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Le projet en urbanisme, entre postures de chercheur et postures d'auteur. Manifeste pour une approche littéraire du projet en urbanisme

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Le projet en urbanisme, entre postures de chercheur et postures d'auteur. Manifeste pour une approche littéraire du projet en

urbanisme

MATTHEY, Laurent

Abstract

Selon un aphorisme célèbre, le projet en urbanisme serait une recherche ou un moment important de production des connaissances. La notoriété de cet aphorisme doit bien évidemment beaucoup, d'une part à la polysémie du terme « recherche », d'autre part à l'incertitude ontologique relative à la nature des connaissances formulées dans le cadre du projet en urbanisme. Cette intervention se propose ainsi de revenir sur cet aphorisme, en questionnant les conditions de production de savoirs en urbanisme. Elle rappelle la spécificité des régimes de scientificité de l'urbanisme, lesquels relèvent bien plus de savoirs interprétatifs que logico-formel ou empirico-formel. Dans un dernier temps, cette intervention s'essaie à une lecture du projet en urbanisme par les savoirs des études littéraires. Il existe en effet des ressemblances troublantes entre ce que les études littéraires disent de l'écriture fictionnelle et ce que les critiques de l'urbanisme disent de l'herméneutique projectuelle. Se pourrait-il que la nature des savoirs produits dans et par le projet en urbanisme tienne plus aux dispositifs [...]

MATTHEY, Laurent. Le projet en urbanisme, entre postures de chercheur et postures d'auteur.

Manifeste pour une approche littéraire du projet en urbanisme. In: Delabarre, M. & Dugua, B.

Faire la ville par le projet . Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, 2017.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:95178

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Un nouveau conflit des méthodes

Mandataires d’une étude dans le domaine de planification territoriale, nous sommes réunis autour d’une table depuis un peu plus de deux heures.

Un peu las, je tente de comprendre pourquoi nous ne nous comprenons pas. Nous ? Un géographe maîtrisant les techniques de l’analyse spatiale et les rouages des systèmes de l’information géographique. Un architecte- urbaniste doté d’un talent certain pour l’analyse des matières territoriales, des contextes de l’intervention. Un spécialiste des sciences sociales de l’amé- nagement, fort en thème comme on dit à l’école. Un autre architecte, doué notamment d’une vaste culture historique relative au contexte du mandat. Si nous ajoutons les séances précédant cette rencontre, nous parlons, à présent depuis plus d’une dizaine d’heures. En ce moment précis, je me demande, si nous parlons la même langue ; si, sous l’esprit de mutuelle bienveillance qui cadre les interactions entre les partenaires de ce mandat d’études, ne se

1 Je remercie Nicola Cantoreggi pour sa relecture avisée de ce texte.

Le projet en urbanisme, entre postures de chercheur et postures d’auteur

Manifeste pour une approche littéraire du projet en urbanisme

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Laurent Matthey

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rejoue pas – malgré nous – un conflit des méthodes, qui ramène à la nature des savoirs (et à la culture de leur fabrication) en urbanisme.

L’expression « conflit des méthodes » m’apparaît à peine comme un dé- tournement. À l’origine, elle renvoie en effet au grand partage des sciences de la nature et des sciences humaines. Les secondes affirmant la nécessité d’approches spécifiques à la complexité de l’humanité, laquelle ne peut être réduite aux objets des sciences naturelles. Ce conflit de méthode met très vite en tension explication et compréhension. L’explication relevant du champ de la causalité, de la suite logique ; la compréhension se déployant dans un champ qui correspond à ce que Paul Veyne a appelé la « causalité sublunaire » (1971), c’est-à-dire une causalité brouillée par un puissant agent de désordre, l’être humain et son aspiration à la liberté, tout traversé d’en- vies, et de désirs, etc.

Notre discussion qui s’éternise est donc un des « rejetons » (comme il y a des rejetons de l’inconscient chez Freud [1915]) de cette querelle. Le géo- graphe propose une approche plutôt systématique. Nous avons explicité des principes de structurations territoriales. Nous avons, simultanément, iden- tifié des opportunités d’interventions. La superposition de ces différentes couches d’informations permet de poser, de manière objective (c’est-à-dire transparente et reproductible), des périmètres d’interventions propres à ac- cueillir des projets-pilotes. Ce déroulé trop mécaniquement évident inter- pelle l’architecte-urbaniste. Construire un développement souhaitable du territoire réclame plus d’égards pour les lieux, une approche plus sensible, au sens où elle proportionne l’action à la capacité d’accueil des sites de projet. Et cette approche mesurée doit être mise en œuvre dès la planifi- cation, de manière à éviter des définitions malencontreuses de périmètres conduisant à des usages malheureux des territoires.

Pour ma part, je suis muet. J’écoute. J’aimerais comprendre. Et dans un sursaut d’orgueil, je note, dans mon carnet : quelle est la condition de production des savoirs en l’urbanisme ?

Une tension originaire

Cette question est, bien sûr, vieille comme l’histoire de l’urbanisme. Elle renvoie à sa progressive constitution comme « discipline multidisciplinaire » comme la très bien montré Daniel Pinson (2003). L’urbanisme naît d’une coalition hétérogène de personnes qui, à la marge de leurs champs disci- plinaires réciproques, développent un intérêt pour la ville et ses transfor- mations. Dans ce contexte, la question des savoirs légitimes parce qu’aptes

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à soutenir une action sur la ville est fondatrice de l’institution du champ disciplinaire de l’urbanisme. La diversité des emprunts disciplinaires qui ont concouru à la naissance de l’urbanisme a ainsi sans doute favorisé l’émergence d’une posture empreinte d’un certain dogmatisme militan- tiste, tant on s’est montré catégorique pour identifier ce qui relève ou ne relève pas de l’urbanisme quand celui-ci a commencé à s’institutionnaliser à partir des années 1910 (Claude, 2006).

Mais cette question relève également à la tension originaire de l’urba- nisme, considérée à la fois comme une science de la ville et un art de la bâtir.

Les savoirs de l’urbanisme doivent-ils s’inscrire dans un régime de produc- tion qui est celui proposé par l’épistémologie des sciences positives ou bien sont-ils soumis à un autre registre, plus hybride, privilégiant l’opérabilité de théories, découlant de modèles prescriptifs et non nécessairement falsifiables (Racine, 2002) ? Doivent-ils assumer leur caractère approximatif, au sens où ils procèdent d’un « empirisme irréductible » comme écrivait Olivier Schwarz (1993) à propos de l’ethnographie, condamnée à « admettre en son sein des

‟constructions” qu’elle n’est pas en mesure de vérifier » ? Mais qu’elle peut néanmoins

« ‟évaluer” empiriquement, c’est-à-dire les discuter quant à leur capacité de rendre compte des matériaux et d’en proposer des nouveaux » (Schwarz, 1993, p. 287). Je regarde par la fenêtre, je ne sais comment intervenir dans ce débat entre géographe et architecte et je me demande si cette tension entre science et art, à l’origine du champ de l’urbanisme ne concourt pas, en cette après-midi de printemps, à force de trop élargir l’amplitude des postures possibles, à faire clivage ?

Enfin, cette question de la production des savoirs dans une étude ur- baine renvoie à la manière dont la recherche et la pratique s’articulent en urbanisme.

Faire de la recherche sur/en/pour/par l’urbanisme

On doit à François Ascher (2006) un utile distinguo, à l’origine d’un exer- cice de clarification épistémologie entrepris par Franck Scherrer (2013), à propos des rapports de la recherche et de l’urbanisme. Pour Ascher, il convient en effet de distinguer la « recherche sur l’urbanisme » ; la « recherche pour l’urbanisme » et enfin, la « recherche en urbanisme » dont une des formes les plus appropriées serait celle de la « recherche-projet en urbanisme » (Ascher commenté par Scherrer, 2013).

La recherche sur l’urbanisme fait état de postures plutôt réflexives et critiques qui tendent à observer pour comprendre ce qu’est l’urbanisme, son exercice, sa genèse, etc. Elle regroupe tout autant des travaux issus

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des sciences sociales de l’aménagement, que des recherches participant des études urbaines ou enfin de ce que Laurent Devisme (2014) a appelé une « urbanographie », à savoir une description des dimensions « technopoli- tiques » de l’urbanisme et des formes du territoire qui en résulte. Il s’y agit en somme de documenter, d’expliquer et de comprendre ce qu’est l’urba- nisme en tant que savoirs et pratiques.

La recherche pour l’urbanisme renvoie à la production de méthodes et de méthodologies à destination des praticiens de l’urbanisme, des chercheurs inscrits dans des champs disciplinaires inventant des outils ou des types d’approches susceptibles d’être mobilisés par des professionnels de la pra- tique (voir les développements de Scherrer, 2013, à ce propos).

La recherche en urbanisme, enfin, est caractérisée par la singularité de l’expérimentation dans le champ particulier de l’aménagement ur- bain. Pour Ascher, en effet, l’expérimentation en urbanisme est toujours de l’ordre du processus, elle est une manière de tester des réponses à des problèmes contextualisés. Il est certes possible de baser une action urba- nistique sur des résultats de recherche, mais l’essence de la recherche en urbanisme n’est pas (enfin, jamais tout à fait) dans l’élucidation séquentielle d’un continuum « problème – questionnement – éléments de preuve-solu- tion – transformation de la réalité ». Elle consiste dans un étalonnage des solutions envisagées au milieu de l’intervention. Elle est une quête des réponses proportionnées (conformément à une certaine disposition à la

« règle » qu’identifiait Choay dans La Règle et la modèle [1980]). En somme, elle est un art plus qu’une science, de la mesure.

Dans son commentaire de la typologie proposée par Ascher, Scherrer (2013) propose donc d’appeler ce dernier sous-type, « la recherche par l’urba- nisme ».

Le projet : un dispositif de la recherche par l’urbanisme

Cette typologie en croise ainsi une autre, qui substitue la notion de projet à celle d’urbanisme (un peu comme si le paradigme désormais dominant du projet urbain s’était progressivement substitué à l’idée d’urbanisme, pour en devenir le double, dans une étrange synecdoque). Il est de fait devenu conve- nu de parler de « recherche par le projet » et de « recherche sur le projet » (et la plupart d’entre nous ont aussi quantité de recherche en projet sur/

en/pour l’urbanisme – mais c’est un autre sujet). D’une manière plus géné- rale, le projet est partout – question d’époque sans doute, puisque d’aucuns parlent désormais de « projectorat » (Rodríguez-Carmona, 2008).

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Souvent portée par des collectifs issus de l’architecture ou de l’archi- tecture paysagère, l’idée de recherche par le projet rend d’abord compte d’une posture professionnelle. Dans le meilleur des mondes, le projet est à la fois un exercice de compréhension d’un site, de ses possibles (donc de son devenir) justifiant de la spatialisation d’une intention dans une forme du territoire. En ce sens, il est effectivement une « recherche », c’est-à-dire un essai, une tentative…

Mais la formule me semble, en ce moment précis de cette séance qui déborde, alors que mon collègue architecte-urbaniste l’énonce, jouer de la polysémie du mot recherche. Le projet d’urbanisme s’inscrit dans une analyse du site. Celle-ci est sous-tendue par un questionnement, elle est animée par une volonté de savoir et comprendre, qui conduit à la formulation de pistes projectuelles. Pour autant, le projet ne s’inscrit pas à l’évidence dans un espace poppérien2, celui des sciences logico-formelles ou empi- rico-formelles (Ladrière, 1995). Ces résultats ne sont ni reproductibles ni falsifiables. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet réalisé, solidifié en une forme de l’espace, que les « hypothèses » sur lesquelles il reposait peuvent être validées ou rejetées. En ce sens, il est expérimentations plus que re- cherche.

Par contre, le projet mobilise une analyse qui est une façon de faire te- nir des choses ensemble (les qualités d’un sol, les vecteurs paysagers, des statistiques démographiques, des flux de transports, les « morphologies bâties » [barres, cour, etc.] et les « formes de ville » [dense, en archipel, le centre-ville, etc.] en un certain point du monde nommé « périmètre de projet ») ; une façon de produire ce que l’on appelle, en méthodologie des sciences sociales, une « consistance ». Et cette consistance est portée par le récit, le dessin, le calque, etc. lesquels permettent de « saturer » (pour reprendre le lexique des méthodes en sciences sociales) une hypothèse de lecture.

2 Un espace poppérien est principalement construit autour de l’idée que les théories doivent être falsifiables pour être scientifiques : elles renvoient à un champ d’observations empiriques qui permet de les rejeter ou non. La célébrité de l’expression doit beaucoup à l’ouvrage de Jean-Claude Passeron (1991), Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argu- mentation raisonnement naturel – et c’est dans ce sens que je l’emploie ici. Le réfutationnisme ou falsificationnisme de Karl Popper est l’objet de nombreuses discussions en épistémologie des sciences, notamment du point de vue de son application. L’ouvrage majeur de Thomas Kuhn (La Structure des révolutions scientifiques paru en 1962) en est un exemple.

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L’épistémologie du projet en urbanisme relève ainsi plus d’une hermé- neutique que du régime des savoirs positivistes. Il s’y agit de faire émerger des savoirs locaux plus que des savoirs universels (le projet aspirant plus à la règle qu’au modèle). Sa rationalité est tout autant orientée sur le sens de l’ac- tion (faire la ville juste, c’est-à-dire belle et bonne) que sur sa finalité (caser un programme, des logements, des surfaces d’activités…). Il énonce des pro- positions vraisemblables (des modalités d’organisations d’un lieu du monde auxquelles on peut croire) et non pas « vraies » (des propositions qui décou- leraient d’une instrumentation et d’une mise en équation du monde faisant de l’urbanisme une science ancillaire de la physique sociale à laquelle aspi- rait le catéchisme comtien d’une science positive). Ainsi, si le projet est une recherche, c’est dans une acception bien particulière : celle d’une quête du sens de l’action, du juste ordonnancement du monde et d’une beauté géo- graphique révélée (Ferrier, 2013). Il est une recherche qui s’inscrit dans le triple espace de l’éthique, du politique et de l’esthétique. Loin, très loin, du froid espace des enchaînements logiques et de l’esprit de géométrie.

Or, il me semble que l’usage qui est fait du célèbre aphorisme « le projet comme forme de recherche » tend progressivement à gommer ses dimen- sions éthique, politique et esthétique (pourtant, présentes dans l’ouvrage de Paola Vigano).

Le projet : une forme qui pense… comme le roman

Écoutant les voix de plus en plus éloignées de mes collègues, en cet après-midi de printemps, je note sur mon carnet : en fait, le projet est un roman comme un autre. Car, si l’on peut admettre que le projet est une « recherche », il l’est de manière dont le roman est, pour la théorie littéraire des années 1960, une « forme qui pense » (Macherey, 1990). Dans un article qui, ancien, n’en est pas moins important dans l’histoire de la théorie littéraire, Michel Butor (1960a) définissait en effet le roman comme une forme qui s’attache à rendre compte de la manière dont le monde nous apparaît. En ce sens, les dispositifs formels inventés par le roman n’aspirent pas à un surplus d’arti- ficialité à l’origine d’un surcroit de plaisir esthétique. Ils sont le moyen d’un plus grand réalisme phénoménologique, une tentative d’approcher le réel au plus proche de sa substance. Toutefois, le fait que le texte littéraire a la particularité d’être

« délibérément inventé » (idem) renforce sa fonction exploratoire, sa dimension prospective. Il en résulte que le roman est une « forme qui cherche » (Butor, 1960a),

« le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître » (Butor, 1960a, p. 9).

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De fait, reprendre le texte de Butor après avoir passé beaucoup d’an- nées à analyser des textes qui théorisent ou classent les façons de faire de l’urbanisme (Fromonot, 2011) est assez troublant, tant on a le sentiment de lire la prose d’un apôtre du projet comme producteur de connaissances.

Pendant que mes partenaires débattent de la bonne manière de réaliser notre étude d’urbanisme, je relis, sur mon ordinateur, des fragments des essais de Butor (1960 a et b). Le texte littéraire est la forme d’une interroga- tion, qui au moyen d’une méthode (l’analyse de situations), dispose d’outils (les personnages), pour explorer des possibilités. L’écrivain s’y livre à une

« expérience méthodique » (Butor, 1960a, p. 14). Il traque un « moyen d’attaque privilégié, un moyen de forcer le réel à se révéler » (Butor, 1960b, p. 17). De sorte que « [l’]invention formelle dans le roman, bien loin de s’opposer au réalisme comme l’imagine trop souvent une critique à courte vue, est la condition sine qua non d’un réalisme plus poussé » (idem). C’est ainsi que des « formes nouvelles » révèlent de

« nouveaux sujets » (idem).

L’herméneutique projectuelle de Sébastien Marot (1995 et 2010) – qui a tant diffusé, qu’elle fait désormais posture d’urbanisme – me paraît par exemple assez proche des considérations butoriennes. Le projet s’y déploie à partir « un étant donné, de sens ou d’identités […] » du site (1995, p. 67), qu’une forme nouvelle va manifester avec plus de réalisme encore. L’anamnèse paysagère proposée par Marot s’apparente à la recherche, du romancier, d’un « moyen d’attaque privilégié, un moyen de forcer le réel à se révéler » pour re- prendre les termes de Butor). En bref, le projet en urbanisme cherche une manière de dire la réalité qui déjoue la mythification des configurations spatiales préalables, dans une quête de la forme juste pour dire le réel.

Il aspire à une vision « en épaisseur » (Marot) qui s’attache à l’authentici- té du lieu de l’intervention (« un réalisme plus poussé » dans la phraséologie butorienne). Bref, la rhétorique du projet comme recherche rejoint celle du roman comme projet, dans une forme détournée de ce qu’Antonio Da Cunha appelait une « nouvelle alliance »3.

3 Sans doute inspiré par sa lecture de Ilya Prigogine et Isabelle Stenghers (1979), Antonio Da Cunha caractérise souvent les transformations épistémologiques introduites par la doc- trine de l’urbanisme durable comme l’avènement d’une « nouvelle alliance » entre les sociétés et leur environnement, « une nouvelle bifurcation créative ». Cette révolution favorise l’émergence de systèmes à multidividendes, car bénéficiant tout autant aux hommes qu’à la nature. On retrouve en sous-jacence la triade développementaliste du social, de l’environemental et de l’économique chère à Antonio Da Cunha.

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Entre effets de réel et pacte fictionnel, le projet urbanisme est une œuvre littéraire singulière

Le roman qui est l’outil d’une recherche sur les manifestations de la réalité à la conscience humaine entretient donc un rapport singulier à l’espace référentiel, qu’il est en permanence en devoir d’authentifier pour qu’un pacte de lecture soit reconduit entre auteur et lecteur. La théorie littéraire parle d’« effet de réel » (Barthes, 1968), pour rendre compte de cette nécessité de certifier l’existence du réel dans l’écriture romanesque et garantir la perpétuation du pacte de lecture. L’effet de réel peut être défini comme un procédé qui tend à donner, à partir d’une « représentation partielle […]

l’illusion d’une globalité signifiante » (Barillier, 2003) ; un artifice d’écriture qui, implicitement, vient « signifier le réel » ( Jeune équipe Grimia, 1998). Ces effets sont autant d’appels silencieux « à la coopération imaginative du lec- teur » (Genette, 1991, p. 50), des incitations à ce qu’il « renonce volontairement à l’usage de son droit de contestation » (Coleridge cité par Genette, 1991, p. 51), qu’il remise son incrédulité pour croire à la fiction.

L’usage des statistiques, la mobilisation d’images d’ambiance, le re- cours aux coupes et autres perspectives participent, dans le projet en urba- nisme, de ces modalités de retours du réel dans le récit produit (Matthey, 2011 ; Matthey, Gaillard, 2011 ; Matthey, 2013 ; Matthey, 2014). Or, si la recherche sur l’urbanisme a déjà largement abordé la question du ré- cit comme élément structurant du projet (Throgmorton, 1996, 2003 et 2007 ; Sandercock, 2003 ; Matthey, 2015), la manière dont une « bonne histoire » permet d’arracher une commande ou gagner un concours, on s’est peu intéressé à ce que ces marqueurs de littérarité insinuaient dans la production des connaissances par le projet d’urbanisme. Il apparaît en effet que, si le projet est producteur de connaissances, c’est moins en tant que dispositif scientifique qu’en raison de sa capacité à assembler (Farias, Bender, 2009 ; Blok, Farias, 2016) des fragments hétérogènes du réel dans une forme convaincante, au moyen d’une narration. Pour le projet, l’urbaniste-auteur se documente. Il s’attache à comprendre le fonction- nement de mondes sociaux territorialisés. Il rencontre des acteurs pour

« se faire une idée » de la façon dont ils pensent. Il identifie des motifs qui vont permettre d’organiser l’intrigue de son roman pratique. Il pose des contraintes formelles à son intrigue. Et puis, il cherche à faire tenir le tout ensemble dans une forme narrative. Cet assemblage lui permet d’explorer – par le projet – des dispositions des lieux du monde (les sites d’interventions, les périmètres d’action), comme le romancier explore des possibilités de l’être (Kundera, 1986). C’est en ce sens, avant d’être un

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chercheur, l’urbaniste est un romancier – et, en définitive, si le projet est une recherche (sur l’espace), c’est à la manière dont l’œuvre de Proust est une recherche (sur le temps).

Mais, dans son travail d’écriture, l’urbaniste est toutefois un auteur un peu particulier. Il œuvre, aux confins des champs du récit factuel de la science et du récit fictionnel du roman. Il déploie, comme le premier, des protocoles d’écriture standardisés, permettant de transmettre des résul- tats d’expérimentation (planches, rapports normés…). Il aspire, comme le second, à mimer l’organisation phénoménologique du réel, à authentifier son existence tout en exprimant des fictions du devenir d’un périmètre.

Les formes du territoire qu’il propose sont des fictions réalistes, des hy- brides qui abolissent le grand partage entre véridiction et fiction établi par certains spécialistes du récit (voir la synthèse proposée par Lassave, 2002). Il intègre faits et fictions dans un autre régime de pertinence (un projet n’est ni vrai ni faux, il fonctionne ou pas – par contre, il est juste ou pas, équitable ou pas, généreux ou pas). En ce sens, il est la forme de cette troisième culture évoquée par Aldous Huxley et Charles P. Snow (voir Lassave, 2002, p. 15), un genre marqué par des « échanges renouvelés entre savants et créateurs » (idem).

Le projet en urbanisme : un opérateur de la troisième culture scientifique

Mon collègue géographe-urbaniste et mon collègue architecte-urbaniste discutent à présent la structure et l’ampleur du rapport final que nous allons rendre, de la place réciproque du texte et de l’image. Les heures passent.

Notre nouveau conflit des méthodes ne se résoudra pas aujourd’hui. Les épistémologies des uns et des autres sont – en ce moment précis – trop antagonistes. Pour l’heure, en effet, tant le géographe-urbaniste que l’ar- chitecte-urbaniste sont animés par ce que Pierre Bourdieu appelait l’illusio.

Ils mobilisent – et sont mobilisés – par un système de dispositions acquis lors de leur socialisation primaire qui leur permet de trouver sans trop y penser spontanément la position juste dans leurs champs disciplinaires (en l’occurrence, la géographie et l’architecture) réciproques, mais qui gé- nèrent d’inévitables frottements en phase d’ajustement des habitus, dans le cadre de projets d’urbanisme mobilisant des équipes interdisciplinaires.

Cela ne veut pas dire que les épistémologies de l’un et de l’autre ne finiront pas par se rejoindre, tant le projet est avant tout une transaction, une façon élégante d’agir dans le lieu de l’autre.

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Car l’usage fait du projet en urbanisme consacre en quelque sorte l’im- possibilité d’un urbanisme scientifique, tel que les pionniers de la pratique l’avaient rêvé (Cerdà notamment) ou plus modestement d’une pratique fon- dée sur des preuves (evidence-based practice). Il n’y a rien de neuf de ce point de vue, tant les textes sont nombreux qui décrivent la singulière condi- tion épistémologique de l’urbanisme et son difficile positionnement dans le champ des sciences humaines et sociales (Choay, Merlin, 1988 ; Choay, 1965 ; Scherrer, 2010). L’urbanisme ne tient pas en place. « [I]ndisciplin[é] » (Pinson, 2003), il s’élève sur les savoirs cartographiques des géographes, emprunte aux travaux de la statistique et de la démographie (Chapel, 2010), guide son action au regard des enquêtes d’une sociologie urbaine à l’état naissant (Blanc, 2010), oriente sa pratique en fonction de considéra- tions morales ou éthiques (Prévot, 2015 ; Baudouï, 2014 et 1015). Il est tout à la fois la théorie, la praxis et la pratique réflexive des sociétés industria- lisées (Merlin, 1991).

Mais le détour par les régimes de littérarité du projet en urbanisme ouvre une autre voie. Le projet en urbanisme est sans aucun doute le dis- positif permettant de faire tenir tout cela ensemble de manière suffisam- ment vraisemblable pour qu’un pacte fictionnel puisse se perpétuer entre émetteur et récepteur du message. C’est par l’intermédiaire de cette troi- sième culture textuelle que le projet en urbanisme participe d’un régime de « production de connaissance » propre à la « troisième culture » épis- témologique, entre les sciences de la nature et les sciences humaines, que d’aucuns appellent de leurs vœux. On y braconne dans différents champs disciplinaires, on y mobilise des régimes de textualités hétérogènes, on y pense le monde au travers du site, on y philosophe tout en réfléchissant à l’extension de réseaux d’eau…

Je me sens de plus en plus détaché de nos discussions. Je continue à écrire dans mon carnet, tout en opinant du chef à ce que chacun dit :

Si le projet est créateur de connaissances, c’est parce qu’il organise au moyen de la fic- tion des ordres hétérogènes et incommensurables dans une forme du territoire qui excède les limites de son propre corps de doctrine.

Les urbanistes sont aux lieux ce que les romanciers de qualité sont aux êtres humains : ils explorent des possibilités de leur être au monde en sau- tant le gué de la parcellisation des savoirs. C’est déjà bien suffisant. Il n’est pas nécessaire d’en faire en plus des chercheurs pour leur gagner une légi- timité académique.

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