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3 Superposition de droits et enjeux fonciers

I--------------------- I Un acte pour deux ventes :

45% des parts de Tabet et 15% de celles de Saba dans

la parcelle Mdaoura13 4 décembre 1906 Habib Ghanem (pour le suivant) I Vente des parts par acte n

°1343 enregistré au tribunal du Metn. L’achat porte en tout sur 60% des parcelles Mdaoura et cheikh el Dahra14 23 octobre 1908 Edouard Nice, pour le Société égyptienne d’études et travaux Illustration 2-16 195

des terrains de la plaine d’Ouzaï jusque dans les années 1950 — par exemple à nouveau en 1935 pour la parcelle Chiah 187 — et détenaient de nombreux terrains ou parts de terrains sur ce territoire au moment de la réalisation du cadastre dans les années 1930 (voir illustration 2-17). Par ailleurs, rapidement après l’achat par le cheikh Rifaï puis à la mort de celui-ci, des parts de la plaine et des parcelles sont vendues. Par exemple, une vente au nord de la plaine a été réalisée dès le 13 chaaban 1278 de l’Hégire, soit le 12 février 1862, six ans après l’achat du terrain, au profit de Toufic Georges Janhou190.

3.1 Apparition progressive des contradictions foncières

Ces ventes et ces conflits rendent visibles la division la plaine d’Ouzaï et son appartenance à des propriétaires privés. Ils font par ailleurs apparaître des superpositions de droits sur certaines de ses parties à partir de la seconde moitié des années 1870, là où les villages faisaient un usage mouchaa de leurs terrains.

3.1.1 Visibilité progressive de la superposition des catégories foncières et des droits

Jusqu’à ce moment, nombreux sont ceux qui ne connaissent pas l’appartenance du terrain ou pensent encore que les terrains sont des terrains mouchaa des villages de Chiah, Bir Hassan et Haret Hreik. Par exemple lors de la réalisation du cadastre, au début des années 1860, la vente à Rifaï ne semble pas connue191. Seules les propriétés des émirs Chéhab et le mouchaa sont pris en compte, comme l’indique un passage de l’argumentation cité dans le jugement des sables : « les sables possédés par les émirs ont été cadastrés au moment de l'ancien cadastre et ont été considérés comme une annexe des propriétés agricoles et ceux d’entre eux192 qui n’ont pas été cadastrés ont été considérés comme des terrains à

190 Cette acte est cité dans le résumé des réclamations consignées dans le procès-verbal de délimitation de la

parcelle 187 (date d’ouverture des travaux du 17/2/1931), et sa valeur est confirmée par l’attribution d’une parcelle à ce propriétaire après lotissement et jugement du 13/11/1935. L’emplacement de l’ancienne route de Saïda a suscité des polémiques. Deux anciens tracés étaient possibles, distants de deux kilomètres l’un de l’autre, comme l’avait mis au jour Joseph Naggear lorsqu’il était expert dans le jugement sur la route de Saïda en 1933-34 (Entretien avec Joseph Naggear). Le tracé retenu apparaît sur deux cartes anciennes : « Itinéraire de Beyrouth à Tripoli, présentant les Provinces Occidentales du Liban septentrional », dressé par Abdallah N. Tohmeh, ancien élève à l’Université Saint Joseph de Beyrouth, slnd, échelle métrique ; et « Carte de la Syrie méridionale comprenant les montagnes du Liban et de l’Anti-Liban et des territoires des Drouzes et des Maronites jusqu’à l’est de Damas », dessinée et cartographiée par Henri Hiepiert, Berlin, août 1860, Paris, Librairie Chalmabel, Berlin, Reimer D., 1/300.000.

191 « L’acte est antérieur à la réalisation du cadastre. (…) Cette propriété aurait pu être indiquée, quand la

limite de Bourj el-Brajneh a été dessinée 10 ans plus tard, comme passant à coté de la propriété de Rifaï. »

République libanaise, L’affaire des sables, op. cit., p.53-57.

192 En arabe minha : parmi eux, c’est-à-dire « parmi les sables des émirs ».

2-17. Les propriétaires reconnus par le cadastre au centre de la plaine d’Ouzaï

dans les années 1930

La partie centrale de la plaine d’Ouzaï, entre Beyrouth et la Zone des sables et ses abords à l’est ont été cadastrés à partir de 1931 dans la circonscription foncière de Chiah (feuille 20 à 24 voir plus haut la situation de la plaine d’Ouzaï par rapport aux découpages du cadastre). Au moment de la réalisation des procès verbaux de délimitation, entre 1932 et 1937, les terrains y appartiennent à quatre groupes de propriétaires principaux :

les héritiers de cheikh Moustafa Rifaï ou T.G. Janhou à qui il a vendu (b.f. 1910-1911) les héritiers de Khalil Naoum Tabet

la Société égyptienne d’études et travaux

les municipalités de Chiah et Haret Hreik (mouchaa en indivision) (•) Terrains dont la propriété est partagée avec d’autres

Sources : Cadastre de Baabda, Procès verbaux de délimitation ; Village de Chiah, circonscription foncière numéro 7 (Baabda), feuilles 20 à 24 ; et arrêté 67LR du 26/03/1936 pour l’expropriation pour l’aérodrome.

Illustration 2-17

l’abandon (mouhmala) ou (comme) mouchaa du village. »193. La vente des sables au cheikh Moustafa Rifaï n’était donc apparemment pas connue (ou reconnue), d’après cette source, par ceux qui ont réalisé le cadastre ottoman. Les sables sont considérés comme appartenant aux émirs et/ou aux villages. Que cela soit la conséquence des troubles qui ont ravagé la région, d’un déficit de fonctionnement de l’administration ottomane — ou de l’organisation sociale au Mont-Liban — pour ce qui est de la publicité foncière, de nombreux facteurs peuvent être invoqués pour expliquer cette mauvaise connaissance de la situation foncière locale par ceux qui auraient dû la connaître et l’apparition d’une superposition de droits. Toujours est-il que le passage de ces terrains à la propriété privée — à moins que ce ne soit l’incompatibilité entre les catégories foncières mulk et métrouké murefeké — reste également ignoré des membres du Conseil administratif du Mont-Liban et du responsable du cadastre de Beyrouth (dont ces terres dépendent à cette époque, cf. plus haut, « une zone frontière »), jusque et y inclus le jugement de 1874, que nous avons appelé ci-avant et décrit comme « la première affaire des sables ». Celui-ci réintègre les sables de Beyrouth dans le Mont-Liban au motif qu’ils sont des mouchaa des villages avoisinants, alors que la plaine est vendue depuis presque vingt ans par quelqu’un qui en était devenu propriétaire privé des années auparavant.

Nous avons vu plus haut que le levé cadastral signale l’existence de mouchaa sur les sables appartenant à l’émir Béchir Qassem Chéhab. On ne sait s’il s’agit du terrain revendiqué par la municipalité de Bourj Brajneh. Mais en évoquant l’existence d’un tel terrain parmi les terres de l’émir Chéhab, le rapport qui relate la réalisation du cadastre ottoman fait apparaître la superposition, sur des mêmes terrains non cadastrés, d’un terrain mouchaa et d’une propriété privée, celle des émirs. Si l’on reprend les termes du rapport, les sables dits « possédés » par les émirs Chéhab ne pouvaient l’être qu’en propriété privée. Il ne peut être question ici de possession au sens de territoire gouverné, car le cadastre ottoman a été entrepris après l’abolition des privilèges des mouqâta‘ajî (1860) et surtout après la fin du gouvernement des Chéhab sur ce district (1842). La propriété privée des émirs comportait donc à cette époque des terrains mouchaa en son sein. On est alors dans une phase de superposition non seulement de droits, mais de catégorie foncière et de propriété : les terres mulk, propriété privée de l’émir Chéhab et les terres mouchaa, c’est-à-dire ici métrouké murefeké, dont la nue-propriété appartient à l’État. La superposition est explicite. Un

193 Extrait du rapport de Rachad Jisr et Toufic Hamadé cité in République libanaise, L’affaire des sables, op.

cit., p.223.

certain nombre d’actes indiquent de la même façon que le mouchaa est la propriété des émirs194. Il est possible que, dans l’utilisation du terme mouchaa, seule la dimension d’usage ait été entendue alors ; la superposition n’aurait alors apparemment pas semblé incompatible en termes de propriété. Dans un premier temps seulement. La contradiction ne pouvait qu’apparaître au grand jour.

3.1.2 Des solutions différentes à la superposition des droits dans la plaine d’Ouzaï

C’est jusqu’en 1876 que les deux statuts de propriété privée et de mouchaa semblent avoir été reconnus simultanément. La situation ne pouvait durer, le domaine éminent d’un terrain ne pouvant pas appartenir à deux propriétaires, en l’occurrence d’un côté les héritiers Rifaï et ceux à qui ils ont vendu, et de l’autre l’État pour les terrains mouchaa. Deux procès, en 1876 et 1878, ont contribué à résoudre cette contradiction. Car les conflits s’étaient multipliés : entre Cheikh Moustafa Rifaï et M. Tabet ; entre les héritiers Rifaï ; entre eux et les héritiers de la famille Tabet ; et entre les propriétaires des terrains — et en particulier Moustafa Rifaï et ses héritiers — et les villages de Chiah et de Bourj Brajneh, dont les habitants réagissent à l’appropriation des terres mouchaa des villages.

Un premier jugement « définitif » du Tribunal d’appel du Mont-Liban a lieu en 1876 (le 10 maïs 1293). Il tranche dans le conflit né sur ces terres entre les deux familles Tabet et Rifaï, et il tranche également le litige qui oppose ces derniers aux habitants de Bourj Brajneh qui réclament l’usage de leurs terres collectives au sud d’Ouzaï. Ces derniers obtiennent seulement un droit de passage sur les terres réclamées (voir plus bas).

Un second jugement en 1878 (1295)195 concerne également les héritiers des familles Rifaï et Tabet. Il reconnaît une parcelle de Jnah comme terrain mouchaa à la disposition des

194 « Vu ce qui figurait dans d’autres actes selon lesquels ce mouchaa est la propriété des émirs… »

République libanaise, L’affaire des sables, op. cit., p.223. Dans ces actes, le terme mouchaa a été interprété par le tribunal comme « copropriété des émirs. » Cette traduction est possible, mais il paraît curieux que plusieurs actes expriment de cette façon ce qui se dirait naturellement autrement. Ce qui est vraisemblable, c’est que ces actes disaient bien que le mouchaa était propriété des émirs, mais que le tribunal devait rendre un jugement et devait arbitrer entre propriété des émirs et propriété mouchaa . Pouvait-il dire que le terrain était à la fois totalement propriété des émirs et totalement propriété mouchaa, comme cela avait été le cas auparavant. Comme il ne pouvait pas revenir sur le fait que le terrain avait été la propriété des émirs, car il est vraisemblable que cela aurait été faux, il s’en est sorti par l’utilisation des différents sens du mot mouchaa. La propriété mouchaa, qui avait commencé à disparaître en 1876, n’a donc pas été réhabilitée quatre-vingts ans plus tard.

195 Il n’est pas impossible que ces deux jugements se suivent dans la même affaire : le procès oppose les

mêmes parties également sur des terrains de la plaine d’Ouzaï.

habitants de Haret Hreik et Chiah. « Un litige ayant survenu depuis plus de 60 ans entre les consorts Tabet et Hajj Moustafa Rifaï sur des parcelles sises dans les localités de Haret Hreik et Chiah, parmi lesquelles se trouvait la parcelle litigieuse, fut vidée par un arrêt de la Cour d’Appel de l’ancien Mont-Liban en date de 1295 Hégire [...] : « Une parcelle sablonneuse sise au nord du marabout (Cheikh el-Dahra) [ce marabout était situé dans l’actuel quartier de Bir Hassan] à une distance de 100 mètres du code nord jusqu’aux limites de la ville de Beyrouth au nord et jusqu’aux limites de la mer à l’ouest ; de la en ligne droite vers l’est jusqu’à la route de Saïda, est un terrain mouchaa mis à la disposition des habitants de Haret Hreik et de Chiah et que le rivage de la mer dénommé ci-haut limité est un terrain mouchaa mis à la disposition du public et personne ne peut en disposer ou s’en approprier. »196. L’attribution de ce terrain mouchaa de Jnah aurait également correspondu à un droit de passage qu’aurait obtenu les habitants de Haret Hreik et Chiah pour accéder à la mer : « la cour a estimé que la parcelle sablonneuse [...] doit être mise à la disposition des habitants de Haret Hreik et Chiah et ce pour avoir accès à la parcelle sise au bord de la mer et dénommée Jnah et que cette dernière est [...] est un terrain mouchaa mis à la disposition du public et que nul ne peut en disposer ou s’en approprier » 197. Mais ce droit de passage vers la mer, qui aurait été calculé de façon large, est devenu droit de propriété sur un terrain, contrairement à ce qui s’est passé pour Bourj Brajneh. Nous n’avons pu élucider les raisons de cette différence. Sans doute les différences n’étaient-elles pas aussi affirmées au début qu’elles l’ont été par la suite : elle se seraient accentuées avec le temps, l’histoire de ces deux parcelles divergeant bien avant l’arrivée des Français et la réalisation du cadastre. On peut noter par exemple que, bien que les droits des villages sur la parcelle de Jnah aient été par la suite entièrement reconnus par l’administration, les origines de l’attribution, elles, sont mal connues, comme le montre la note apposée dans le procès-verbal de délimitation de cette parcelle à la rubrique « nomenclature des titres et actes remis par les comparants ci-annexés relatifs aux droits de possession des immeubles » : « il nous a été difficile de reconnaître la provenance dudit bien fond par ses propriétaires »198. Ces droits ont été contestés jusqu’aux environs de 1935, date à laquelle un descendant de Moustafa Rifaï intente, manifestement sans succès,

196 Cité par Requête et conclusions d’appel, à Messieurs les présidents et conseillers composant la cour

d’appel civile de Beyrouth, du Gouvernement libanais du jugement rendu par le tribunal du Mont-Liban en date du 13 juillet 1938,sub.N°10/37 en l’affaire pendante entre le Gouvernement libanais et les Municipalités de Chiah et Haret Hreik sur la parcelle Jnah. (215 Chiah), le 22 août 1938, pp.3-5.

197 D’après des entretiens et d’après un certain « Cheikh Youssef el Khatib », cité par Requête et conclusions

d’appel, op.cit., pp.3-5.

198 Procès-verbal de délimitation de la parcelle 188, procédé le 17/04/1931 (date d’ordonnance d’ouverture

des travaux 17/02/1931).