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LES QUARTIERS IRRÉGULIERS DE LA BANLIEUE SUD-OUEST, POCHES DE L’HISTOIRE FONCIÈRE ET URBANISTIQUE

La question de l’irrégularité dans la ville est un thème récurrent de l’urbanisme, dont la règle et la norme sont les outils principaux. Ces règles sont imposées à la population par l’urbanisme réglementaire ou directement appliquées dans les projets de l’urbanisme opérationnel. Parler de l’irrégularité ou de l’illégalité des quartiers, c’est aborder directement la manifestation des difficultés de l’application de l’urbanisme.

La régularité est déterminée positivement (toutes les règles sont respectées), tandis que l’irrégularité est généralement définie négativement (une règle, au moins, n’est pas respectée), plutôt que par l’addition de ses différents cas de figures de l’irrégularité, tant ceux-ci sont nombreux1. Cette définition mène à établir des catégories et des degrés d’irrégularité en fonction de la nature, du nombre et de l’importance des règles enfreintes. Or, dans de nombreux cas, la régularité au regard de certaines règles et l’irrégularité vis-à- vis d’autres sont simultanées dans une même situation et, par ailleurs, certaines infractions sont parfois tolérées ou, du moins, non sanctionnées dans les faits. Les limites entre légalité et illégalité urbaine, et par suite la normalité (conformité à la norme), s’en trouvent en certains cas difficiles à appréhender. De surcroît, le non-respect des règles formelles se double souvent de la conformité à des règles informelles2 et la dérogation à la règle est parfois si répandue qu’elle remet en cause sa pertinence et participe d’un processus de régulation qui fait évoluer la règle3. La pertinence de la catégorisation par irrégularités ou par type de superposition d’irrégularité trouve ici des limites.

L’urbanisme organise l’espace principalement à travers des règlements d’urbanisme, de la construction, de lotissement…, lesquels édictent des normes pour l’organisation spatiale, son fonctionnement et sa qualité (directives sur les formes, dimensions, espacements, tracés, distances, qualité, raccordements, localisation des fonctions…). L’urbanisme

1 Voir Razzaz O., Law, Urban land tenure and property disputes in contested settlements : the case of

Jordan, thèse de doctorat, Cambridge (Massachussets), Harvard University, May 1991, 336p.

2 Razzaz O., « The informal sector and new institutionnalism : theoretical and policy implications », papier

non publié, 9/9/1996, 23p.

3 Reynaud J.-D., Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1997,

p.19 et Signoles P., « Acteurs public et acteurs privés dans le développement des villes du monde arabe », in Signoles P., el-Kadi Galila et Sidi Boumedine R., dir., L’urbain dans le monde arabe, Politiques, instruments

et acteurs, Paris, CNRS éditions, 1999, p.38.

commande la conformité à la règle ; par voie de conséquence, il dicte les formes qu’impose cette règle. L’irrégularité est dès lors bien souvent définie par les urbanistes autant en des termes légaux (irrégularité, illégalité) qu’en des termes formels (irrégularité, désordre).

Irrégularité et espace

Ce glissement de la règle à la forme peut être effectué dans l’analyse des irrégularités de l’espace urbain au Liban. On y distingue trois groupes principaux d’irrégularités : l’illégalité vis-à-vis de la propriété (squat d’appartement ou de terrains), irrégularité vis-à- vis des règles de la construction et irrégularité vis-à-vis des règles de l’urbanisme. Ces irrégularités se cumulent, formant plusieurs types d’agrégats d’irrégularités, en différents lieux.

Les « squats » de logements sont répartis dans les appartements et espaces bâtis désertés en raison de la guerre. Ils affectent peu la forme de la ville mais contribuent au délabrement de ses bâtiments. Depuis la fin de la guerre, la restitution de leurs biens aux propriétaires est effectuée au travers d’une Politique nationale de retour des déplacés, lesquels y avaient souvent trouvé refuge. Réparties de même sur l’ensemble du territoire libanais, les contraventions des bâtiments aux règles de la construction et de l’urbanisme (particulièrement pour ce qui est des COS et des hauteurs) est omniprésente au Liban. Des politiques de régularisation des infractions tentent régulièrement de normaliser la situation (la dernière date de 1994). Quelques exceptions notoires mises à part, ces dernières infractions restent contenues : les règles de la construction et de l’urbanisme commandent fortement la forme de la ville4. Ces deux types d’irrégularité, squat de logements et irrégularité de la construction, sont présents de façon diffuse dans pratiquement toutes les agglomérations libanaises.

Les autres irrégularités sont regroupées dans des espaces circonscrits ou des quartiers. Dans certains d’entre eux (comme Hay5 el-Selloum en banlieue sud-est de Beyrouth), les deux types précédents de contraventions se combinent avec des irrégularités dans les procédures de lotissement et de division des terrains. Cette dernière irrégularité a la particularité de provoquer des tracés de voiries non conforme à la planification et ses

4 El-Achkar É., Réglementation et formes urbaines, Beyrouth, Cermoc, 1998, 180p. 5 Hay signifie « quartier » en arabe.

normes, ce qui rend ces établissements repérables morphologiquement. Dans d’autres (comme Ouzaï), souvent appelés, au Liban, quartiers illégaux (nous utiliserons ce terme en ce sens), toutes ces irrégularités se combinent avec l’occupation des terrains par d’autres personnes que leurs propriétaires, sans l’accord de ces derniers. Le terme de squat de terrain y est couramment utilisé. La plupart de ces quartiers illégaux sont situés en banlieue sud-ouest de Beyrouth, et sont inclus dans le périmètre de l’opération d’urbanisme Élyssar. Les terrains illégalement occupés sur le domaine public du littoral sont du même type. Mais, la localisation des terrains en ligne au bord de la mer et leur utilisation à des fins généralement balnéaires ne favorisent pas la constitution de quartiers et n’affectent que peu la forme urbaine. Cas à part, les camps palestiniens, dans leurs limites définies par l’UNRWA, ne sont pas irréguliers d’un point de vue foncier, contrairement généralement à leurs extensions. Le droit de l’urbanisme ne s’y est pas appliqué et l’on y trouve de très fortes densités et un tissu de formes irrégulières.

Lieux d’irrégularités ?

Les lotissements irréguliers et les quartiers illégaux sont des quartiers ou des lieux circonscrits, c’est-à-dire que les irrégularités qui leur sont propres sont localisées. Les développements irréguliers semblent s’être développé sur certains terrains en particulier. Plutôt que de recenser les multiples sortes de superpositions d’irrégularités qui sont regroupées dans un même espace, nous avons cherché à comprendre les facteurs qui, liés un espace particulier, permettent le développement de l’irrégularité. Pour les lotissements irréguliers et les quartiers illégaux, s’est alors posée la question de la compréhension de la formation de ces quartiers non pas ce qui la motive du côté de la « demande » de terrains, mais ce qui la rend possible du côté de ce qui tient lieu de « l’offre » spatiale qui a permis leur implantation. Pourquoi l’occupation illégale s’est développée sur ces terrains et non sur d’autres ? À la question générale « Pourquoi des quartiers irréguliers ? » s’est donc substitué la question « Pourquoi des quartiers irréguliers là et pas ailleurs ? ». Il ne s’agissait donc pas de rendre compte des causes de l’occupation illégale en tant que fait, mais des conditions déterminant ses lieux d’inscription.

À la fois des groupes d’hommes et territoires6, les quartiers irréguliers peuvent être appréhendés à l’aune des multiples questions, spatiales, légales, techniques, sociales, politiques, humaines…, qu’ils soulèvent. Deux autres raisons justifiaient d’aborder ces questions par la dimension spatiale. La première tient à l’exigence de fond d’adopter le point de vue de l’urbanisme, dont l’objet a été défini plus haut : « organisation spatiale des établissements humains ». La seconde est liée aux conditions de la recherche. Sans maîtrise de la langue arabe, il était préférable d’investiguer sur l’espace, le foncier et l’urbanisme, sujets pour lesquels il était possible de consulter des écrits et d’interroger des acteurs francophones ou anglophones. Il était en revanche difficile de mener une enquête approfondie sur les raisons du développement de ces quartiers liées à la « demande » d’habitat irrégulier, c’est-à-dire auprès de ceux qui ont investi ces terrains et auprès de la population qui est venue s’y installer. Ce deuxième volet sera cependant développé dans la troisième partie, en même temps que les représentations qu’en ont les acteurs et les observateurs du projet Élyssar7.

Cette recherche a été focalisée sur les quartiers dont Élyssar veut régler la situation, c’est- à-dire les quartiers situés dans son périmètre. Ce sont tous des terrains dits illégaux, c’est- à-dire que la plupart de leurs occupants n’en sont pas les propriétaires légaux. Dans ce périmètre, les quartiers illégaux présentent une diversité maximale de situations irrégulières, puisqu’elles cumulent les multiples combinaisons d’occupation du bien d’autrui et du non-respect des règles d’urbanisme, de lotissement et de construction.

Cette partie aborde donc la question de « l’offre » de terrains pour la création et le développement des quartiers irréguliers. Elle est introduite par une réflexion spatiale, celle de la morphologie urbaine, laquelle reflète leur irrégularité. Elle se poursuit sur trois sujets principaux qui, directement liés aux terrains et territoires qu’ils occupent, déterminent l’emplacement des quartiers irréguliers : l’histoire urbanistique des terrains considérés, l’histoire foncière des quartiers et l’attitude des propriétaires. Chaque quartier irrégulier situé dans le périmètre d’Élyssar est lié par ces trois sujets, mais ils sont plus marqués par l’un ou l’autre d’entre eux. Le rôle de l’histoire urbanistique sur le développement des

6 Sur l’appréhension de la notion de quartier, voir par exemple Piermay J.-L., Citadin et quête du sol dans les

villes d’Afrique centrale, Paris, L’Harmattan, 1993, p.394.

7 Les dimensions spatiales ne sont pas privilégiées dans l’analyse qui sera faite par la suite. En d’autres

termes, cette analyse axée plus particulièrement sur les questions foncières et urbanistique de la banlieue sud de Beyrouth n’exprime qu’une partie de cette lecture complexe des problèmes posés par les quartiers irréguliers.

quartiers irréguliers sera donc traité à travers les exemples des quartiers de Horch al-Qatil et Horch Tabet (chapitre 1), l’influence des heurts de l’histoire foncière sera examinée à travers le développement des quartiers d’Ouzaï et de Raml8 (chapitre 2) et les stratégies des propriétaires des terrains occupés, en particulier dans les situations de crise, seront analysés dans le cas des quartiers de Hay el-Zahra, Jnah et Hay Gharbeh à Chatila (chapitre 3).

8 Nous verrons dans une partie suivante les raisons pour lesquelles le quartier de Raml n’a pas été intégré

dans le projet Élyssar.

CHAPITRE 1

Dans les interstices de l’histoire urbanistique :