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Les principes d'action de l'urbanisme, Le projet Élyssar face aux quartiers irréguliers de Beyrouth

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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UNIVERSITÉ PARIS 8

INSTITUT FRANÇAIS D’URBANISME

Thèse de doctorat en urbanisme et aménagement

LES PRINCIPES D’ACTION DE L’URBANISME

Le projet Élyssar face aux quartiers irréguliers de Beyrouth

Valérie CLERC-HUYBRECHTS

Membres du jury : Fouad AWADA

Alain BOURDIN Sous la direction de

Alain DURAND-LASSERVE Charles GOLDBLUM

Pierre SIGNOLES

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Sommaire

INTRODUCTION

LES QUARTIERS IRRÉGULIERS DE LA BANLIEUE SUD-OUEST, POCHES DE L’HISTOIRE FONCIÈRE ET URBANISTIQUE

1. Dans les interstices de l’histoire urbanistique, Horch Tabet et Horch al-Qatil 2. Quartiers irréguliers et superposition de droits fonciers en banlieue sud de Beyrouth, les cas de Ouzaï et Raml

3. Des stratégies de propriétaires face à l’occupation illégale, à Chatila, Jnah et Hay el-Zahra

PROCESSUS ET CONTENU DE LA DÉCISION : DES CHOIX DANS UN SYSTÈME D’ACTION

4. Un projet conçu de volonté politique et d’ambitions urbanistiques 5.Une conception dans la négociation

6.Évidences et compromis d’Élyssar, des chevauchements

LOGIQUES D’ACTEURS, PRINCIPES D’ACTION 7. Penser Élyssar, deux registres de raisonnement en projection 8. Juger Élyssar, les principes d’un jugement multipolaire 9. Élyssar, des compromis entre des principes d’action

CONCLUSION SOURCES

BIBLIOGRAPHIE ANNEXES

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Liste des sigles utilisés

AIB : Aéroport international de Beyrouth

BTUTP : Bureau technique en urbanisme et travaux publics CCED : Centre de consultation, d’études et de documentation CDR : Conseil pour le développement et la reconstruction CEGP : Conseil exécutif des grands projets

CEGPVB : Conseil exécutif des grands projets de la ville de Beyrouth

Cermoc : Centre d’études et de recherche sur le Moyen-Orient contemporain CSC : Conseil supérieur chiite

CSU : Conseil supérieur de l’urbanisme

Dar Dar al-Handassah

DGU : Direction générale de l’urbanisme

EDL : Électricité du Liban

EPH : Établissement public de l’habitat

FSI Forces de sécurité intérieure

HA : al-Hayat

NA : al-Nahar

OR : L’Orient-Le jour

RMB : Région métropolitaine de Beyrouth

SA : al-Safir

UNRWA : United Nation for Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East. Agence des Nations unies de secours et de travaux pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient.

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Remerciements

Mes très sincères remerciements vont à Charles Golblum pour sa confiance et sa direction avisée. Je suis profondément reconnaissante à Pierre Signoles et Alain Durand-Lasserve de leur soutien, de leurs conseils et de l’attention qu’ils m’ont apportée tout au long de la démarche. Ce travail doit également aux échanges avec Alain Bourdin et Gustave Massiah et à la collaboration de Mercedes Volait, Éric Verdeil et Nicolas Michel.

Mes remerciements vont à tous ceux qui m’ont accueillie au Liban, m’ont ouvert les portes et permis d’avoir accès à des informations ou des personnes : Joseph Abd el-Ahad, Sultan Assaad, Wafa Charafeddine, Nabil Beyhum, Mona Fawaz, Moustafa Fawaz, Bernard Choueiry, Richard Cobti, Habib Debs, Kamal Feghali, Antoine Ghossein, Bassim Halabi, Éric Huybrechts, Galila el-Kadi, Nayyef Krayyem, Mona el-Kak, Chibbli Mallat, Charbel Nahas, Isabelle Peillen, Kassem Rahal, Adnan Rifai, Mohammed Saadé, Assem Salam, Elie Sehnaoui, Jad Tabet , Ghassan Taher, Omar Tannir. Je remercie chaleureusement toute l’équipe du Cermoc pour son aide continue et son accueil. Je tiens à remercier grandement Elie el-Achkar et Kawtar Onimus pour leur aide précieuse dans la traduction des documents arabes.

,

Ce travail n’aurait pas pu voir le jour sans l’accueil de tous ceux qui se sont rendus disponibles et m’ont livré leurs pensées. La liste est trop longue pour pouvoir être écrite ici. Je les remercie chaleureusement pour leur accueil et leur ouverture. Ce travail doit également beaucoup aux fonctionnaires du cadastre de Baabda qui m’ont assisté avec compétence, disponibilité et patience. Un grand merci à François et Dominique Clerc à qui la version finale de ce travail doit beaucoup.

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INTRODUCTION

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1 - Le projet d’urbanisme, lieu d’action et objet de pensée

L’urbanisme est une pratique, c’est-à-dire une manière de faire, et une praxis, c’est-à-dire une action1. On fait de l’urbanisme. Cette définition appelle plusieurs remarques.

L’urbanisme n’est pas une science car, comme action, il fait appel au jugement. « La conception et l'organisation de l'espace habité, à quelque échelle que ce soit, imposent des choix de valeurs, elles-mêmes dépendantes de contextes culturels et de conditions politiques et économiques complexes. [...] Ces choix axiologiques et normatifs ne sont pas du ressort de la science et ne peuvent être définis en termes d'énoncés véridiques »2. Même si les acteurs de l’aménagement urbain se réfèrent à des études scientifiques pour étayer leurs plans et leurs décisions, la pratique de production et de gestion d’un espace bâti ne peut se faire de façon scientifique, de même que ne sont pas scientifiques les théories et modèles d’urbanisme sur lesquels ils s’appuient. Il n’y a pas d’aménagement scientifique de l’espace urbain.

Faire de la recherche scientifique en urbanisme ne nécessite cependant nullement que l’urbanisme soit une science. Car faire une thèse d’urbanisme n’est pas faire de l’urbanisme. À titre de comparaison, la politique n’est pas une science, c’est également une praxis et une pratique, voire un art ; la science politique ne prétend pas moins tenir un discours scientifique à son sujet. Même si, parfois, les thèses d’urbanisme cherchent à être le lieu de recommandations sur ce qu'il faudrait faire ou ne pas faire — mais cela tient de l'expertise — ou le vecteur, implicite ou explicite, de discours normatifs, ce qui ne s’appelle pas, mais qu’on pourrait appeler par analogie, la « science urbanistique » tente avant tout de tenir un discours scientifique sur l’urbanisme.

1 « L'urbanisme comme l'aménagement sont interventions volontaires donc praxis (c'est-à-dire action). Ils

sont aussi une pratique, c'est-à-dire exercice d'application, d'exécution, manière de faire, usage, confrontation aux réalités, hésitation, d'où naît l'expérience plus que la connaissance. » Merlin P. et Choay

F., Dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement, Paris, Puf, 1988. p.XII.

2 Choay F., « Urbanisme », in Merlin P. et Choay F., Dictionnaire de l'urbanisme et de l'aménagement,

op.cit, p.687.

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L’urbanisme est « l'organisation spatiale des établissements humains »3. Prenant cette définition au sens large, les thèses d’urbanisme analysent souvent la ville, son état existant, (avant, pendant ou après l’action de l'urbanisme), les logiques de sa production ou celles de ses transformations. Il s’agit alors de l'étude de l'état du corps spatial organisé des établissements humains, ou l'étude du résultat de l'action d'organiser spatialement des établissements humains. La recherche s’attache alors au même objet que celui de l’urbaniste. Mais de façon plus ciblée, prendre l'urbanisme comme objet conduit à analyser une pratique, à étudier l'action d'organiser spatialement les établissements humains. C’est dans ce type d’analyse qu’est située cette thèse.

L’urbanisme est étudié ici comme le système d’action qui influe sur les choix en matière d’aménagement urbain. Dans cette recherche, le terme urbanisme est utilisé dans ce sens.

L’observation est concentrée sur un lieu clairement identifié de cette pratique de l'urbanisme : un projet d'aménagement urbain4. Il s’agit d’Élyssar, le projet d’aménagement et développement de la banlieue sud-ouest de Beyrouth, au Liban, présenté dans la deuxième partie de l’introduction.

Resituer la question des quartiers irréguliers

La question du traitement des quartiers irréguliers est à l’origine de la démarche. Il a donc été choisi un projet d'aménagement urbain qui fait face à cette question. L’objet de cette recherche n’est donc ni l’urbanisme, ni le projet, ni le traitement des quartiers irréguliers, mais un projet de traitement urbanistique des quartiers irréguliers.

Aborder par la recherche en urbanisme la question des quartiers irréguliers est une démarche particulière. Dans les pays en développement, nombre de politiques ou projets

3 Ibid.

4 J’utilise indifféremment les termes « projet d’aménagement urbain » et « projet d’urbanisme ».

Volontairement, je n’utilise pas le terme « projet urbain », notion double qui « exprime, d’une part, quelque

chose qui correspond à des attitudes relativement anciennes et relativement durables, mais d’autre part (…) il existe une interprétation presque conjoncturelle du terme « projet urbain ». Et nous sommes amenés à hésiter en permanence entre les deux. » Roncayolo M., « Mémoires, représentations, pratiques – réflexions

autour du projet urbain », in Hayot A. et Sauvage A., Le projet urbain, Enjeux, expérimentations et

professions, Paris, Éditions de la Villette, 2000, p.25. Le terme de projet urbain évoque, dans cette deuxième

acception, la réalisation d’une projection plus sociale que spatiale.

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d’équipement, de restructuration et de régularisation visent à intégrer des quartiers d'habitat irréguliers dans la ville. Mais ces interventions ont connu des résultats divers. Certains ont atteint leurs principaux objectifs, d'autres ont abouti à des résultats beaucoup plus limités. La pensée urbanistique est généralement incriminée. « Tout se passe comme si, partout, l’on prenait conscience des limites des modèles de référence des dernières décennies sans parvenir pour autant à élaborer un modèle de substitution »5. Quelle que soit l’entrée par laquelle l’action est menée sur ces quartiers, ce qui est aux yeux de la profession une anomalie urbaine, une preuve de l’inadaptation des modèles ou un défi stratégique d’intégration appelle à comprendre les modes de raisonnement sur lesquels les acteurs se fondent pour agir. « C’est à un renouvellement radical des manières de penser et de traiter l’illégalité des établissements humains qu’il faut travailler en se posant des questions de fond : sur quelles hypothèses est fondée la réflexion en ce domaine ? Quelles sont les bases techniques, politiques et idéologiques de traitement de l’illégalité ? »6.

Plus encore, quelle que soit la façon dont on appelle ces quartiers (spontanés, illégaux, irréguliers, sous-intégrés, d'émanation populaire, production non-institutionnelle de la ville…) et bien que cette diversité de termes fasse référence à de multiples approches et thèses autour de ces espaces, ils sont considérés de façon assez unanime comme une production en opposition, en marge, détournée, dérivée ou en dehors de la production de la ville issue des règles et pratiques de l'urbanisme moderne. De ces deux modes de production de la ville, le mode non-institutionnel remet en cause les références et les façons de faire associées au mode institutionnel7. L'étude de ces quartiers est justement le plus souvent liée au constat d'une crise de l'urbanisme et le lieu d'une recherche

5 Durand-Lasserve A., en collaboration avec Clerc V., Régularisation et intégration des quartiers irréguliers:

leçons tirées des expériences, Nairobi, Programme de gestion urbaine, PNUD / CNUEH / Banque mondiale,

1997, p.23.

6 Durand-Lasserve A. et Tribillon J.-F., « La loi ou la ville ? » Urbanisme, n°318, mai - juin 2001, p.75. 7 Nous mettons ici l’accent sur l’opposition entre les modes institutionnels et non-institutionnels de la

fabrication de la ville, suivant la définition que donne T.Souami dans L’institutionnel face à l’espace

autoproduit, Histoire d’une possible co-production de la ville, L’exemple du Sud de l’Algérie, Paris,

Université Paris VIII, Institut français d’urbanisme, Thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, décembre 1999, p.27. Cette opposition n’est pas exclusive. Elle n’est en particulier pas inconciliable avec les analyses qui définissent l’informalité non de façon négative (comme l’est l’illégalité lorsqu’elle est définie comme la non-conformité à la règle formelle), mais positivement, comme la conformité à des règles informelles, qui elles-mêmes peuvent être, mais ne sont pas forcément, en opposition avec les règles formelles. Selon une telle définition, les logiques à l'œuvre dans ces quartiers ne peuvent être réduites à une non-conformité à des règles formelles et une multitude de combinaisons est possible entre la conformité ou non conformité avec les règles formelles et la conformité ou non-conformité avec les règles informelles. Voir Razzaz O., « The informal sector and new institutionnalism: theoretical and policy implications », papier non publié, 9/9/1996, 23p.

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d'enseignements pour remédier à ses manques8. Dans cette optique, l'étude d'un projet d'urbanisme qui fait face à la question des quartiers irréguliers est l’observation de la rencontre entre ces deux univers, et plus particulièrement de la déformation - reformation des façons de faire institutionnelles au contact de la ville qui s'est faite en dehors d’elles. Comment les différents acteurs, et pas seulement les professionnels de l'urbanisme, utilisent-ils dans ce cas les notions, les concepts, les instruments, les techniques qu'ils ont l'habitude de manipuler ? Comment se servent-ils de leurs règles, de leurs modèles, de leurs idéaux ? Comment font-ils intervenir leurs convictions (sociales, politiques…) ? Comment réinterprètent-ils leurs analyses des logiques économiques, d'investissement, de stratégies d'acteurs locaux (habitants, promoteurs, associations) ? Quels sont les détours, les rapprochements avec d'autres logiques, les contradictions qu'ils se permettent pour venir à bout de la confrontation avec ces lieux qui sont porteurs d'autres logiques que les leurs9 ?

À l’origine, le questionnement de cette recherche était centré sur la question des quartiers irréguliers. En focalisant l’interrogation sur la façon dont les acteurs de l'urbanisme considéraient cette question, le raisonnement établissait comme préalable qu’ils prenaient frontalement, comme moi, la question des quartiers irréguliers. Ce postulat conduisait à une impasse. Car, sur le terrain, et bien que le projet soit défini comme une opération pour résoudre la question des quartiers illégaux en banlieue sud de Beyrouth, la question de l'irrégularité, de la non-conformité (à la règle, à la norme, aux pratiques institutionnelles…) et de la production non-institutionnelle de la ville n'est qu'une question parmi d'autres.

Poursuivre l'idée d'analyser les choses de ce point de vue aurait peut-être amené à conclure que « en réalité » ce projet n'est qu'un projet d'infrastructures, qu’il « dissimule » un projet d'investissement immobilier, ou tout autre constat de ce que le projet n'est pas ce qu'il dit être, c’est-à-dire un projet mis en place pour régler la question des quartiers illégaux en banlieue sud de Beyrouth. L'analyse de ce projet en tant que projet d'urbanisme permet

8 Souami T., La crise de l'urbanisme, et après…, Paris, Ministère de l'Équipement, du logement et des

transports, Plan Urbain, Séminaire « Du faubourg à la ville », janvier 1998, 56p.

9 Ce n'est pas seulement dans le cas très spécifique du traitement des quartiers irréguliers que les façons

d’agir sur la ville sont interrogées. L'urbanisme évolue avec la ville et la façon dont elle se fait, y compris dans la ville formelle. La réflexion en France montre bien qu’urbanistes et l'urbanisme évoluent : ils reconnaissent qu'il n'y a pas un modèle valable partout, ils évoquent le brouillage de modèles, le foisonnement des pouvoirs et des problèmes de décisions qui y sont associés, l'intérêt général qui n'est plus une règle commune, l'apparition de nouvelles valeurs. Janvier Y., « Nouveaux enjeux de société », in Martinand C. et Landrieu J., dir., L'aménagement en question, Paris, DAEI, Adef, 1996, p.15-83.

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d'éviter de tels propos normatifs et resitue la dimension de l'illégalité urbaine dans le contexte plus général des interventions urbaines des politiques publiques, dont elle n'est souvent qu'un volet, et permet d’appréhender les multiples façons dont il est abordé.

Les projets d'urbanisme entrent eux-mêmes dans des logiques d'action sur la ville plus larges que la simple question de son organisation spatiale (embellissement, amélioration technique, fonctionnement spatial…). Les projets d'aménagement urbains ou les politiques urbaines font souvent partie de politiques publiques qui les englobent (à Beyrouth, par exemple, les projets d'aménagement des années 1990 font partie de la politique de la reconstruction), les croisent (les politiques de la Ville françaises ont un objectif social affiché) ou sont le lieu d'intentions sociales, politiques, sécuritaires…—, autres que spatiales donc — plus ou moins explicites. Il ne s'agit pas de dire ici que l'urbanisme n'est jamais fait dans un but urbanistique, mais simplement qu’il entre dans des dispositifs qui le dépassent. Pour ce qui concerne l'analyse des acteurs de l'urbanisme, cela signifie que les principes qui fondent leur action et leurs interrelations dans le cadre du système d'action dans lequel ils interviennent doivent prendre en compte toutes ces dimensions. De fait, tous les acteurs de l'urbanisme à Beyrouth intègrent et articulent, dans leurs discours sur le projet Élyssar, la question de l'illégalité des quartiers avec leurs représentations des problèmes sociaux, politiques et urbanistiques.

Dans ce travail, la question des quartiers irréguliers est cependant présente de façon permanente. Cette présence reflète la récurrence de cette question dans les représentations véhiculées par les acteurs du projet. La question des quartiers irréguliers est intégrée dans cette recherche selon la place que leur donnent les acteurs du projet, mais cette place est nodale et fonde la plupart des jugements sur le projet. En contrepoint de l’analyse des représentations sur la question, ce travail développe donc une analyse de la formation de ces quartiers irréguliers en prenant comme ligne directrice trois des principaux thèmes abordés par les acteurs quand ils évoquent la question : le défaut d’urbanisme, les conflits de légitimités et la non-défense de la propriété. C’est l’objet de la première partie. L’objectif est double : d’une part développer, sur ce point nodal précis, la connaissance de la réalité correspondant aux représentations qui en sont données ; d’autre part permettre de situer ce travail dans la recherche sur les quartiers irréguliers en caractérisant le type d’irrégularité qui s’y trouve.

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Le projet à la croisée des disciplines

La recherche sur le projet d’urbanisme est orientée dans plusieurs directions10. Une partie explore la conception, c’est-à-dire à la fois les professionnels et les théories sur lesquelles ils s’appuient pour faire la ville. Il s’agit, d’une part, de la recherche, hors du contexte d’un projet localisé, sur les discours et les doctrines d’urbanisme ou d’architecture (traités, positions doctrinales, règles théories, modèles…)11 et, d’autre part, de la recherche sur les compétences des architectes et urbanistes, sur le métier de concepteur spatial et sur la conception, par les professionnels, dans une démarche de projet12. Cette partie-ci se focalise sur les concepteurs, leurs référentiels, leurs méthodes. Une autre partie de la recherche concerne la décision, la compréhension des mécanismes des systèmes d’actions, les rapports de pouvoir et les stratégies à l’œuvre dans le cadre d’un projet d’urbanisme13. Cette partie-là se focalise sur la dimension politique ou stratégique des acteurs. Les catégories disciplinaires ne sont pas pour rien dans cette séparation. Et la relation, ou l’articulation, entre ces domaines de recherche, démarches et problématiques relativement indépendantes pose encore question aujourd’hui14.

10 Ce découpage reprend, en les regroupant, les trois axes de recherche mis en évidence par Lévy A., dans Le

projet comme action sur l’espace : domaine, approche et perspective de recherche et dans Le projet comme problématique de recherche transversale : questions à discuter, deux notes non publiées, 2002, 5p. et 3p., à

savoir : « le projet comme discours de l’action pour l’action ; le projet comme processus de conception ; le

projet comme projet stratégique ou projet de ville. » Le projet comme problématique, op. cit., p.1.

11 Voir par exemple Choay F., La règle et le modèle, Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris,

Seuil, 1980, 373p., Choay F., L’urbanisme, Utopies et réalités, une anthologie, Paris, Seuil, 1965, 446p., Mangin D. et Panerai P., Projet urbain, Paris, Éditions parenthèses, Collection Eupalinos, série Architecture et urbanisme, 1999, 189p., Ascher F., Les nouveaux principes de l’urbanisme, Paris, éditions de l’aube, 2001, 101p. et Derycke P.-H., Huriot J.-M. et Pumain D., Penser la ville, Théories et modèles, Paris, Anthropos, Collection Villes, 1996, 335p.

12 Voir par exemple Conan M., Concevoir un projet d’architecture, Paris, L’Harmattan, « Villes et

entreprises », 1991, 167p., Clerc V., L’habité, de l’intimité à l’urbanité, Paris, École d’architecture de Paris-Conflans, mémoire de diplôme, 1989, 60p., ou les travaux de A.Lévy.

13 Voir par exemple Bourdin A., « L’émergence d’une nouvelle figure de l’aménageur » in Club des maîtres

d’ouvrage d’opérations complexes, L’aménageur urbain face à la crise, Paris, Aube, 1996, p.25-62., Chadoin O., Godier P. et Tapie G., Du politique à l’œuvre, Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastian, Système et

acteurs des grands projets urbains et architecturaux, Paris, L’aube éditions, 2000, 233p., Dubois J., Communautés de politiques publiques et projets urbains, Étude comparée de deux grandes opérations d’urbanisme municipales contemporaines, Paris, L’Harmattan, Logiques politiques, 1997, 324p.,

Euroconception, Europan, Plan construction et architecture, L’élaboration des projets architecturaux et

urbains en Europe, vol.2, « Les commandes architecturales et urbaines », Paris, CSTB, Ministère de

l’Équipement, 1997, Janvier Y., « Nouveaux enjeux de société », in Martinand C. et Landrieu J., dir.,

L'aménagement en question, Paris, DAEI, Adef, 1996, p.15-83.

14 Lévy A., Le projet comme problématique, op. cit., p.3, s’interroge notamment sur les relations entre les

trois domaines de recherche qu’il identifie sur le projet : la recherche sur les théories, sur la conception et les compétences de concepteur spatial et sur les systèmes d’actions d’un projet.

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Ces deux axes de recherche analysent principalement deux types d’acteurs différents. Le premier observe essentiellement les acteurs techniques, les professionnels de la ville, les architectes, les ingénieurs, les urbanistes. Ce sont eux qui sont interrogés sur les théories et modèles sur lesquels ils s’appuient. Ce sont leurs raisonnements, leurs méthodes et leurs compétences qui sont principalement analysés dans la recherche sur la conception du projet. Le second axe est davantage focalisé sur les acteurs politiques, la maîtrise d’ouvrage, les décideurs. Les professionnels de l’urbain sont également intégrés dans les systèmes d’action, pour identifier leurs stratégies et les rapports de pouvoir dans lesquels ils sont pris.

Cette thèse est située à l’une des intersections de ces différentes approches, dans une recherche sur les principes de l’urbanisme. Lorsque l’urbanisme est conçu comme action, s’interroger sur ses principes, ce n’est pas seulement analyser les théories et modèles de référence de cette organisation spatiale, c’est chercher à comprendre l’ensemble des facteurs qui orientent les choix de ceux qui agissent. Dans le cadre d’un projet, cela mène à se focaliser sur l’ensemble de ce qui, à l’intérieur du système d’action du projet, influence les choix de ses acteurs, que ceux-ci soient motivés par des représentations idéales de la ville ou mobilisés par le jeu du système dans lequel ils gravitent15.

Le système d’action du projet

L’analyse du système d’action est un préalable. Elle est faite, dans ce travail, en référence aux travaux de la sociologie des organisations. Celle-ci permet de mettre en évidence des mécanismes institutionnels, les arrangements structurels et les équilibres de pouvoir dont les conséquences sur les comportements des acteurs se traduisent dans les choix du projet.

Le projet n’est donc pas uniquement considéré ici comme l’élaboration rationnelle d’une projection spatiale déterminant une situation future optimale. Non que la rationalité soit absente du processus — les personnes interrogées dans le cadre de ce travail n’ont eu de cesse de raisonner, de rationaliser ce qu’elles vivaient ou observaient —, mais elle se doit

15 « L’approche en termes d’acteurs et de système d’action favorise un déplacement — pour ne pas dire un

renversement — des objets de la recherche : ce qui importe désormais, en effet, ce ne sont pas tant les résultats de l’action, que la compréhension et l’interprétation des « modes de faire », selon l’expression de Michel Foucault, c’est-à-dire ce que les hommes font et comment ils le font. », Signoles P., « Acteurs publics

et acteurs privés dans le développement des villes du monde arabe », in Signoles P., El-Kadi G. et Sidi Boumedine R., L’urbain dans le monde arabe, Politiques, instruments et acteurs, op.cit., p.20.

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d’être replacée au sein de ses contraintes et du jeu des partenaires16. Les choix du projet ne sont pas considérés non plus uniquement comme le résultat des travaux des professionnels de l’urbanisme, ni même comme le résultat de décisions politiques rendues à partir des propositions techniques, ni non plus comme des propositions techniques mises en discussion entre des politiques et des habitants. Cette approche ne postule pas, a priori, l’existence d’un ensemble de rôles préétablis, articulés les uns aux autres. Elle fait l’hypothèse que les comportements stratégiques des acteurs, placés dans un réseau d’interdépendances qu’il leur faut gérer, influent sur les choix du projet.

Les relations entre processus et contenu de la décision dans un projet d’aménagement peuvent être considérées comme un point central de l’analyse d’un système d’action. En effet, « en premier lieu, il faut traduire un problème […] en un réseau d’acteurs empiriques, concernés directement ou indirectement par le traitement de ce problème. En second lieu, il faut décrire et analyser la structure de relations entre ces acteurs pour comprendre en quoi ce réseau forme un système. Cela signifie qu’on doit être capable de montrer comment, c’est-à-dire par quels mécanismes empiriques, les comportements de ces acteurs sont intégrés et se renforcent mutuellement, et de quelle façon les caractéristiques de ce système (ces mécanismes d’intégration) influencent à leur tour tant la perception (définition) du problème que son traitement (solution) par les acteurs »17.

Pour comprendre ce qui détermine les choix dans l’action, ce travail fait donc l’analyse, pour les mettre en relation, de la définition du projet et de son système d’action, des négociations dont il fait l'objet et des choix qui en sont issus, du processus de décision du projet et de son contenu.

Le système n’est pas a priori délimité. Certains acteurs sont d’emblée considérés comme susceptibles d’appartenir au système de ceux qui influent sur les choix, comme des techniciens, des politiques, des habitants, mais aussi des personnels administratifs, des conseillers, des intermédiaires, des acteurs économiques, mais il est également admis que les limites du système ne peuvent pas être totalement appréhendés. « Non seulement les frontières entre les systèmes d’acteurs concernés par un problème sont de plus en plus

16 « L’acteur agit sans avoir nécessairement des objectifs clairs et des projets nécessairement cohérents. Il

n’est pas pour autant irrationnel. Sa rationalité s’exerce dans la saisie d’opportunités définies par un contexte donné et dans la prise en compte du comportement des autres acteurs et du jeu qui s’établit entre eux. » Lafaye C., La sociologie des organisations, op. cit. p.47.

17 Friedberg E., Le Pouvoir et la Règle, op.cit., p.233.

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perméables et fluides, mais les acteurs d’un champ ont tendance à appartenir à plusieurs systèmes dont ils peuvent utiliser l’entrecroisement et le recoupement dans leurs transactions à l’intérieur de chacun des systèmes en question »18.

Le système d’action d’Élyssar

À Élyssar, l’urbanisme a été conçu dans la négociation. En banlieue sud de Beyrouth, le Gouvernement ne peut politiquement pas imposer ses vues et réaliser le projet qu’il souhaite dans un territoire contrôlé par les partis chiites Amal et Hezbollah. La négociation avec celles-ci est centrale dans la définition d’un éventuel projet sur cette zone, tout en étant liée au contexte de la reconstruction et elle est du ressort des acteurs politiques, anciens adversaires de la guerre pour certains, et de leurs conseillers. Cette prédominance du politique offre les conditions d’une analyse en termes de système d’action.

L’objectif est de tenter de rentrer dans la « boîte noire » de la conception du projet, au sens large, c’est-à-dire de sa définition, non seulement par les professionnels de la conception, mais par l’ensemble du système des acteurs qui influent sur les choix. Les idées à l’œuvre dans le projet Élyssar, portées par les différents acteurs, sont soit directement intégrées dans le projet de façon consensuelle — tous les choix ne sont pas négociés et un certain nombre d’entre eux résultent d’un accord de fait sur ce que les acteurs considèrent souvent comme des évidences — soit transformées au cours des interactions entre les acteurs ou au cours de la négociation.

La deuxième partie de cette thèse cherche à établir le rôle du système d’action sur la définition des choix du projet. Elle met en relation le processus de décision et le contenu du projet pour mettre en évidence l’influence du jeu des acteurs sur les choix du projet. L’influence des acteurs sur le contenu du projet est très variable selon les acteurs et selon la configuration du système. Mais il a semblé pertinent de considérer le système d’action de façon très large, en incluant aussi bien les acteurs de la décision politique que ceux qui ont pour mission de mener à bien la mise en place et la mise en œuvre du projet et ceux qui sont concernés, de près ou de loin, par les changements (physiques, sociaux, politiques…)

18 Friedberg E., Le Pouvoir et la Règle, op.cit. p.234.

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imposés par la réalisation du projet, car les réactions des habitants ont fait réagir en retour les protagonistes du projet19.

On se servira des éclairages apportés par la sociologie des organisations pour comprendre les interactions entre acteurs, mais l’objectif n’est pas de faire des systèmes d’acteurs successifs une analyse destinée à dénouer les stratégies ou les rapports de pouvoir ou d’intérêt dans le projet, dans la perspective de faire avancer la connaissance sur le fonctionnement des systèmes d’acteurs20. L’objectif est avant tout de comprendre ce qui, dans le système d’acteurs, a favorisé l’apparition de certains choix plutôt que d’autres. L’observation des systèmes d’acteurs est donc davantage ici le lieu de la recherche de la dynamique et du jeu des rapports de pouvoir qui ont abouti aux choix et aux définitions successives du projet. Quels ont été les acteurs impliqués ? De quelle façon ? Quels ont été les systèmes successifs ? Lesquels ont compté dans la décision et comment les interactions entre les acteurs, en situation, dans un contexte particulier, a fait émerger des compromis, un projet ? Telles sont quelques-unes des questions que pose cette démarche.

Les référentiels de l’urbanisme

Au-delà de la relation entre les acteurs du système et les choix qui en sont issus, cette recherche rejoint particulièrement ceux qui mettent l’accent sur la nécessité d’une analyse plus fine de la relation entre l’action et ses référentiels. « Il est nécessaire d’étudier comment se préparent et se prennent ces décisions [d’urbanisme. [...] Et par conséquent, de] s’interroger sur les systèmes de valeurs qui justifient les décisions proposées ou les arbitrages politiques rendus par les autorités responsables »21. Lorsqu’elle réunit, dans une même démarche, la recherche des référentiels des acteurs des « décisions proposées » et ceux des acteurs des « arbitrages politiques rendus », cette analyse de la décision est également située à l’intersection des axes de recherche sur le projet cités plus haut.

19 Nous rejoignons en cela les suggestions de P. Grémion, lequel attire l’attention sur la nécessité d’inclure,

dans l’étude de toute organisation, l’analyse de ceux qu’il appelle les ressortissants « sur lesquels s’exerce

une action et qui en retour l’influencent voire la modifient. Toute organisation relève d’un système de pouvoir plus vaste dont l’inventaire est nécessaire à son action ». Grémion, P., Le pouvoir périphérique, Bureaucrates et notables dans le système politique français, Paris, Seuil, 1976, cité par Lafaye C., La sociologie des organisations,op.cit., p.63.

20 Voir la thèse de doctorat en sciences politiques en cours de Mona Harb el-Kak. 21 Lacaze J.-P., La ville et l’urbanisme, Paris, Flammarion, 1995, 123p.

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L’attention est pour cela focalisée sur les représentations, valeurs et principes sur lesquels se fondent les acteurs, au regard des données qu'ils ont a leur disposition sur la ville. L’objectif est de mettre à jour les raisonnements qui mènent aux choix d’urbanisme. La question de la conception et des référentiels est au cœur de la démarche.

La recherche autour du projet, tant à travers la réflexion sur les professionnels de l’urbanisme, leur façon de concevoir et leurs règles et modèles de référence, qu’à travers les analyses de systèmes d’acteurs, s’oriente de façon récurrente sur les référentiels et systèmes de valeurs auxquels les personnes étudiées se réfèrent. Dans l’analyse de la pratique des professionnels de l’urbain, cela correspond à leur référence à la question sociale, à leur positionnement politique ; pour les règles et modèles qui alimentent leur discours, il s’agit des valeurs auxquels ils sont attachés ; dans l’analyse des systèmes d’acteurs, ce sont les référentiels de l’action.

Professionnels de l’urbanisme et politique

La recherche lie de façon plus ou moins explicite les principes d’action de l’urbanisme à la question politique. Différentes analyses mettent en évidence la dimension sociale et politique de, et dans, l’acte de concevoir et la pratique de l’urbaniste.

La lecture que la recherche française fait des théories américaines de l'aménagement urbain depuis les années 1970 met l’accent sur les comportements et les attitudes des aménageurs dans l'analyse des processus qui façonnent la ville. D’après elle, ces théories regardent le rôle des aménageurs dans l'action sociale et ne réduisent pas l'urbanisme à la composition architecturale ou l'aménagement à des pratiques techniques et administratives. Elles sont synthétisées autour de la notion de pratique de l'aménageur. Les principaux concepts utilisés par ces recherches sur les professions de l'aménagement, dites du planning aux Etats-Unis, sont ceux de processus de décision, de culture professionnelle, d'insertions organisationnelles.

Ces recherches accompagnent des débats sur la construction de l'éthique et des pratiques professionnelles. Elles s'appuient sur les travaux des sciences sociales sur les organisations,

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les communautés professionnelles et leurs cultures, les relations de négociation et de médiation dans le travail professionnel. « Pour cette approche, l'aménagement apparaît comme un art de faire, un art politique et social, un art de l'action publique qui ne se réduit pas à l'action administrative mais se déclare concernée par la négociation des projets urbains avec les citoyens et les résidents »22. La notion de « culture de planning », ou culture décisionnelle et professionnelle, sous-tendue par des obligations éthiques et des choix de valeurs, y est centrale. L'aménagement à l'américaine se déploie alors à la fois dans l’espace politique et l’espace urbain. Les théories américaines de la pratique ont incité les professionnels américains à formuler une méthodologie différente de l'intervention planificatrice en vue d'une meilleure adéquation entre planification urbaine et dynamique sociale23.

Parmi les dimensions non techniques de la pratique des urbanistes, la recherche a essentiellement exploré les dimensions éthiques, sociales et politiques. La recherche américaine a ainsi montré que les urbanistes auraient autant le souci de modifier l'environnement physique, en fonction des besoins humains, que des objectifs sociaux, comme le combat contre l'injustice sociale, nécessitant pour cela la mobilisation de compétences intellectuelles, interpersonnelles, organisationnelles ou politiques. « La planification […] apparaît comme un processus politique à l'intérieur duquel les urbanistes interviennent dans les changements sociaux et physiques en clarifiant les questions, en communiquant avec les acteurs et en aidant à la conclusion d'accords entre les parties que parfois leurs intérêts opposent »24. Cette préoccupation politique est intimement liée au fait que l’urbaniste anticipe les problèmes éventuels à venir. Cette anticipation ne peut pas être uniquement technique. Il doit prendre en compte les projets

22 Verpraet G., « Les théories américaines de l'aménagement urbain, la question des professions », Les

Annales de la recherche urbaine, n°44-45, Paris, Plan urbain, décembre 1989, p16.

23 Ghorra-Gobin C., « La planification aux États-Unis, questions de méthode, Interrogation des

professionnels américains », Les Annales de la recherche urbaine, n°44-45, Paris, Plan urbain, décembre 1989, p.227.

24 Baum H. S., « Les urbanistes aux USA et le sens de leur travail », Les Annales de la recherche urbaine n

°44-45, Paris, Plan urbain, décembre 1989, p.84. L’auteur montre l’identification par l’analyse américaine du fait que les idées ne permettent d’atteindre leurs objectifs que si elles sont soutenues par des groupes organisés, mais souligne que bon nombre d’urbanistes ne considèrent pas les choses ainsi. « De façon

générale, beaucoup d'urbanistes ne conçoivent pas la prise de décision comme un processus social incluant des conflits d'intérêts et dans lequel des ressources d'ordre politique, entre autres le talent d'organisateur, commandent l'influence réelle. Certains ne voient pas que pour aboutir à une décision, il faut organiser un consensus entre des intérêts n'ayant pas la même perception d'un problème et de sa solution possible. Ils se voient plutôt en entrepreneurs individuels travaillant sur des problèmes techniques bien définis, aux solutions connues. Ils ont une inclination à croire que les connaissances se transforment automatiquement en pouvoir et qu'ils vont peser sur les décisions du seul fait qu'ils disposent d'une information à la fois plus large et plus exacte. » Baum H.S., op. cit., p.87.

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des autres acteurs qui interviennent dans les mêmes espaces. Cette dimension serait donc inhérente au rôle de l’urbaniste, qui ne peut anticiper s’il ne raisonne que dans le registre technique25. Cette approche des cultures décisionnelles met en relation les situations d'interaction propres au planning avec les représentations sociales et culturelles qui pèsent sur les pratiques professionnelles des urbanistes et qui les portent, y intégrant par exemple des hypothèses empiriques, les façons officieuses dont les règles sont appliquées ou interprétées, ou l’expérience pratique tirée des relations de travail avec les autres partenaires. Enfin, il est souligné que cet élargissement de la définition de l’urbanisme ne dilue pas pour autant ce que certains considèrent comme le cœur de la pratique, dans la mesure où « les formes qui sont créées (tracés, voiries, parcellaires, espaces urbains, formes urbaines) perdurent aux fonctions qui les ont justifiées, aux politiques et données sociales, économiques et culturelles qui les ont induite » 26.

Des compétences stratégiques

L'urbanisme est souvent clairement étudié comme un acte de pouvoir. « La seule chose qui permette de distinguer le domaine de l'urbanisme de celui de la géographie urbaine, c'est l'existence d'une volonté d'action et donc la perspective d'exercer un pouvoir en modifiant l'espace de la ville. [...] La question de la manière d'effectuer des choix, et, par voie de conséquence, celle des critères de décision, sont donc bien centrales et, si l'on peut dire, fondatrices de la spécificité d'une démarche d'urbanisme »27. Si l’on considère l’urbanisme ni comme une science, ni comme une technique, aucune cohérence interne ne peut suffire à justifier le choix des solutions retenues. La décision relève d'un arbitrage politique et non d'une méthode rationnelle, ce qui n’élimine pas toute donnée rationnelle de la préparation de l'arbitrage. La complexité des processus d'aménagement devient « complexité réactive » : « À la complexité objective se superpose ainsi une complexité du système d'interlocuteurs avec lequel les négociations mêlent l'idéologie et le concret, le principe et le détail, l'immédiat et le long terme »28.

25 Forester, « De l'anticipation dans l'analyse urbaine. Les pratiques normatives », Les Annales de la

recherche urbaine, n°44-45, Paris, Plan urbain, décembre 1989, p.9 et 11.

26 Jager J.C., « Former pour quels métiers ? Une enquête auprès de 200 professionnels et partenaires », Les

Annales de la recherche urbaine, n°44-45, Paris, Plan urbain, décembre 1989, p.207 et 211.

27 Lacaze J.P. Les méthodes de l'urbanisme, Paris, PUF, 1ère édition 1990, édition corrigée 1997, p.8.

28 Janvier Y., « Nouveaux enjeux de sociétés », in Martinand C. et Landrieu J., dir., L'aménagement en

question, Paris, DAEI, Adef, 1996, p.51.

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Reconnaître le rôle du politique dans l’urbanisme a conduit la recherche à mettre progressivement en évidence l’émergence de nouveaux métiers, qui mettent en œuvre des compétences stratégiques. L’urbaniste prendrait de plus en plus une position d’intermédiaire et de régulateur. En France, notamment, les urbanistes sont de plus en plus souvent amenés à jouer un rôle de médiateur, d’intermédiaire, de négociateur, de régulateur et de mise en relation des acteurs de l’urbanisme, en plus de leur traditionnel rôle d’expert29. Cette orientation de la profession conduit les urbanistes comme les chercheurs à s’interroger sur les conditions de l’action. « Le travail sur le projet négocié impose d’assimiler rapidement une connaissance pointue des systèmes d’acteurs qui font la ville, de leurs attentes, de leurs stratégies, de leurs pratiques »30. Ce recours à l’action stratégique mène en outre à distinguer les rôles et compétences entre l’architecte-urbaniste concepteur et l’architecte-urbaniste programmateur.

La profession appelle de ses vœux la définition de nouvelles compétences pour atténuer la prééminence actuelle des logiques techniques et s'intégrer dans des logiques dominantes de la négociation. « Les qualités essentielles qui apparaîtront nécessaires correspondent plus à un métier qu'à une compétence : il s'agit de maîtriser des combinatoires compliquées, et de savoir mettre en convergence, par la négociation, les positions exprimées et les comportements d'acteurs ayant des intérêts différents »31. Les savoir-faire correspondants sont principalement acquis par apprentissage et sans référence méthodologique. Ces situations d’apprentissage auraient déjà été reconnues depuis les années 1970 pendant lesquelles étaient prônée le mutual learning entre professionnels de l'aménagement et décideurs32. Le manque d’outil intellectuel disponible incite aujourd’hui les chercheurs à se tourner vers les initiatives et les tentatives des acteurs sur le terrain pour dégager des éléments de méthode.

Dans le prolongement de ces réflexions, l’urbanisme est aujourd’hui de plus en plus souvent analysé comme un système d’acteurs, comme le champ d’action des politiques publiques territoriales et un lieu d’appréhension des logiques de pouvoir local urbain ou

29Vaerpret G., « Experts ou médiateurs ? Les professionnels de l'urbanisme », Les Annales de la recherche

urbaine, n°37, Paris, Plan urbain, décembre 1987-février 1988, p.99.

30 Chadoin O., Godier P. & Tapie G., Du politique à l’œuvre, Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastian,

Système et acteurs des grands projets urbains et architecturaux, Paris, éditions de l’aube, 2000, p.214.

31 Janvier Y., « Nouveaux enjeux de société », op. cit., p.82.

32 Ghorra-Gobin C., « La planification aux États-Unis », op. cit., p.227.

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d’identification de communautés de politiques publiques33. Les professionnels seraient avant tout des acteurs à l’intérieur d’un système. Le champ d’action de ces praticiens de l’urbanisme ne serait pas seulement technique, mais de l’ordre de l’influence sur un système d’acteurs.

Dans cette perspective, l’urbanisme est également un espace de négociation. C’est le cas pour de nombreux grands projets urbains, en France notamment où il est considéré aujourd’hui que « l'aménagement est devenu un processus négocié plus qu'un projet finalisé »34, ce qui induirait une mise en cause des « modes de faire » en matière d'urbanisme. Les aménageurs, confrontés à la complexité de ces nouveaux jeux d'acteurs, auraient pour cela développé des savoir-faire complémentaires35 et négocier serait devenu une dimension de l’activité professionnelle. « Pour les architectes concepteurs, notamment, cela veut dire articuler un savoir créer, un savoir gérer et un savoir négocier »36.

L’urbaniste, dont l’action passe par la production d’un discours, est alors considéré à travers son rôle stratégique. « Les arguments [des urbanistes] peuvent être gérés comme des stratégies. […] Cette construction des problèmes […] est profondément politique car elle est nécessairement sélective : en focalisant l'intérêt sur certains sujets et non sur d'autres, elle détermine l'ordre des considérations et des interventions pour tout un éventail d'acteurs et de décideurs »37.

La recherche sur les systèmes d’acteurs met en évidence les rapports de pouvoir et les stratégies qui conduisent à choisir une option plutôt qu’une autre. Mais la question de la « boîte noire » de la décision n’est pas entièrement élucidée par ce type d’approche : pourquoi un choix plutôt qu’un autre ? La recherche sur la décision considère de plus en plus cette dernière comme un processus complexe. « La décision aujourd’hui est un récit

33 Dubois J., Communautés de politiques publiques et projets urbains, Étude comparée de deux grandes

opérations d’urbanisme municipales contemporaines, Paris, L’Harmattan, Logiques politiques, 1997, 324p.

34 Baietto J.P. et Frébault J., « De l’aménagement au management urbain », in Club des maîtres d’ouvrage

d’opérations complexes, L’aménageur urbain face à la crise, Paris, éditions de l’aube,, 1996, p.16.

35 Bourdin A., « L’émergence d’une nouvelle figure de l’aménageur » in Club des maîtres d’ouvrage

d’opérations complexes, L’aménageur urbain face à la crise, Paris, éditions de l’aube,, 1996, p.25-62.

36 Chadoin O. et alii, Du politique à l’œuvre, Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastian, Système et acteurs des

grands projets urbains et architecturaux, op. cit., p.221. L’auteur fait notamment référence à Benghozi P.-J.,

« Les sentiers de la gloire : savoir gérer pour savoir créer » in Charue-Duboc F., dir., Des savoirs en actions, L’Harmattan, 1995, p.50-87.

37 Forester J., « De l'anticipation dans l'analyse urbaine. Les pratiques normatives », op.cit., p.14.

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toujours interprétable, multirationnel, dominé par la multifinalité, marqué par la reconnaissance de plusieurs buts possibles, simultanés, en rupture »38. Les analystes des politiques publiques ne la considèrent pas toujours comme du seul ressort des acteurs politiques et la recherche sur les réseaux de politique publique intègre dans une même réflexion les actions des instances publiques et celle des acteurs de la société civile39.

Par ailleurs, la recherche sociologique autour des systèmes d’acteurs élargit la recherche et n’étudie plus seulement le registre tactique stratégique d’acteurs : les acteurs n’agiraient pas sur le seul registre tactique et stratégique, mais sur une pluralité de registres d’action (dont le précédent fait partie) qui se croisent, se mêlent, s’enchevêtrent parfois autour d’une seule et une même idée40. La recherche sur les réseaux de politique publique met également l’accent sur cette difficulté. « L’explication par la logique de l’intérêt apparaît cependant insuffisante. La notion de réseau sous-entend la notion de stabilité de l’échange alors que les intérêts des participants peuvent se modifier rapidement. C’est pour cela que certains auteurs ont mis l’accent sur l’importance des valeurs communes dans la stabilisation de l’interaction »41.

L’action à la croisée des disciplines

La recherche sur l’urbanisme comme action est interdisciplinaire. Certes, la ville est un lieu de réflexions croisées qui invite à un « effort interdisciplinaire »42 et la pratique de l’urbanisme l’est elle-même, portant un regard sur l’urbain qui emprunte aux concepts développés par de nombreuses disciplines (géographie, économie, droit, démographie, politique, sociologie...)43, mais ce n’en est pas la raison principale.

L’interdisciplinarité de la recherche sur l’urbanisme répond, de mon point de vue, à celle qui caractérise les sciences de l’action. Les concepts et notions, qui entourent l’analyse de

38 Sfez L., La décision, Paris, Puf, 1994, 1ère édition 1984, p.122.

39 Le Galès P. et Thatcher M., dir., Les réseaux de politique publique, Débat autour des policy network, Paris,

L’Harmattan, Logiques politiques, 1995, 272p.

40 Lafaye C., La sociologie des organisations, Nathan, 1996, p.92.

41 Hassenteufel P., « Do policy network matter ? Lifting descriptif et analyse de l’État en interaction », in LE

Galès P. et Thatcher M., dir., Les réseaux de politiques publiques, Débat autour des policy network, Paris, L’Harmattan, Logiques politiques, 1995, p.98.

42 Roncayolo M., « Une nécessaire interdisciplinarité… », Le courrier du CNRS, n°81, La ville, Paris, CNRS,

été 1994, p.7.

43 Voir Paquot T., Lussault M. et Body-Gendrot S., La ville et l’urbain, l’état des savoirs, Paris, La

découverte, 2000, 440p.

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l’action, de la décision, de la négociation, des choix, des organisations, des acteurs, des référentiels de l’action…, sont à la croisée de plusieurs champs disciplinaires — analyse des politiques publiques, sociologie des organisations, droit, philosophie politique, sociologie, histoire des théories de l’urbanisme, géographie —, même s’ils n’y sont pas toujours désignés sous les mêmes termes. C’est donc à partir de ces champs disciplinaires que le projet d’urbanisme est analysé dans cette recherche, utilisant des croisements, établis ou non, dans une démarche empirique, peu académique, mais à visée scientifique, qui cherche moins l’avancée dans une seule de ces disciplines que de démêler les nœuds de l’action en urbanisme et les croisements disciplinaires qu’il contient. Ce travail se situe ainsi dans une recherche interstice que l’on trouve aussi dans les « sciences » de la ville. « Que savons nous de la ville et de l'urbain ? Beaucoup de choses et certainement pas tout. Qui nous renseigne ? Les disciplines ayant pignon sur rue, mais aussi quelques contrebandiers et autres maraudeurs, qui s'approprient sans vergogne des théories et des concepts empruntés aux uns et aux autres et n'hésitent pas à traverser les frontières disciplinaires »44.

Évolution conjointe de la problématique et des champs disciplinaires de référence

Les références aux différents champs disciplinaires n’ont pas été les mêmes tout au long de cette recherche et ont évolué au contact du terrain.

Avant de chercher à identifier les principes à partir desquels les acteurs élaborent et mettent en œuvre les projets urbains, l’idée initiale de cette recherche consistait à mettre en évidence les méthodes d’action qu’utilisent les seuls professionnels de l’urbain (architectes, urbanistes, aménageurs, bureaux d’études…) pour réaliser leur mission lors de la seule mise en œuvre d’un projet d’intégration des quartiers irréguliers. Les questions posées étaient nées d'une interrogation professionnelle : pouvait-on mettre en évidence des méthodes, des principes d'action, des règles pour agir, qui pourraient structurer ou alimenter cette praxis ? Sans chercher à donner de recettes ou des solutions à des problèmes identifiés, des façons de faire (au départ, je pensais, par exemple, à des

44 Paquot T., « Études urbaines ou « science » de la ville et des territoires », in Paquot T., Lussault M. et

Body-Gendrot S., dir., La ville et l’urbain, l’état des savoirs, op. cit., p.11. L’auteur poursuit de façon critique « La transdisciplinarité « sauvage » a le mérite de révéler les zones d'ombre du savoir

institutionnel souvent victimes des modes intellectuelles, des pouvoirs et des rivalités entre les mandarins et leurs équipes, des inerties des uns et du découragement des autres... ».

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méthodes de participation, de négociation ou autres approches bottom-up, ou à des méthodes de financement partagé…) pouvait-elles être érigées en règles ? Les manuels disponibles sur la question du traitement des quartiers irréguliers réalisés par les institutions internationales vouées au développement45 semblaient éloignés des façons de faire des praticiens sur le terrain et il semblait possible de partir de l’analyse de cette pratique professionnelle pour trouver des règles d’action. Des régularités semblaient pouvoir être identifiées en analysant la pratique des professionnels dans plusieurs projets dans une recherche comparative sur plusieurs continents.

Malgré de très nombreuses recherches sur l’analyse des projets ou des politiques de régularisation et d’intégration des quartiers irréguliers, peu d’outils théoriques existaient dans ce champ pour travailler sur les méthodes d’action de leurs acteurs. Pour commencer cette recherche, plusieurs postulats avaient été posés permettant l’utilisation d’autres domaines de recherche.

Premier postulat : les professionnels sont avant tout des acteurs à l’intérieur d’un système et l’analyse d’un projet urbain gagnerait à être nourrie par l’utilisation des outils développés dans le cadre de la sociologie des organisations46. L’idée rejoignait les recherches, citées plus haut, sur l’urbanisme comme système d’action. L’hypothèse était que le champ d’action de ces praticiens de l’urbanisme n’était pas seulement technique, mais de l’ordre de la gestion d’un système d’acteurs, que ce soient les acteurs qui ont mission de mener le projet à bien, ou ceux qui sont concernés, de près ou de loin, par le changement (physique, social, politique…) imposé par la réalisation du projet.

Le second postulat est issu de la recherche sur l’analyse des politiques publiques47 — les opérations de régularisation et d’intégration des quartiers irréguliers font souvent partie de politiques publiques (sociale, urbaine…). Il était entendu que la phase de la mise en œuvre, pendant laquelle des actes et des effets sont générés à partir d’un cadre normatif d’intentions, de textes et de discours, n’était pas la simple étape exécutive d’un programme

45 Par exemple Bamberger M. et Hewitt E., Le suivi et l’évaluation des programmes de développement

urbain, Manuel à l’intention des directeurs de programme et des chercheurs, Washington, Banque mondiale,

1988, 287p. ou Godin L., Préparation des projets d’aménagement, Washington, Banque mondiale, 1987, 217p.

46 Notamment dans les ouvrages de Friedberg E., Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée,

Paris, Seuil sociologie, 1993, 405p. et de Crozier M. et Friedberg E., L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, 500p.

47 Muller P. et Surel Y., L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrétien, 1998, 156p.

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d’action et le lieu de dysfonctionnements probables, comme la présente, par exemple, la description des phases de projet définies par la Banque mondiale. La mise en œuvre était considérée comme le lieu où se révèlent des questions centrales, les réels enjeux et un changement de rapport de forces qui pouvait mener à rectifier le projet. Les théoriciens des politiques publiques sont en effet passés d’une représentation linéaire à une approche systémique qui habilite la mise en œuvre comme une activité constituante du système politique, étape instable dans un processus mû par un « principe de circularité »48. Une politique publique serait ainsi autant conditionnée par son exécution que par la décision, la mise en œuvre participant pleinement à l’élaboration de cette politique, d’autant plus lorsque celle-ci est au départ opérationnellement vague ou à vocation abstraite. La décision n’est ainsi jamais définitivement acquise, même lorsqu’elle est entre les mains des exécutants, et la mise en œuvre a des effets rétroactifs sur la politique, qu’elle contribue à définir, formant système avec elle tout en la mettant en place.

L’analyse des politiques publiques relie le rôle des acteurs dans la production de ces politiques à la notion de théorie du changement social. Dans le cadre de l’analyse de la mise en œuvre, le terme n’est pas entendu comme une théorie générale sur le changement : « Il n’existe pas de théorie générale du changement social et il est impossible d’en concevoir une, puisqu’elle serait une théorie générale de l’histoire »49. Le terme est entendu comme une théorie sur l’anticipation du comportement des acteurs au cours du processus que l’on veut mettre en œuvre, comme la définition d’une relation de cause à effet entre l’action définie et les résultats souhaités, comme la définition de la manière de transformer un tissu social par l’application d’un programme. Dans ce sens, la théorie du changement social se repère dans le contenu de la politique, c’est-à-dire dans le schéma prescriptif (le programme d’action, ses objectifs, les instruments d’action) et à travers les réalisations. Elle se révèle également en confrontant l’analyse du contenu de la politique à une étude du tissu social réel sur lequel l’action est sensée se porter. La mise en œuvre devait donc être analysée à la fois comme un révélateur particulièrement important de la théorie du changement social et un des principaux lieux de son évolution.

48 Meny Y.et Thoenig J.-C., Politiques publiques, Paris, PUF, 1989, p.248.

49 Mendras H. et Forsé M., Le changement social, Tendances et paradigmes, Paris, Armand Colin, 1983, p.7.

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Troisième postulat, issu du précédent et qui rejoint la recherche et les questionnements sur les professionnels de la ville et sur leurs modes de faire50 : toute l’action n’est pas dictée par le programme, et une grande part de la façon dont est réalisé (ou non réalisé) le projet se situe dans les principes et méthodes dont sont porteurs les professionnels en charge de le mettre en œuvre. Or, dans le système d’action réel de la phase de mise en œuvre, les méthodes des professionnels étaient susceptibles d’avoir un impact crucial sur la poursuite de la définition du projet. Ce sont ces méthodes d’action que la recherche se proposait de mettre en évidence. Pour cela, il était envisagé de mettre en regard le programme d’action (et la théorie du changement social dont il est porteur) et sa mise en œuvre, puis analyser ce qui était réalisé comme prévu et ce qui ne l'était pas et observer dans ce cadre les modes de faire des responsables du projet et leur gestion des intérêts des personnes impliquées dans le processus.

Du terrain au sujet

La situation au Liban n'est pas, au premier abord, caractéristique de celle des pays sur lesquels se focalise la recherche sur l’intégration des établissements irréguliers. Formés principalement pendant la guerre, les quartiers illégaux libanais sont pour la plupart localisés dans une seule région, la banlieue sud de Beyrouth, où ils ne concernent qu'une part peu importante de la population de l’agglomération (de 10 à 15 %). Cependant, les objectifs du projet Élyssar et les moyens mis en place pour le réaliser le situent dans la tendance de plus en plus fréquente, dans les pays en développement, à vouloir intégrer les quartiers irréguliers à la ville en combinant l'implantation d'infrastructures et d’équipements, la restructuration physique et la régularisation juridique, en lieu et place des attitudes de laisser-faire ou d’éviction par la force qui prévalaient auparavant. Par ailleurs, comme dans la plupart des projets actuels qui visent à intégrer les quartiers irréguliers dans la ville51, Élyssar se situe à l’articulation d’une politique à l’échelle du pays

50 On peut se référer par exemple à Lacaze, J.-P., Les méthodes de l’urbanisme, Paris, PUF, 1990, 128p.

Martinand C. et Landrieu J., dir., L'aménagement en question, Paris, DAEI, Adef, 1996, 242p. et à Club des maîtres d’ouvrage des opérations complexes, L’aménageur urbain face à la crise, Paris, éditions de l’aube, 1996, 254p.

51 Clerc V., Restructuration de quartiers dans les pays en développement : méthodes actuelles de mise en

œuvre, Paris, Institut français d’urbanisme, Université Paris VIII, Université Paris I, École nationale des

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(ici la politique de reconstruction) et d’une prise en compte des acteurs locaux, en l’occurrence les représentants de la population de la banlieue sud, principalement les partis chiites Amal et Hezbollah.

La confrontation avec le terrain a fait évoluer la problématique de recherche initiale, pour plusieurs raisons.

Premièrement, contrairement à ce qui se passe dans de nombreux projets de régularisation de quartiers irréguliers dans le monde, notamment ceux qui sont conçus par des institutions internationales, la mise en place d’Élyssar n’est pas le fait d’un aménageur unique et facilement identifiable, chef d’orchestre responsable devant l’État et les bailleurs. Le projet est issu des interventions de nombreux acteurs, techniques et politiques, interagissant constamment et constituant plusieurs systèmes d’action qui se succèdent dans le temps.

Deuxièmement, la distinction elle-même entre acteurs techniques et acteurs politiques est apparue peu pertinente ici, car les seuls objectifs, techniques ou politiques, ne permettent pas de caractériser la nature des interventions dans la définition des termes du projet. De fait, il est apparu que, contrairement à ce qui était fréquemment affirmé, des acteurs politiques participaient au processus par de réelles interventions techniques, tandis que des acteurs techniques étaient guidés dans leur travail par leurs convictions sociales ou politiques. Ce n’était donc plus les façons d’agir des seuls professionnels de l’urbain qu’il devenait pertinent de prendre en compte, mais celles de l’ensemble des acteurs qui ont une influence sur le projet.

Troisièmement, focaliser l’analyse d’Élyssar sur la seule phase de la mise en œuvre s’est avéré restrictif. D'abord, la séparation entre les périodes de la mise en place et de la mise en œuvre est difficile car elles se sont superposées entre le décret de création, en 1995, de l’Établissement public Élyssar, correspondant au début de la mise en œuvre, et la réalisation en 1997 des plans de détails et du rapport final établissant le programme d’action. La phase de la mise en œuvre démarre avant la fin de la mise en place du projet : les plans détaillés et le rapport de présentation du projet ont été achevés deux ans après le début de la mise en œuvre et intègrent déjà des modifications de fond par rapport à la programmation initiale. Ensuite, si l’on considère la mise en œuvre comme la poursuite des

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