5.1.3 Paradoxes de l’institutionnalisation et pierres d’achoppement de la qualification 217 5.1.4 Recréation de la frontière service/servitude dans le secteur domestique de la fin du XXe siècle:

mécanismes de hiérarchisation 220

5.2 Le spectre de la servante : rapport au travail des travailleuses domestiques de la fin du XXe siècle 226

5.2.1 Le poids des mots 227

5.2.2 Les codes du service domestique autour de la frontière de l’acceptable 231 5.2.2.1 Patronne/employée : une relation fragile de proximité et de pouvoir 232 5.2.2.2 L’enjeu de la définition de tâches 236 5.2.3 Différents registres pour donner un sens au travail 241 5.2.3.1 Le care comme don de soi, responsabilité et compétence 242 5.2.3.2 Registre instrumental et valorisation extrinsèque 245

Conclusion 248

Conclusion générale 251

Bibliographie 259

ANNEXES 281

1. Profil des participantes : tableau synthèse 281

2. Présentation des parcours professionnels des participantes 283

3. Appels de participation à l’enquête 315

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viii

5. Guide d’entretien 321

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Liste des figures

Figure 1 : Brochure de la Jeunesse ouvrière catholique féminine (JOCF), 1941... 79 Figure 2 : Salaires des participantes en tant que domestiques résidentes, 1930-1960 ... 1088

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xi

Liste des tableaux

Tableau 1 : Mode de recrutement des participantes ... 29

Tableau 2 : Proportion des femmes mariées dans la population active féminine, province de Québec, 1921-1971 ... 64

Tableau 3 : Proportion des emplois à temps partiel, province de Québec, 1976-2005 ... 69

Tableau 4 : Taux d’activité ou d’emploi des femmes selon le niveau de scolarité, province de Québec, 1961, 1979, 2001 ... 712

Tableau 5 : Proportion des services personnels dans l'ensemble de la main-d'oeuvre féminine, province de Québec, 1921-1981 ... 778

Tableau 6 : « Mode de garde des enfants dont la mère travaille à l’extérieur», Canada, 1970 ... 90

Tableau 7 : Enfants gardés « au dehors », Canada, 1970 ... 900

Tableau 8 : Nombre de femmes ayant expérimenté différents types d'emplois non domestiques ... 16161

Tableau 9 : Nombre de participantes ayant un lien avec le marché de l'emploi non-domestique 1960, 1970, 1980, 1990, 2000 ... 17373

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Remerciements

Mes premiers remerciements vont aux trente-trois femmes qui ont généreusement accepté de partager avec moi leur mémoire de toute une vie de travail. Je n’ai jamais pris à la légère la responsabilité qui m’incombait en tant que dépositaire de ces récits de vie, et je souhaite de tout mon cœur avoir réussi à témoigner à mon tour de la richesse inouïe des parcours de ces femmes, de la lucidité de leur regard, de l’importance de ce qu’elles ont à raconter.

Je tiens tout particulièrement à remercier Johanne Daigle, ma directrice de recherche, pour son support indéfectible, sa confiance, son amitié. La thèse n’aurait pas abouti sans elle.

Merci aux membres de ma famille qui m’ont donné au cours de ces longues années la force et l’inspiration de continuer mon travail. Alice et Sophie, j’ai enfin terminé.

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1

Introduction générale

[La dévalorisation des femmes de ménage] ça fait partie d'la culture… […] « Tu fais du ménage, t'es pas grand chose. Tsé t'es… t'es pas bonne à grand chose d'autre ». […] Parce que si tu dis que t'es femme de ménage, ça veut dire « rien que bonne à torcher » (Mme Dagenais, 1941)1.

La formule de Mme Dagenais, femme aux mille métiers dont le parcours témoigne des promesses et des écueils du dernier demi-siècle dans la quête d'autonomie des femmes, résume en cinq mots le malaise historique autour du travail domestique rémunéré. Depuis plus d’un siècle, les débats autour des différentes dénominations qui se sont succédées dans ce secteur d’emploi ultra-féminisé ne sont que le symptôme d’un problème, qui concerne l’existence d’un sous-salariat, au sein même de la modernité de la société industrielle. Si les transformations de la norme linguistique ont rendu désuets les termes « bonne à tout faire » ou « servante » au Québec, du moins dans leur sens générique, et sinon pour un usage volontairement vexatoire, le titre « domestique » a toujours pourtant légalement cours dans la Loi sur les normes du travail2. L’Association des aides

familiales du Québec (AAFQ) revendique d’ailleurs l’abandon de ce terme : L’aide familiale n’est pas une « domestique ». Domestique devrait être banni du langage. C’est un terme péjoratif qui peut sous-entendre que la travailleuse appartient à la famille et qu’elle doit lui être assujettie. Cette conception dévalorisante de leur métier est souvent invoquée par les aides familiales qui revendiquent le respect de leur personne et du travail qu’elles font3.

Le choix des mots pour nommer, non pas l’occupation comme telle mais bien les personnes qui s’y consacrent, exacerbe des sensibilités qui prennent leurs racines dans la longue histoire du service domestique. Quant au champ de pratiques

1 Dans la thèse, tous les extraits tirés des récits de vie sont suivis, entre parenthèses, du pseudonyme

et de l’année de naissance de l’auteure. Se référer à l’annexe 2 pour une courte notice biographique de chacune des participantes à l’enquête orale.

2 R.L.R.Q, Loi sur les normes du travail, Chapitre N-1.1

3 Association des aides familiales du Québec, Trafic, traite et esclavage moderne des aides familiales migrantes au Québec : Identification – Sensibilisation – Protection. Guide pédagogique, 2008, p.14.

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2

circonscrit par ces appellations ― insaisissable travail ménager, tâches domestiques, care ―, il est si profondément enraciné dans des conceptions de sens commun que l’ajustement de la focale sur la travailleuse ne peut manquer d’apparaître comme précisément une façon d’éviter d’avoir à le définir. Fondamentalement, qu’il soit posé empiriquement ou théoriquement, le problème du travail domestique rémunéré tout autant que le statut réservé à celles qui le font, confronte toute la question du rapport des femmes au travail et à l’économie.

Le travail domestique gratuit : point de mire des chercheures

féministes

Produites par la révolution industrielle, la séparation formelle entre production des biens et reproduction des individus, la division du temps (entre travail et non travail) et la division de l’espace (entre lieu de travail et lieu de vie, entre espace public et espace privé) donnent naissance au travail domestique, dont l’assignation aux femmes devient dans les sociétés occidentales industrialisées le vecteur particulier de la division sexuelle du travail. Dans les années 1960 et 1970, les mécanismes de reproduction de la division du travail domestique sont questionnés par des historiennes et des sociologues occidentales. Posé du point de vue qui était celui des chercheures de l’époque, c’est-à-dire celui de femmes blanches de milieu moyen dans les sociétés industrialisées au sortir de la Deuxième Guerre, le problème de l’oppression patriarcale dans les sociétés capitalistes a fait apparaître la figure archétypale de la « ménagère ». La visée unificatrice du slogan « Nous sommes toutes des ménagères », emblématique du courant féministe revendiquant un salaire au travail ménager, repose sur l’idée que les femmes, quelle que soit leur position sociale, sont d’abord et avant tout assignées au travail domestique gratuit et que « les emplois féminins ne sont en général que des extensions [des] travaux ménagers »4. L’assignation prioritaire au travail domestique est identifiée comme

4 Collectif l’Insoumise, Le foyer de l’insurrection : Textes sur le salaire pour le travail ménager,

Genève, l’Insoumise, 1977, p.20. Pour un regard contemporain sur cette lutte historique du mouvement des femmes, lire : Louise Toupin, Le salaire au travail ménager. Chronique d'une lutte

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3

étant responsable de la marginalisation des femmes sur le marché de l’emploi5, au

moment où, précisément, les femmes des classes moyennes et supérieures commencent à accéder à des espaces professionnels masculins, y compris l’université.

Le problème de la définition du travail domestique, dans un contexte intellectuel fortement imprégné des thèses marxistes qui posent l’oppression des femmes comme une « contradiction secondaire » du capitalisme, est également une question politique pour les chercheures féministes. Pour Delphy, le travail gratuit des femmes, approprié par les hommes dans le cadre familial, ne se définit pas par le type de tâches qui le compose (qui sont toutes disponibles sur le marché), mais plutôt par les rapports sociaux (de sexe) qui l’organisent. Le « mode de production domestique » organise les échanges économiques dans la sphère familiale entre les femmes et les hommes, légitimés par une idéologie naturaliste. Du coup, la grille d’analyse féministe radicale impose de considérer l’exploitation des femmes comme un système économique à part entière, et non comme un simple sous-ensemble du système capitaliste. Il devient alors possible d’envisager les convergences, mais aussi les divergences entre les logiques de ces deux systèmes.

Aux discussions essentiellement théoriques des années 1970, ont succédé les approches empiriques, plus en vogue dans les années 1980 dans la recherche féministe. Privilégiant un angle rapproché, par la pratique de l’histoire orale, des chercheures ont mis l’accent sur l’expérience des femmes, et ont abordé, notamment, l’ancrage identitaire du travail domestique6. En considérant la question

sous cet angle, ces chercheures ont pu montrer qu’il s’agit pour les femmes d’«un

5 Ann Oakley, Woman’s Work : the Housewife, Past and Present, New York, Vintage Books, 1976

(1974), 275 p.; Ellen, Malos, dir., The Politics of Housework, Londres, Allison & Busby, 1980, 286 p.; Marlyse Pouchol et Michèle Severs, Travail domestique et pouvoir masculin, Paris, Cerf, 1983, 107 p.

6 Meg Luxton, More Than a Labour of Love : Three Generations of Women's Work in the Home,

Toronto, Women’s Educational Press, 1980, 260 p.; Danielle Chabaud-Rychter, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax, Espace et temps du travail domestique, Paris, Librairie des Méridiens, 1985, 145 p.

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4

rapport particulier au travail où leur temps est entièrement approprié et constamment défini en fonction des besoins et des temps des autres»7. L’étude du rapport subjectif

des femmes au travail domestique, à travers notamment des récits biographiques, permettait un autre regard sur l’interpénétration des trames familiales et professionnelles dans la vie des femmes, et éventuellement sur les mécanismes sociaux de co-construction de la division du travail domestique et du travail salarié.

Le concept de « division sexuelle du travail », enjeu principal des rapports sociaux de sexe selon D. Kergoat8, qui doit être compris dans sa portée critique et

non simplement descriptive9, permet de localiser ces processus au-delà de la

frontière privé-public instituée par l’optique de l’économie marchande. L’intérêt d’une telle perspective est précisément qu’elle met en relief les processus de séparation et de hiérarchisation sociale des activités de travail des femmes et des hommes, de façon transversale à l’ensemble de la société. Une analyse en termes de division sexuelle du travail permet de considérer simultanément les formes rémunérées et non-rémunérées de travail, d’interroger leur répartition entre différents groupes sociaux et individus, dont les modalités sont variables dans le temps et dans l’espace, mais dont les principes de séparation et de hiérarchisation sont remarquablement stables. Intégrer les formes rémunérées de travail domestique dans une réflexion sur le travail domestique implique forcément de refuser l’idée de frontières tranchées entre modes de production domestique et capitaliste, et plutôt de considérer que la position des travailleuses domestiques salariées dans l’espace social est le résultat de l’effet combiné de plusieurs systèmes de domination. Malgré un certain délaissement du « travail domestique » comme objet d’étude depuis la fin

7 Louise Vandelac, dir., Du travail et de l’amour : les dessous de la production domestique, Montréal,

Éditions Saint-Martin, 1985, p. 316.

8 Danièle Kergoat, «Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe», Helena HIRATA et al.,

dir., Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2004 (2e édition augmentée), p.35-44.

9 Danièle Kergoat, «La division du travail entre les sexes», J. KERGOAT et al., dir., Le monde du travail, Paris, Éditions La Découverte, 1998, p.319-335. Anne-Marie Daune-Richard et Anne-Marie

Devreux, « Rapports sociaux de sexe et conceptualisation sociologique », Recherches féministes, 5, 2 (1992), p. 5-30.

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5

des années 1980, les nouvelles formes de «délégation»10 du travail domestique qui

chevauchent les frontières du marché et de la famille invitent à redoubler d’ardeur pour comprendre les mécanismes de re/production des inégalités sociales.

Chez les historiennes et les historiens, l’étude du travail domestique gratuit (qu’il s’agisse d’études théoriques ou empiriques11), d’une part, et rémunéré (le

service domestique), d’autre part, s’est développée dans deux champs historiographiques relativement séparés. Quant aux champs disciplinaires de la sociologie ou de l’histoire du travail, la question du service domestique en est singulièrement absente12. Cette thèse se situe en quelque sorte à la rencontre de

ces historiographies, dans la mesure où nous considérons que le problème de la division sociale du travail domestique dépasse les frontières du marché ou de la famille tout en étant au principe de leur articulation, et doit être posé en regard de tous les échanges auxquels cette division donne lieu à travers le temps et les différentes institutions qui l’encadrent.

L’économie du travail domestique dans les dernières décennies

du XX

e

siècle

La présence plus massive des mères sur le marché du travail depuis les années 1960 est généralement associée à un mouvement d’externalisation des tâches de la vie quotidienne. Un certain nombre d’activités sont dé-familialisées et déplacées vers des structures collectives soit publiques (tels les systèmes de santé

10 Helena Hirata et Danièle Kergoat, «Division sexuelle du travail professionnel et domestique.

Évolution de la problématique et paradigmes de la “conciliation”», Actes du colloque international

Marché du travail et genre : comparaisons internationales, Brésil-France, Sao Paulo et Rio de Janeiro,

Brésil, 2007, 9 p.

11 Au Québec, les ouvrages les plus importants sur ce sujet en histoire orale sont : Denise Lemieux

et Lucie Mercier, Les femmes au tournant du siècle, 1880-1940, Institut québécois de recherche sur la culture, Québec, 1989, 400 p.; Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1991, 311 p.

12 D’un point de vue contemporain, ce constat est particulièrement criant en Amérique latine, où le

service domestique représente au début du XXIe siècle le premier secteur d’emploi des femmes (Bruno Lautier, « Les employées domestiques latino-américaines et la sociologie : tentative d’interprétation d’une bévue », Cahiers du genre 32, 1 (2002), p.137-160).

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6

ou d’éducation) ou privées (restaurants, nettoyeurs commerciaux), ou alors marchandisées à l’intérieur de la famille (embauche d’une aide domestique ou d’une gardienne). Le mouvement d’externalisation, par ailleurs indissociable du développement de la consommation de masse13, n’est cependant ni unilatéral ni

irréversible, et il a historiquement coexisté avec un mouvement d’internalisation du travail domestique14. Depuis une trentaine d’années, après une phase de

développement important des services publics sociaux et de santé, le désengagement de l’État implique une re-familialisation de certaines tâches domestiques, notamment liées au maintien à domicile des personnes âgées. D’un côté ou de l’autre des frontières du marché, du secteur public et de la famille, ce sont des femmes (rémunérées ou non) qui assurent la continuité des services, à toutes les phases de développement de l’État-providence.

Ainsi, le travail domestique et plus largement le service domestique, lorsqu’on inclut les employées de maison, mettent à jour les relations qui existent à l’intérieur du groupe des femmes – relations d’interchangeabilité relative qui constituent l’ensemble des femmes en tant que groupe affecté au travail domestique et non chaque femme individuellement. Car, par-delà les relations duelles, le face-à-face entre femmes, c’est la permanence de la relation de service aux hommes qu’il s’agit d’assurer.15

C’est donc bien l’assignation collective des femmes au travail domestique, comme le pointaient Chabaud-Rychter, Fougeyrollas-Schwebel et Sonthonnax, qui est au cœur de ces mécanismes d’ajustement continuel entre les différentes sphères. Par quels mécanismes la reproduction de cette assignation collective opère-t-elle? C’est précisément ce que nous souhaitons explorer dans cette thèse. Examiner l’économie du travail domestique est une occasion de redonner vie à quelques postulats de la réflexion critique autour des notions de travail et

13 Miriam Glucksmann, Cottons and Casuals.The Gendered Organisation of Labour in Time and Space, Durham, Sociologypress, 2000, p.3.

14 Norene Pupo and Ann Duffy, « Blurring the distinction between Public and Private Spheres : The

Commodification of Household Work—Gender, Class, Community and Global Dimensions », Wallace Clement and Vivian Shalla, dir., Work in Tumultuous Times: Critical Perspectives, Montreal & Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2007, p.289-325.

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d’économie, au-delà des échanges monétaires. L’intérêt porté à la répartition sociale des fonctions de travail, des institutions impliquées et des formes par lesquelles elles se concrétisent, permet de saisir l’articulation des sphères (économie marchande et économie domestique), qui ne sont ni autonomes, ni «réductibles l’une à l’autre», mais bien «structurellement liées» : «Ainsi, d’une part, aucune sphère ne structure les relations internes qui surviennent dans l’autre sphère. Mais d’autre part, les inégalités n’émergent pas uniquement à l’intérieur de chaque sphère mais elles sont plutôt le résultat de la relation entre les deux»16.

Si l’économie du travail domestique n’est réductible ni au cadre familial, ni à celui du marché du travail, le développement d’un « secteur » ultra-féminisé d’emplois domestiques pose un problème contemporain qui est celui des modalités dans lesquelles le travail domestique rémunéré s’exerce et les statuts sociaux qui lui sont associés dans la société salariale. De façon générale, la question de l’emploi des femmes, c’est-à-dire leur rapport avec le marché du travail - insertion professionnelle, activité/inactivité, chômage, précarité/stabilité, etc.- renvoie à une analyse de la place des femmes dans le salariat, et plus largement des mécanismes sociaux producteurs d’inégalité. Comme le précise M. Maruani, « l’accès à l’emploi contribue fortement à la construction des hiérarchies sociales, à la production des mécanismes de différenciation, de classement, de ségrégation. Car, de fait, avoir un emploi, c’est avoir un travail et un salaire, mais aussi une place dans la société »17.

Étudier l’emploi des femmes, c’est donc aborder les «places» occupées par les femmes dans la société. Il est cependant insuffisant de s’en tenir à la présence des femmes dans un « marché du travail » salarié formel, et il importe de prendre en compte non seulement l’existence de plusieurs « marchés du travail » et leurs structurations propres, mais aussi des activités à la marge de l’emploi (activités domestiques rémunérées en nature, travail informel, etc.). De même que des chercheures féministes ont pu déconstruire le concept de « travail » en se

16 Myriam Glucksman, «L’organisation sociale globale du travail. Une nouvelle approche pour une

analyse sexuée du travail», Cahiers du Mage, 3-4 (1997), p. 167.

17 Margaret Maruani, « Emploi », Helena Hirata et al., dir., Dictionnaire critique du féminisme, Paris,

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8

concentrant sur le processus d’exclusion des activités domestiques de la sphère du salariat, il est aussi fructueux d’aborder l’emploi par ses frontières, par ses zones d’ombre et de flou. L’emploi domestique, « atypique » par définition, séculairement informel, et à cheval entre les sphères (privée, publique, familiale, marchande), est à cet égard un objet d’étude au potentiel heuristique certain.

Les emplois de ménage, et de façon générale les emplois non-professionnels de service à domicile18, représentent assurément une forme d’emploi particulière,

qui ne se laisse pas cadrer par une définition classique du salariat : la forte personnalisation du rapport de travail et l’importance de la « logique domestique du don » en sont des indicateurs19. Le fait qu’il s’agisse d’un secteur profondément

marqué par l’informalité20 nous invite aussi à dépasser le clivage entre travail et

non-travail, et à faire ressortir la continuité entre le travail domestique gratuit et familial - historiquement construit comme l’envers du «vrai» travail, soit l’emploi salarié – et le service domestique.

Malgré l’éclatement des perspectives théoriques féministes, le travail demeure un objet d’études intégrateur pour aborder l’imbrication des rapports de pouvoir et l’émergence de nouvelles formes d’inégalités sociales. Le travail appréhendé, non pas dans sa stricte définition marchande, ou productive, ou objectivable, ou dans une quelconque version restrictive, mais plus anthropologiquement comme l’ensemble des activités nécessaires à la production et la reproduction des conditions de vie21. Dans cette perspective, le marché et le

18 Marguerite Cognet, « Politiques d’immigration canadiennes et femmes d’ailleurs dans les emplois

dans le secteur des soins et des services à domicile», Francine Saillant et Manon Boulianne, dir.,

Transformations sociales, genre et santé. Perspectives critiques et comparatives, Québec/Paris,

PUL/L’Harmattan, 2003, p.183-205.

19 Annie Dussuet, Travaux de femmes : enquêtes sur les services à domicile, Paris, L’Harmattan,

2005, 216 p.

20 Bernard Fortin et al., L’économie souterraine au Québec : mythes et réalités, Québec, Presses de

l’Université Laval, 1996, 115 p.

21 En ce sens, nous nous inscrivons dans une posture matérialiste, qui repose sur l’idée que « les

individu-e-s […], en produisant leurs propres moyens d’existence, produisent aussi ce qu’ils et elles sont et nouent des rapports de production » (Elsa Galerand et Danièle Kergoat, « Le travail comme

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9

salariat ne sont que des modalités du système d’échange de services et de biens que constitue l’économie. Considérer l’économie comme forme d’organisation sociale est essentiel pour comprendre et intégrer dans nos analyses les activités de travail qui demeurent non pensées en termes économiques, notablement le travail domestique. Cette démarche puise nécessairement à différentes disciplines des sciences sociales, pour répondre au défi identifié par M. Glucksman, qui est de « doing justice to the social, cultural, historical, economic and spatial character of the subject matter without compromising analytical coherence»22.

Le problème du service domestique dans la société salariale

L’histoire du service domestique est marquée par sa marginalisation par rapport à la «norme salariale» en tant que «relation d’emploi formalisée, balisée par un droit du travail et inscrite dans un système de régulation collective»23. Selon

Dussuet, ce qui distingue la domesticité du « salariat typique », c’est l’assujettissement personnel, la contamination par la « logique du don » et l’impossible objectivation du travail :

L’assujettissement personnel caractéristique d’une relation servile et le lien personnel réalisé par la logique du don, même s’ils sont évidemment distincts, peuvent ainsi être rapprochés et le modèle de la « domesticité » entendu comme celui d’un engagement total de la personne du (de la) travailleur(se) dans le travail, rendant impossible son objectivation. Cette indistinction entre travail et personne écarte ces travailleuses du salariat typique, les empêchant d’accéder aux formes d’emploi garanties, fondatrices de la « société salariale.24

enjeu des rapports sociaux (de sexe) », Margaret Maruani, dir., Travail et genre dans le monde : un

état des savoirs, Paris, La Découverte, 2013, p.48. 22 Glucksmann, Cottons and Casuals, p.1.

23 Sarah Lecomte, «La bonne, figure résurgente d’une «travailleuse frappée d’indignité». À propos de

la ‘néo-domesticité’», Sextant, 15/16 (2001), p.329.

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Longtemps exclues du droit du travail, les domestiques ont aussi été exclues de la solidarité ouvrière25, perçues comme aliénées aux classes dominantes, qui les

contrôlent jusque dans leur vie privée. Au Québec et au Canada, le droit réserve un régime d’exception aux travailleuses domestiques ― récemment incluses, quoiqu’avec restriction, dans la Loi sur les normes du travail au Québec, elles demeurent exclues des protections de la Loi sur la santé et sécurité au travail ―, particulièrement celles qui immigrent dans le cadre du programme spécifique réservé aux aides familiales résidentes26. Quelques ouvrages retracent les luttes des

employées domestiques pour la reconnaissance de leurs droits sociaux et l’amélioration de leurs conditions de travail, mais de façon générale, c’est d’abord l’extrême isolement de ces travailleuses et la persistance de schèmes d’oppression qui dominent l’historiographie27. La forme de résistance la plus courante évoquée

est celle du refus du «live-in», la cohabitation avec l’employeur devenant, dans toutes les sociétés, le lot des femmes les plus vulnérables28.

Les historiographies nationales sont très différenciées, parce que les configurations de service domestique varient grandement d’un contexte national à l’autre. Aux États-Unis, l’histoire du service domestique est intrinsèquement liée à l’histoire de l’esclavage. À une première génération d’études sur le service

25 Martin-Huan, Jacqueline, La longue marche des domestiques en France du XIXe siècle à nos jours,

Nantes, Opera, 1997, 159 p.

26 Association des aides familiales du Québec, Trafic, traite et esclavage.

27Sur les luttes historiques des domestiques, lire notamment, pour la France, Jaqueline Martin-Huan

(La longue marche des domestiques); pour les États-Unis, Donna Van Raaphorst (Union Maids Not

Wanted: Organizing Domestic Workers, 1870-1940, New York, Preaeger Publishers, 1988, 336 p.);

et Judy Fudge pour l’Ontario (« Little Victories and Big Defeats: The Rise and Fall of Collective Bargaining Rights for Domestic Workers in Ontario », Abigail Bakan and Daiva Stasiulis, dir., Making

the Match: Domestic Placement Agencies and the Racialization of Women’s Household Work,

Toronto, University of Toronto Press, 1997, p. 119-145.). L’Organisation internationale du travail a adopté en 2011 une Convention sur les droits des travailleuses domestiques, autour de laquelle de nombreux groupes se sont mobilisés, notamment l’Association des aides familiales du Québec (OIT, Convention (n° 189) sur les travailleuses et travailleurs domestiques, Genève, OIT, 2011).

28 Susana P. Miranda, « Exploring Themes in the Scholarship on Twentieth Century Domestic Work

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domestique au XIXe et dans le premier XXe siècle29, a succédé un courant explorant

les rapports de race et la construction de l’identité blanche bourgeoise, notamment à travers la relation maîtresse-servante. Le contexte de dualité raciale a constitué le terreau de nombreuses études centrées sur l’expérience de différents groupes de femmes racisées30. Au Canada, l’historiographie du service domestique est dominée

par les études sur l’immigration de domestiques au début du XXe siècle31, plus

récemment sur le rôle des politiques migratoires dans la constitution d’une classe de travailleuses exploitées et racisées32. Les études portent surtout sur le Canada

anglais, au Québec, l’historiographie est très limitée.

En France, quelques vastes études historiques ont été réalisées sur l’Ancien régime jusqu’au tournant du XXe siècle33, mais le reste du XXe siècle a été plutôt

29 David M. Katzman, Seven Days a Week: Women and Domestic Service in Industrializing America,

New York, Oxford University Press, 1978, 374 p.; Faye E. Dudden, Serving Women. Household

Service in Nineteenth-Century America, Middletown, Wesleyan University Press, 1983, 344 p. 30 Evelyn Nakano-Glenn, « From Servitude to Service Work: Historical Continuities in the Racial

Division of Paid Reproductive Labor », Signs, 18, 1 (1992), p.1-43. Les Afroaméricaines ont été le groupe le plus étudié par les chercheures (Judith Rollins, Between Women : Domestics and Their

Employers, Philadelphia, Temple University Press, 1985, 261 p.), mais également les Latinas

(Hondagneu-Sotelo, Doméstica: Immigrant Workers Cleaning and Caring in the Shadows of

Affluence, Berkeley, University of California Press, 2001, 284 p.), et les Chicanas (Mary Romero, Maid in the U.S.A. New York, Routledge, 1992, 208 p.).

31 Geneviève Leslie, «Domestic service in Canada», J. Acton et al., dir., Women at Work. Ontario 1850-1930, Toronto, Canadian Women’s Educational Press, 1974, p.71-125; Claudette Lacelle, Les domestiques en milieu urbain canadien au XIXe siècle, Ottawa, Lieux et parcs historiques nationaux,

Environnement Canada, 1987, 278 p.; Marilyn Barber, Les domestiques immigrantes au Canada, Ottawa, Société historique du Canada, 1991, 33 p.; Marie-Hélène Vallée, «L’immigration féminine au Canada durant les années 1920 : la mise en place d’une politique fondée sur le «genre»»,

Recherches féministes, 15, 2 (2002), p.65-85.

32 Patricia M. Daenzer, Regulating class privilege : immigrant servants in Canada, 1940s-1990s,

Toronto, Canadian Scholars' Press, 1993, 178 p.; Abigail B. Bakan et Daiva Stasiulis, dir., Not one of

the family : foreign domestic workers in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1997, 181 p.;

Louise Langevin et Marie-Claude Belleau, Le trafic des femmes au Canada une analyse critique du

cadre juridique de l’embauche d’aides familiales immigrantes résidantes et de la pratique des promises par correspondance, Ottawa, Condition féminine Canada, 2000, 248 p.

33 Jean-Pierre Gutton, Domestiques et serviteurs dans la France de l'Ancien Régime, Paris,

Aubier-Montaigne, 1981, 225 p.; Anne Martin-Fugier, La place des bonnes: la domesticité féminine à Paris

en 1900, Paris, Perrin, 2004 (1979), 377 p.; Fauve-Chamoux, Antoinette, dir. Domestic Service and the formation of European Identity, Bern, Peter Lang, 2004, 589 p.

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laissé pour compte. L’historiographie s’est concentrée plus récemment, dans un contexte de développement des « emplois de proximité » sous l’impulsion de politiques publiques de solvabilisation de la demande de services domestiques, sur les nouvelles formes d’emploi dans le secteur domestique, particulièrement auprès des clientèles âgées34.

Dans l’historiographie, on identifie la période post-Deuxième Guerre comme le moment où le service domestique résident atteint son creux historique, après une longue période de déclin amorcée à la fin du XIXe siècle35. Les perspectives plus

anciennes dans l’historiographie du service domestique sont empreintes de la théorie de la modernisation, qui considère le processus «d’absorption» des activités relevant auparavant de la famille par les institutions (marché et État), ainsi que leur spécialisation, comme caractéristiques de la modernisation de la société. Dans ce schéma, la servante est une figure pré-moderne, anachronique, et le service domestique serait appelé à disparaître avec la modernisation de la société liée au développement économique. Or, la recherche récente montre que l’augmentation des inégalités économiques à l’échelle internationale et infranationale est directement en lien avec la taille du secteur domestique, actuellement en

34 Lise Causse, Christine Fournier et Chantal Labruyère, Les aides à domicile : des emplois en plein remue-ménage, Paris, Syros, 1998, 226 p.; Annie Dussuet, Travaux de femmes : enquêtes sur les services à domicile, Paris, L’Harmattan, 2005, 216 p.; Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et

Thierry Ribault, Les services à la personne, Paris, La Découverte, 2009, 122 p.

35 Le service domestique est la première profession féminine au Canada jusqu’en 1891, et parmi les

premières jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le déclin du service domestique résident au XXe

siècle en Occident est un phénomène documenté (en plus des ouvrages mentionnés précédemment, notons : Alana Erickson Coble, Cleaning Up : The Transformation of Domestic Service in Twentieth

Century New York City, Routledge, New York & London, 2006, 258 p.), mais l’histoire du secteur des

services non résidents reste méconnue. Peu d’études décrivent l’évolution des formes d’emplois domestiques après la Première Guerre jusqu’à l’aube de la révolution tranquille. À Québec, des services de placement assurés par des communautés religieuses ou des organismes laïques dirigent les orphelines ou les nouvelles arrivantes vers le service domestique. C’est le cas notamment de l’Œuvre Dame-du–Bon-Conseil à Québec (Ghislaine Reid, Monographie de l’Œuvre

Notre-Dame-du-Bon-Conseil, Thèse de maîtrise, Québec, Université Laval, Québec, 1948, xiii, 49 p.). Selon

les répertoires de l’époque, il existait également des agences publiques de placement pour les femmes. Ces pratiques, peu documentées, constituent la forme la plus structurée d’un système d’embauche qui demeure largement informel.

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expansion36. Depuis les années 1990, principalement dans le monde anglo-saxon,

une masse de travaux ont été publiés sur la géopolitique mondiale du service domestique dans un contexte de mondialisation, autour des enjeux contemporains des mouvements migratoires transnationaux37, des politiques de main-d’oeuvre et

de citoyenneté des travailleuses domestiques38, y compris, plus récemment, à partir

d’une perspective postcoloniale39.

En comparaison, peu d’études se penchent d’une part sur les figures contemporaines non résidentes de service domestique ― qui sont assurément plus insaisissables tant dans les formes d’emploi que dans la population de travailleuses qu’elles recouvrent ― d’autre part sur les dynamiques locales et régionales de l’économie du travail domestique40. Pourtant, parallèlement à la constitution d’un

système globalisé de services domestiques résidents (qui pourraient être qualifiés de « produit de niche » destinés à une minorité privilégiée), se développe à une autre échelle un secteur beaucoup plus éclaté, formé d’une myriade de formes d’emploi diverses, associées à l’accroissement de la demande de la part des classes

36 Ruth Milkman, Ellen Reese et Benita Roth, « The Macrosociology of Paid Domestic Labor », Work and Occupations, 25, 4 (1998), p. 483-510.

37 Christiane Harzig, « Domestics of the World (Unite?): Labor Migration Systems and Personal

Trajectories of Household Workers in Historical and Global Perspective », Journal of American Ethnic

History, 25, 2/3 (2006), p.48-73; Saskia Sassen, «Global Cities and Survival Circuits», Barbara

Ehrenreich et Arlie R. Hochschild, dir. Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New

Economy, New York, Metropolitain Books, 2002, p.254-275.; Encarnación Gutiérrez Rodríguez, « The

“Hidden Side” of the New Economy. On Transnational Migration, Domestic Work, and Unprecedented Intimacy», Frontiers, 28, 3 (2007), p.60-83; Rhacel Salazar Parrenas, Servants of Globalization:

Women, Migration and Domestic Work, Stanford, Stanford University Press, 2001, 309 p.

38 Bridget Anderson, Doing the Dirty Work: The Global Politics of Domestic Labour, New York, Zed

books, 2000, 213 p.; Arlie Russel Hochschild, «Love and Gold», Ehrenreich et Hochschild, dir. Global

Woman, p.15-30.; Barbara Ehrenreich. «Maid to Order», Ehrenreich et Hochschild, dir. Global Woman, p.85-103; Rosie Cox, dir., Au Pairs' Lives in Global Context : Sisters or Servants?,

Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006, 2014, 276 p.

39 Victoria K. Haskins et Claire Lowrie, dir., Colonization and Domestic Service: Historical and Contemporary Perspectives, New York, Routhledge, 2014, 365 p.

40 À l’exception notable de Gregson et Lowe, dont l’étude repose sur une enquête empirique réalisée

dans deux régions d’Angleterre (Nicky Gregson et Michelle Lowe, Servicing the middle classes.

Class, Gender and Wages Domestic Labour in Contemporary Britain, London and New York,

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moyennes-supérieures pour un ensemble de services, en lien à la fois avec la professionnalisation des parcours féminins dans certaines classes sociales, et également avec le surgissement de nouveaux « besoins sociaux » liés à la gestion publique de la dépendance des personnes âgées. Les emplois qui sont créés dans cet espace social, tout en étant évidemment en partie modelés par les rapports de pouvoir qui se dessinent à l’échelle globale, dépendent largement des facteurs plus localement territorialisés tels que la configuration du marché du travail, les politiques publiques en matière d’emploi, l’existence et l’accès à des infrastructures collectives pour la garde d’enfants et la prise en charge des personnes dites « dépendantes », les différentes « conventions d’égalité »41 établies à l’échelle nationale. La question

du développement contemporain des « petits boulots » de services dans le secteur privé42, comme celui d’un ensemble de services domestiques à domicile (« l’archipel

des petits métiers au féminin »43) forme une historiographie séparée de celle centrée

sur le service domestique résident. Cette déconnexion nuit à une appréhension plus globale de l’évolution sociohistorique de ce champ de pratiques que sont les activités domestiques rémunérées, plus éclaté et complexe que jamais dans le dernier tiers du XXe siècle.

Éléments de problématique

Qui sont ces « femmes de ménage » et autres employées de maison de la fin du XXe siècle au Québec? Depuis l’ère industrielle, les emplois domestiques sont

parmi les moins convoités44. Au début du XXe siècle, la jeune campagnarde qui

entrait en service à son arrivée en ville troquait son tablier de servante pour celui

41 Jean Gadrey, Socio-économie des services, Paris, La Découverte, 2003, p.115-117.

42 Wenona Giles et Sedef Arat-Koc, dir., Maid in the Market. Women’s Paid Domestic Labour, Halifax,

Fernwood Publishing, 1994, 138 p.; Mignon Duffy, « Doing the Dirty Work : Gender, Race, and Reproductive Labor in Historical Perspective », Gender and Society, 21, 3 (2007), p.313-336.; Jean-Claude Kaufmann, dir., Faire ou faire-faire? Familles et services, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996, 248 p.

43 Liane Mozère, « “Maman sérieuse cherche enfants à garder…”. Petits métiers urbains au féminin », Les Annales de la Recherche Urbaine, 88 (2000), p.87.

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d’ouvrière aussitôt qu’elle en avait l’opportunité : rejet des conditions de travail difficiles, mais aussi de la stigmatisation sociale attachée à cette fonction45. Les

mères de familles, quant à elles, « allaient en journée » parce qu’il s’agissait à peu d’exceptions près du seul travail rémunéré « hors foyer » accessible aux femmes mariées46. Qu’en est-il dans la deuxième moitié du XXe siècle? Comment s’inscrivent

les emplois domestiques dans les parcours de vie, à une époque où les opportunités scolaires et professionnelles des femmes se multiplient et que des transformations socioéconomiques majeures amènent progressivement le Québec dans l’ère post-industrielle? Les modalités d’insertion des femmes des milieux populaires sur le marché du travail dans les années 1950 et les décennies subséquentes sont encore peu connues. Parallèlement à la constitution d’un pôle d’emplois stables, à temps plein et fortement régulés institutionnellement, des marchés du travail secondaires se créent et concentrent certaines catégories de main-d’œuvre : femmes, jeunes, immigrées et immigrés. Le marché du travail de complexifie, se segmente et se polarise en même temps que naissent de nouvelles filières d’emplois domestiques pour les femmes, y compris à Québec, une ville qui connaît, à l’instar d’autres régions du Québec, un développement important de ce secteur d’activités47, mais

dont on connaît peu les traditions et pratiques de service domestique.

La place particulière réservée aux métiers domestiques ainsi qu’à celles qui les exercent dans l’histoire de la société industrielle, tient autant à leur localisation ― à l’intersection des sphères marchande, familiale, domestique, privée et publique ― qu’au renfort idéologique mobilisé pour naturaliser leur exclusion de la norme salariale et la féminisation de cette main-d’œuvre, dans une logique de prolongation des assignations familiales. Comment alors comprendre le rapport au travail de ces

45 Catherine Charron, La question du travail domestique au début au XXe siècle au Québec : un enjeu à la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, 1900-1927, Mémoire de maîtrise, Québec, Université

Laval, 2007, 130 p.

46 Marie Gérin-Lajoie, «Travail des femmes et des enfants dans la province de Québec», La Bonne Parole, VIII, 9 (septembre 1920), p. 4-9.

47 Québec, Informations sur le marché du travail, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale du

Québec. http://imt.emploiquebec.net/mtg/inter/noncache/contenu/asp/mtg941_accueil_fran_01.asp. Consulté le 27 août 2008.

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« travailleuses domestiques » en regard de l’enjeu particulier que représente le travail domestique dans la configuration des rapports sociaux de sexe et de classe?

Nous nous proposons de répondre à ces questions à travers une étude approfondie des récits biographiques et professionnels d’un échantillon significatif de ces travailleuses. Par notre recherche, nous comptons donc contribuer à cette analyse féministe de la division du travail et de l’emploi des femmes entamée dans les années 1970, en l’enrichissant d’une analyse sociohistorique des formes d’emplois domestiques et de leur inscription dans les parcours professionnels et biographiques des femmes depuis les années 1960 à Québec. C’est également en considérant le rapport que les femmes entretiennent avec le travail domestique rémunéré, à travers les représentations dont leurs récits témoignent et les enjeux identitaires qu’ils permettent de saisir, que nous pourrons approfondir la compréhension de ces pratiques dans la société québécoise contemporaine.

Notre étude privilégie un regard microsocial et historique sur la diversité des pratiques de service domestique; un regard qui, si limité que soit sa portée, permet un jeu d’échelle entre l’individu et son inscription dans des processus multiples. Une telle approche prend acte du fait que le travail domestique fait d’abord l’objet d’échanges familiaux et locaux avant de s’inscrire dans un système économique global. Elle nous rappelle aussi que l’étendue du travail « au noir » dans ce secteur n’a rien de surprenant lorsque l’on considère que le travail domestique en soi, tel que construit par la division sexuelle du travail depuis l’industrialisation, est l’incarnation même du travail informel. Le travail domestique, travail gratuit assigné aux femmes au sein de la famille, défini avec le développement de l’économie marchande comme l’antithèse du salariat, ne s’inscrit, lorsqu’il fait l’objet d’une rémunération, qu’imparfaitement dans cet espace formel du marché de l’emploi. Nous croyons que le travail domestique, dans ses formes salariées, demeure structuré d’abord par des logiques économiques non-marchandes (le salariat n’en est pas la modalité de référence, le travail est difficilement objectivable et s’inscrit dans une temporalité différente) et, ensuite par des logiques non-économiques (notamment la logique du care et de la solidarité familiale). Un des volets développé

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dans cette thèse est donc celui de la prégnance des logiques non-marchandes et/ou non économiques dans les transformations du service domestique au cours des dernières décennies au Québec. Nous argumenterons aussi que, parallèlement au développement d’un secteur formel des emplois domestiques, présenté comme une « modernisation » du service domestique, perdurent et se développent des pratiques informelles diversifiées.

Une définition opérationnelle de l’emploi domestique

Travail domestique ou service domestique : nous utilisons les deux expressions, pour désigner un travail payé ou non payé. « Service domestique » renvoie plutôt à la relation de disponibilité de proximité, à travers la constellation de tâches dont les femmes s’acquittent pour répondre aux besoins ou aux demandes, sur un mode de service/servitude plutôt que sur un mode professionnel, alors que « travail domestique » réfère de façon plus directe aux pratiques. Mais les deux expressions seront utilisées de manière non restrictive, selon le contexte. Si, dans le cas général du travail domestique, la difficulté de le circonscrire de façon empirique plaide pour une définition théorique48, dans le cadre de notre enquête,

nous optons plutôt pour une définition opérationnelle d’« emploi domestique », circonscrite par trois critères. Il s’agit :

 d’activités rémunérées,

 exercées dans le cadre privé d’un lieu de vie,

 associées au travail domestique effectué gratuitement par les femmes dans la famille (entretien des lieux et soin des personnes).

Chacun de ces trois critères discriminants, qui sont essentiellement des critères descriptifs établis aux fins du recrutement des participantes à notre enquête, comporte son lot d’ambigüités. Premièrement, la distinction entre travail rémunéré

48 C’est ce que défend Annie Dussuet, Logiques domestiques : essai sur les représentations du travail domestique chez les femmes actives de milieu populaire, Paris, L’Harmattan, 1997, p.15-20.

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et non rémunéré est moins claire que l’on pourrait penser, comme l’enquête le montrera; entre ces deux pôles ― travail gratuit et travail salarié ―, une zone floue et indéterminée comprend des rémunérations de divers ordres, notamment en nature, et par échange de services. Deuxièmement, le critère du lieu de vie exclut a

priori le travail domestique salarié en milieu institutionnel, même s’il s’agit d’un

espace résidentiel (un Centre hospitalier de soins de longue durée (CHSLD) par exemple), parce que le rapport social de travail (notamment le mode de rémunération) lie la travailleuse à l’institution plus qu’au bénéficiaire du service. Évidemment, pas davantage que pour le premier critère, les frontières ne sont tranchées : imaginons le cas d’une petite résidence privée pour personnes âgées où la relation très personnalisée entre employeur et employée peut être assez éloignée d’un rapport salarial typique. À partir des parcours documentés dans cette enquête, l’axe de compréhension le plus fécond nous semble néanmoins être celui du lieu d’exercice de ces activités, plutôt que la nature de celles-ci49, à l’instar de S.

Lecompte et A. Dussuet :

Cette précarité « invisible », nous paraît tenir au cadre du travail, l’habitation privée des utilisateurs du service. Après avoir été historiquement le support de rapports sociaux particuliers, ceux entre les patrons et leurs «domestiques», cet espace induit encore aujourd’hui des formes de relations spécifiques entre les acteurs, tendant à nier le rapport salarial.50

Finalement, le troisième et dernier critère est peut-être le plus approximatif. Travail domestique, travail de femme : l’argument est presque circulaire. Néanmoins, nous ne pouvons guère sortir de cette impasse à cette étape-ci de la recherche. Le travail domestique est en effet sous le joug de l’implicite : même dans les descriptions officielles d’emplois, le degré de précision ne dépasse généralement

49 Des chercheures comme M. Duffy se sont intéressées au déplacement historique des emplois dits

de « reproduction » non rémunérés vers la sphère marchande, choisissant de donner une cohérence à un ensemble d’emplois qui englobe les soins et l’entretien des personnes et des lieux, que ce soit dans l’espace privé ou public (Duffy, « Doing the Dirty Work ».)

50 Annie Dussuet et Sarah Lecomte, «Formes d’emploi féminin dans les services à domicile», Huitièmes journées de sociologie du travail, Aix-en-Provence, 2001, p.4-5, www.mediterranee-msd.org, consulté le 4 août 2010.

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pas les termes généraux d’entretien ou de ménage, sensé être compris à l’aune d’une norme partagée. Cette norme, repose sur un présupposé de ce que chaque femme fait chez elle, pour l’entretien de son propre foyer ou le bien-être de ses proches :

Le non-dit est celui de l'évidence du sens commun. Tout le monde saurait très bien ce que l'on entend par «faire le ménage», la norme de la «maison propre et rangée» étant partagée par tous. Cela s'explique si l’on rappelle que la femme de ménage réalise un travail de substitution au travail domestique de la «maitresse de maison ». Or ce travail-là, effectué gratuitement par la plupart des femmes, est aussi passé sous silence, tant il est évident.51

Bien sûr, il s’agit d’un sens commun qui réfère à des normes socialement variables, les récriminations continuelles entres domestiques et patronnes sur les standards de chacune, dont témoigne l’historiographie, en sont bien la preuve. À cette étape-ci, il convient de miser sur ce sens commun, ou plutôt sur ce germe de malentendu, pour mieux par la suite en décrypter les implications sur le plan des pratiques et des représentations.

Sources et données

Très peu de sources nous permettent d’évaluer, ne serait-ce qu’approximativement, le nombre et la diversité des emplois domestiques, hier comme aujourd’hui, puisqu’ils se situent très souvent dans le monde de l’économie informelle. Nous savons que le taux de recours à une employée domestique peut varier grandement d’un pays occidental à l’autre, mais aussi d’une région à l’autre, le phénomène étant étroitement relié au degré d’inégalité sociale prévalant dans un secteur donné, qui détermine la disponibilité d’une main-d’œuvre bon marché52.

51 Annie Dussuet, « Les emplois de proximité : Une opportunité de professionnalisation pour les

femmes de milieu populaire? », Revista de dialectología y tradiciones populares, LV, 2 (2000), p.125.

52 Milkman, Reese et Roth, « The Macrosociology »; Janeen Baxter, Belinda Hewitt et Mark Western,

« Who Uses Paid Domestic Labor in Australia? Choice and Constraint in Hiring Household Help »,

Feminist Economics 15, 1 (2009), p.1-26. Selon l’Enquête sur les dépenses des ménages de

Statistique Canada, entre 9% et 13% des ménages québécois auraient dépensé pour des services d’entretien domestique (à l’exception de la garde d’enfants) entre 1997 et 2009.

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L’invisibilité de ces activités rémunérées complique donc à la fois la mesure du secteur économique, largement informel, et l’identification et le dénombrement des travailleuses, dont une part n’exerce ce travail que par intermittence, à temps partiel ou de façon occasionnelle. Les catégories professionnelles des recensements ou les autres classifications administratives donnent d’ailleurs une image tronquée de ces occupations, qui sont souvent aux frontières de l’entraide et de l’emploi, et qui combinent différentes tâches de « reproduction ». La pratique de tenir pension, par exemple, illustre particulièrement bien la porosité des frontières entre travail gratuit et rémunéré53. Comme le suggère S. Lecomte : « Il semble clair qu’il faut casser les

cadres habituels, les cloisonnements institués, d’approche et de mesure du travail

…. Si cela n’était pas effectué, il me semble que nous ne cesserions de tourner en rond autour des clivages classiques domesticité/salariat, travail domestique/travail salarié, clivages sociologiquement, historiquement et biographiquement inadéquats

… »54.

Chez les historiennes des femmes, le recours aux sources orales a permis un accès privilégié à des vécus souvent occultés, et notamment à l’expérience du quotidien55. Le recours aux témoignages oraux a permis, non seulement de

documenter des pans de l’histoire restés dans l’ombre faute de sources, mais aussi de créer de nouvelles pistes de recherche; en ce qui concerne le travail domestique, pensons à la notion de « charge mentale » théorisée par Monique Haicault56.

L’histoire orale, parce qu’elle nous force à considérer les différentes sphères de la vie dans leur interpénétration plutôt que de façon isolée, nous permet de sortir des cadres d’analyse habituels (notamment aux frontières de l’histoire de la famille et de

53 Kari Boyd McBride, « A (Boarding) House Is Not a Home. Women’s Work and Woman’s Worth on

the Margins of Domesticity », Patricia Hart et al., dir., Women Writing Women. The Frontiers Reader, Lincoln and London, University of Nebraska Press, 2006, p.205-224.

54 Lecomte, « La bonne », p.340.

55 Denyse Baillargeon, « Histoire orale et histoire des femmes : itinéraires et points de rencontre », Recherches féministes, 6, 1 (1993), p. 53-68.

56 Monique Haicault, « La gestion ordinaire de la vie en deux », Sociologie du travail, 3 (1984), p.

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l’histoire du travail). Notre projet de thèse, axé sur le parcours professionnel ainsi que le rapport au travail domestique (sur le plan des pratiques comme des représentations) des travailleuses domestiques, ne se laisse pas appréhender par des sources traditionnelles écrites. Les témoignages oraux de femmes dont les activités, de par leur caractère « privé » et souvent informel, ne laissent que peu de traces, apparaissent donc comme le seul accès, aussi partiel et partial soit-il, à leur expérience.

L’approche privilégiée est celle du récit de vie, qui permet non seulement « d’étudier l’action dans la durée »57, mais également qui donne aux participantes

l’espace discursif pour élaborer avec davantage de liberté les différentes trames biographiques, dans toute la complexité de leurs imbrications synchroniques et diachroniques. Pour l’histoire sociale, les récits de vie sont particulièrement précieux, car « les histoires de vie rapportent bien plus qu’un itinéraire : elles sont les révélateurs des modes de participation à une culture, un métier, une condition, à des lieux et à des relations sociales établies dans le quotidien »58. Animée par cette

ancienne conviction féministe que la réalité des femmes est une donnée signifiante au regard de l’histoire, aiguillée par cette conscience plus récente des différentes forces qui sont en jeu à toutes les étapes de la recherche, nous croyons que l’espace intersubjectif de la rencontre humaine est forcément le lieu où débute la connaissance.

Quelques sources complémentaires viendront étayer certains éléments de démonstration, principalement des documents issus du fonds de la Jeunesse ouvrière catholique (JOC)59, ainsi que des études gouvernementales ou rapports de

Commissions d’enquêtes portant sur le travail des femmes et datant des années 1950 à 1990. Ces documents sont d’un apport certain pour situer les parcours biographiques des femmes et les formes d’emplois domestiques dans le contexte

57 Daniel Bertaux, Le récit de vie (2e édition), Paris, Armand Colin, 2005, p.8.

58 Odile Join-Lambert, « Les sources orales et l’histoire sociale », Florence Descamps, dir., Les sources orales et l’histoire, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2006, p.169.

Figure

Tableau 2 : Proportion des femmes mariées dans la population active  féminine, province de Québec, 1921-1971 128
Tableau 3 : Proportion des emplois à temps partiel, province de Québec,  1976-2005 145
Tableau 6 : « Mode de garde des enfants dont la mère travaille à l’extérieur»,  Canada, 1970 205
Figure 2 : Salaires des participantes en tant que domestiques résidentes,  1930-1960
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Références

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