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Cuba, une géographie alimentaire insulaire : analyse des facteurs influençant l'évolution du patrimoine alimentaire havanais, 1990-2015

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Cuba, une géographie alimentaire insulaire

Analyse des facteurs influençant l’évolution du patrimoine

alimentaire havanais, 1990-2015

Mémoire

Eugénie Jacques

Maîtrise en sciences géographiques

Maître en sciences géographiques (M. Sc. géogr.)

Québec, Canada

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Résumé

La période spéciale en temps de paix, cette crise économique aiguë vécue à Cuba causée par la fin de la coopération avec l’Union soviétique en 1990, a entrainé d’énormes bouleversements dans la société cubaine, particulièrement en matière d’alimentation. Face à sa condition d’insularité en quelque sorte doublée, qui est due à des facteurs géographique et politique, le régime cubain doit dès lors affronter la question de la sécurité alimentaire nationale pour garantir la nourriture et la santé du peuple. De graves problèmes de distribution des denrées sont alors survenus, rendant laborieuse la reproduction de l’alimentation d’avant-crise. C’est dans ce contexte qu’une rupture peut être considérée dans la transmission du patrimoine alimentaire ainsi que de la conservation et des pratiques alimentaires, surtout dans les maisonnées urbaines. Les résultats des entrevues effectuées à La Havane avec 17 citoyens et notables démontrent que la recherche d’une alimentation saine et variée ne fut pas prioritaire au lendemain de la crise des années 1990, et que l’alimentation tend aujourd’hui vers des choix familiers et stables, répondant aux besoins immédiats. En plus des contraintes vécues à l’échelle nationale et le l’embargo américain, la modernité est un facteur à l’œuvre dans la formation et le maintien des pratiques alimentaires. C’est donc le résultat d’influences locales, régionales et internationales qui déterminent les préférences des Cubains. Malgré son isolement relatif, Cuba n’est après tout pas exempt de ces influences qui se déploient à l’échelle mondiale.

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Abstract

The acute economic crisis that prevailed in Cuba during the 1990’s, the so-called special period in times of peace, had tremendous impacts on daily life in Cuba, among other things on food provisioning. In a context of double insularity caused by both geographic and political factors, the Cuban regime had to tackle the issue of food security to guarantee a minimum of food and health conditions to its people. Serious distribution problems of fresh produce arose with oil shortages, thus making it difficult to reproduce before-crisis feeding patterns. It is in this context that a potential rupture may be considered in the transmission of the food heritage and conservation and culinary practices, especially for urban Cuban households. Semi-structured interviews conducted with 17 residents and key informants from La Havana showed that the search for healthy and diverse food is not a priority in the aftermaths of the 1990’s the crisis and that food trends today tend towards the selection of known and stable options in sufficient quantities to help secure the basics. In addition to national economic constraints and the U.S. embargo, modernity is a factor at work in shaping and transmitting food consumption and transformation practices. The result is a mixed bag of local, regional, and international influences determining Cubans’ food preferences. Despite its relative isolation, Cuba is not exempt from influences spreading globally after all.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Liste des figures ...vii

Liste des tableaux ...viii

Remerciements ... ix

1. Introduction ... 1

1.1 Problématique ... 2

1.2 Présentation du territoire ... 4

1.3 Mise en contexte : le patrimoine alimentaire, un objet géographique ... 6

1.3.1 Une géographie de l’alimentation ... 7

1.3.2 La production alimentaire et l’urbanité ... 9

1.3.3 Le patrimoine alimentaire : statique ou dynamique? ... 12

1.4 Questions, objectifs et hypothèses ... 14

1.5 Intérêt et retombées de la recherche ... 16

1.6 Difficultés et limites de la recherche sur le terrain ... 17

2. Méthodologie de cueillette et d’analyse de données ... 19

2.1 Sources et cueillette de données ... 19

2.2 Méthodes de traitement des données ... 20

2.3 Cadre opératoire : variables et indicateurs ... 21

3. Revue de littérature... 23

3.1 Une géographie de l’insularité ... 23

3.2 La sécurité alimentaire ... 30

3.3 La transmission des savoir-faire ... 34

3.4 L’évolution des pratiques alimentaires ... 37

4. Résultats d’analyse : le rôle de l’État dans l’offre alimentaire ... 41

4.1 Détention des moyens de production par l’État : difficile innovation et absence de l’initiative privée ... 42

4.2 Commercialisation : quand l’offre ne suffit pas à la demande... 49

4.3 Les types de points de vente au détail et le rôle de l’État ... 54

5. Résultats de l’enquête ... 57

Les besoins, préférences et stratégies alimentaires : ce qui structure la sécurité alimentaire des Havanais... 57

Mise en contexte de l’échantillon ... 57

5.1 Les facteurs qui participent à la construction des pratiques alimentaires ... 60

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5.1.2 Pouvoir d’achat : une accessibilité économique qui dépend des stratégies

financières ... 71

5.1.3 La localisation et le type d’habitation : la différence d’accessibilité géographique et de disponibilité ... 74

5.1.4 Mode de vie : vers des choix alimentaires différenciés ... 78

5.1.5 Connaissances en nutrition et problèmes de santé ... 83

5.2 Des stratégies alimentaires ou un mode de vie? ... 85

5.2.1 Les stratégies dans le temps : de la période spéciale à aujourd’hui ... 85

5.2.2 La préparation et la consommation de nourriture... 88

5.2.3 Les stratégies pour suppléer les manques : calorique ou vitaminique? ... 91

5.2.4 Les stratégies d’accès à la nourriture : entre vente, échange et production sociale 92 6. Constance dans le temps et importance des legs : le patrimoine alimentaire cubain . 94 6.1 Préférences, goûts : l’ancrage des pratiques culturelles alimentaires ... 95

6.1.1 La viande et les protéines ... 96

6.1.2 Les fruits et légumes ... 96

6.1.3 Les produits chimiques et la conservation ... 98

6.1.4 Les produits de luxe ... 99

6.1.5 La variété ... 100

6.2 Perte, substitution, évolution : une transmission des savoir-faire qui s’ajuste? 102 6.2.1 Une évolution vers des options plus saines ... 102

6.2.2 Que sont devenus les classiques?... 104

6.2.3 Les livres de recettes ... 107

6.2.4 La place des savoir-faire dans la modernité ... 109

6.3 La convivialité : la nourriture comme composante essentielle ... 112

6.3.1 La restauration... 112

6.3.2 Les invitations à la maison ... 113

7. La rupture de la période spéciale ... 117

7.1 L’effet rebond et ses conséquences sur la variété du patrimoine ... 118

7.2 La nostalgie étouffée ... 121

Conclusion ... 125

Bibliographie ... 128

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Liste des figures

Figure 1 — Carte du bassin caribéen et situation de la capitale de Cuba, La Havane ... 4

Figure 2 – Carte de la densité de la population de Cuba ... 5

Figure 3 — Carte de la province de La Havane ... 6

Figure 4 — Situation géographique des citoyens havanais ayant participé à l’étude ... 60

Figure 5 — Carnet de rationnement pour une famille ... 62

Figure 6 — Carte de la province de La Havane et zone d’accessibilité aux marchés alimentaires ... 76

Figure 7 — Petit jardin, municipalité périurbaine (zone 2) ... 77

Figure 8 — Centre historique, peu de végétation ... 78

Figure 9 — Menu quotidien de la cafétéria de l’Université de La Havane ... 80

Figure 10 — Plat typique de restauration de rue : viande de porc, congrí, manioc, concombre, tamal, boisson gazeuse ... 90

Figure 11 — Plat de ropa vieja et salade, servi dans un paladar... 106

Figure 12 — Repas de fête, composé de poulet, de porc, de manioc, de haricot, de riz et de concombres ... 116

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Liste des tableaux

Tableau 1 — Variables et indicateurs influençant le patrimoine alimentaire cubain ... 22 Tableau 2 — Superficie totale du pays en hectares (ha) selon l’usage du sol en 2015... 44 Tableau 3 — Superficie récoltée (Mha) de la canne à sucre par moisson sélectionnée.... 45 Tableau 4 — Prix maxima de vente au détail en pesos (CUP) de produits agricoles

sélectionnés ... 53 Tableau 5 — Présentation de l’échantillon des citoyens havanais... 59 Tableau 6 — Présentation de l’échantillon des notables de la société civile havanaise ... 60 Tableau 7 — Salaire mensuel moyen en pesos (CUP) et en dollars (CAD) dans les entités étatiques et mixtes par secteur économique sélectionnés ... 72

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Remerciements

Merci à ma directrice Madame Nathalie Gravel, professeure agrégée du département de géographie à l’Université Laval, pour sa confiance, ses conseils et sa patience.

Merci à Carlos pour son soutien constant, sa présence dans les bons comme dans les moins bons moments, lorsque j’étais à Québec ou à Cuba, qui m’a encouragée à persévérer et qui a cru en moi.

Merci à mes parents qui m’ont fait confiance dans mes choix académiques.

Merci à Yurget et Karen qui m’ont fait découvrir Cuba à leur façon.

Merci aux citoyens québécois qui ont généreusement contribué à mes études grâce à leurs taxes, sans vous ce mémoire n’aurait pas existé!

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1. Introduction

Cuba a déjà été le centre du Nouveau Monde, étant une des premières îles touchées par Christophe Colomb en 1492. Pourtant, aujourd’hui le pays semble être à la périphérie des différents ensembles géographiques, comme le rapporte Hernandez-Reguant (2005). Il est possible d’analyser Cuba dans l’optique de sa « latinoaméricanité » selon le principe qu’il existe un partage de l’héritage colonial espagnol ou encore du pouvoir symbolique que possède la Révolution dans l’imaginaire latino-américain. L’île peut également être incluse dans la géographie du monde postsoviétique et même de la géographie néolibérale globalisée de par sa relation antagoniste avec les États-Unis. Malgré les nombreuses formules géographiques possibles, Cuba semble se distinguer au sein de chaque ensemble à tout coup et demeure d’une certaine façon périphérique.

Si toutes ces approches sont essentielles pour saisir la géographie de Cuba, il est toutefois intéressant d’aborder l’angle de la géographie alimentaire et du partage d’un patrimoine commun, où Cuba s’insère non seulement dans le bassin des Caraïbes, mais également au sein de l’Amérique latine. Encore une fois, son exceptionnalité persiste, car le pays élabore toujours son propre modèle, qui lui confère non seulement une situation d’insularité géographique, mais également politico-économique. Les sphères de la société cubaine évoluent selon des conjonctures uniques et le patrimoine alimentaire en est un exemple. Celui-ci a dû passer à travers une période de crise sans pareil dans les années 1990, au moment où Cuba s’est retrouvé pratiquement sans ressources pour assurer la sécurité alimentaire des citoyens.

Ce travail de recherche aborde l’évolution du patrimoine alimentaire dans les 25 dernières années. Le mémoire est divisé en sept grandes parties. Les trois premières parties abordent le cadre conceptuel et opérationnel de la recherche en exposant les questions, objectifs et hypothèses, la méthodologie ainsi qu’une revue de littérature. Les sections 4, 5 et 6 font la présentation des résultats, puis la section 7 propose une interprétation.

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1.1 Problématique

La période spéciale de la décennie 1990, définie comme étant une période de crise économique aiguë pour l’État cubain, isolé du commerce international, a causé plusieurs bouleversements dans la société cubaine, particulièrement en matière d’alimentation. Avant 1990, Cuba faisait partie d’un partenariat économique avec les États socialistes de l’Europe, soit le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM). En effet, en réaction à l’embargo américain qui date de 1962, le régime castriste s’est rapproché du bloc soviétique et s’y intégra économiquement en 1972. Le CAEM avait pour but d’établir une entraide économique avantageuse en planifiant des échanges selon la spécialisation industrielle nationale des divers pays (Larifa, 1993 : 34). Ainsi, Cuba, depuis longtemps spécialisé dans la production sucrière, échangeait ce produit selon des termes très favorables avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et ses alliés. Cuba recevait en échange du pétrole, des intrants chimiques pour l’agriculture et des denrées alimentaires, assurant ainsi la reproduction d’un système de rationnement où tous les Cubains avaient accès à de la nourriture subventionnée par l’État (Escaith, 1999 : 56; Wright, 2009; Funes et al., 2002).

Or, 1991 a marqué un tournant majeur, car avec la désintégration de l’URSS, c’est tout un système qui expirait, disloquant ainsi plusieurs décennies de coopération. La nouvelle Russie ouvrant peu à peu la porte à des réformes libérales, c’est tout le système de tarifs préférentiels et de subventions aux importations, tel que le sucre, qui fut bouleversé, rendant désuète l’ancienne spécialisation internationale du travail entre les États socialistes. Ce fut environ 80 pour cent des marchés d’exportation et de sources d’approvisionnement qui disparaissaient pour Cuba (Escaith, 1999 : 58), où la nourriture importée représentait d’ailleurs 57 pour cent de l’apport calorique du pays (Altieri et al., 1999 : 132). En plus de la perte de son principal partenaire économique, les États-Unis renforcèrent avec le temps leur embargo par de nouvelles lois contraignantes : Torricelli (1992) et Helms-Burton (1996). Fidel Castro inventa l’euphémisme « période spéciale en temps de paix », une véritable économie de guerre en temps de paix pour justifier les pénuries engendrées (Premat, 2003 : 85).

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Ne pouvant dès lors plus soutenir une production sucrière élevée par manque d’intrants chimiques et technologiques jadis fournis par ses alliés, tandis que ses partenaires commerciaux se tournaient vers le marché capitaliste, Cuba perdit l’accès à l’importation de nourriture (Ponce Palma et al., 2015). Il faut dire que sa spécialisation économique, et donc sa source limitée de ses revenus extérieurs avait créé l’effet de la maladie hollandaise, établissant donc une dépendance à l’endroit des importations, ce qui faisait en sorte que la capacité de production alimentaire locale avait diminué1. Face à sa condition d’insularité en quelque sorte doublée, c’est toute la question de la sécurité alimentaire nationale que doit affronter le régime cubain dans un contexte ardu de crise économique. C’est cette situation critique qui a mené, par dépit certes, à l’instauration de l’agriculture urbaine biologique. Des parcelles de terre urbaines et à la périphérie furent dès lors dédiées à une fonction alimentaire pour faciliter l’accès à la nourriture des citoyens urbains (Hamilton et al., 2014 : 54).

Les années 1990 furent particulièrement difficiles pour ce qui est de l’approvisionnement alimentaire, particulièrement en milieu urbain. Malgré les jardins communautaires mis en place, le carnet de rationnement d’État2 ne pouvait plus fournir suffisamment de denrées pour une alimentation complète (Enríquez, 1994 : 4). La diète prévue par le régime communiste visait essentiellement à satisfaire les besoins caloriques de base, mais la crise a fait diminuer la quantité et la diversité du panier de base étatique. Jumelé à des problèmes de distribution des denrées de la campagne à la ville en raison du manque de pétrole, il était devenu laborieux de reproduire l’alimentation d’avant-crise. Cela a donc obligé les maisonnées urbaines à développer des stratégies pour pourvoir à leurs besoins alimentaires, comme la production ou l’échange d’aliments (Premat : 2003; Koont, 2011; Rosset et al., 1994; Wright, 2009).

C’est dans cette optique qu’il est intéressant d’analyser l’évolution du patrimoine alimentaire havanais au cours des 25 dernières années. Dans les pages qui suivent, la question suivante sera abordée : comment la crise économique, dite « période spéciale »,

1 Pour illustrer l’importance de cette ressource, c’était plus de 75 % des terres cultivées à Cuba qui étaient

occupées par de la canne à sucre en 1982 (Herrera et Johsua, 2002 : 529).

2

Les citoyens cubains ont droit à chaque mois à des rations alimentaires de base fournies par l’État à des prix très subventionnés (riz, haricot, sucre, huile, etc.)

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à Cuba a-t-elle influencé la consommation alimentaire des Havanaiset quels facteurs sont responsables de l’évolution du patrimoine alimentaire depuis 1990?

1.2 Présentation du territoire

Le territoire à l’étude est celui de la capitale cubaine, La Havane et de sa zone périurbaine, comptant au total plus de 2 millions d’habitants et s’étendant sur 728 km². Il importe de situer avant tout Cuba dans le bassin des Caraïbes, qui en est d’ailleurs la plus grande île, l’archipel couvrant 109 884 km² de terre ferme. Concernant ses voisins aux quatre points cardinaux, la Floride se situe à 150 km au Nord, la Jamaïque à 140 km au Sud, Haïti à 77 km à l’Est et le Mexique à 210 km à l’Ouest (ONEI, 2016c).

Figure 1 — Carte du bassin caribéen et situation de la capitale de Cuba, La Havane

(Source : Google Map, 2017)

La province de La Havane est la plus peuplée, puis viennent celles de Holguín et Santiago de Cuba qui ont un peu plus de 1 million d’habitants (Figure 2). La deuxième ville la plus peuplée est complètement à l’est, soit Santiago de Cuba, avec 434 000 habitants. Le taux d’urbanisation de l’île est particulièrement élevé, atteignant 77 %, alors que La Havane est urbanisée à 100 %. À l’échelle nationale, ce sont donc 8,6 millions de personnes qui vivent en milieu urbain et 2,6 millions qui vivent en milieu rural.

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La province de La Havane est séparée en 15 municipalités et possède une densité moyenne de 2918,4 hab./km² (Figure 3). La ville a notamment été à la source du développement de l’agriculture urbaine, qui marque aujourd’hui particulièrement son paysage, car plus de 42 % du territoire est dédié à l’agriculture urbaine comme périurbaine (ONEI, 2016a : 6). Elle est également présente sur le reste de l’île et serait pratiquée sur une superficie totale de plus de 33 500 hectares (FAO, 2014 : 15).

La Havane reçoit beaucoup de migrants internes qui viennent des zones urbaines comme rurales, surtout en provenance des provinces orientales. La situation de ces migrants n’est toutefois pas toujours légale aux yeux de la loi cubaine et a pu causer des problèmes lors, entre autres, d’une vague de migration vers la capitale pendant la décennie 1990 (Morejón-Seijas, 2007). Ce qui attire avant tout les migrants vers La Havane est son développement social et économique. De fait, il existe une forte disparité territoriale entre la capitale et le reste de l’île, car beaucoup plus d’investissements ont été réalisés pour le développement économique de la capitale. Il faut toutefois souligner que ces immigrants ont souvent une position périphérique au sein de la capitale en plus d’une situation économique précaire.

Figure 2 – Carte de la densité de la population de Cuba

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Figure 3 — Carte de la province de La Havane

(Source : Google Map, 2017)

Les caractéristiques de la ville de La Havane et de l’île de Cuba rendent donc ce territoire unique. Dans cette étude de géographie humaine, le sujet abordé fait partie des biens immatériels : le patrimoine alimentaire, son évolution dans le temps et sous des contraintes spécifiques politiques et géographiques. Ce patrimoine doit avant tout être replacé dans son contexte territorial puisque l’isolement géographique et politique sont des paramètres essentiels à prendre en compte.

1.3 Mise en contexte : le patrimoine alimentaire, un objet géographique

Malgré la situation d’insularité de Cuba, l’île fait tout de même partie historiquement d’un ensemble culturel plus grand, celui du bassin de la mer des Caraïbes qui, au fil du temps, a connu de nombreux échanges donnant lieu au partage d’un patrimoine alimentaire commun (Beushausen et al., 2014). Les trois éléments suivants, l’alimentation, la géographie et le patrimoine, seront abordés pour illustrer la forme que prend leur relation sur le territoire cubain.

Détroit de Floride

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1.3.1 Une géographie de l’alimentation

Lorsqu’il est question d’alimentation, pourquoi la prise en compte des lieux devient-elle un paramètre à prendre en considération? L’explication que proposent Hall et Sharples (2003 : 10) est révélatrice. Ces auteurs introduisent le néologisme « foodscape » en expliquant que la nourriture est une part importante de l’identité régionale et que la production alimentaire a inévitablement un impact sur le paysage. De cette réflexion, ils avancent l’idée de « paysage alimentaire », puisque l’un et l’autre sont inséparables.

Le paysage alimentaire n’est pas le seul trait géographique à prendre en compte. Les chercheurs Bell et Valentine (1997) ont analysé la façon dont l’identité, la spatialité et l’alimentation peuvent être mises en relation dans une perspective géographique. Diverses échelles sont utilisées pour expliquer que l’alimentation est essentiellement un réseau intégrant les producteurs, les consommateurs et les représentations qu’ils s’en font à travers l’espace.

À l’échelle de la communauté, le sentiment d’appartenance peut être articulé autour de la nourriture, où des lieux prennent un sens particulier à travers la nourriture, comme le pub du quartier ou la célébration d’une fête de rue. Il faut aussi garder en tête que le concept de communauté est avant tout une question d’exclusion et d’inclusion, où la façon de consommer la nourriture peut être un déterminant pour délimiter un espace. À Cuba, l’émergence puis l’implantation de jardins maraîchers urbains dans les quartiers jouent ici un rôle important quant à l’appartenance et à la participation à la vie sociale. En effet, comme le rapporte Premat (2003), la distribution des terres aux citoyens représente un effort du gouvernement cubain pour créer des sites productifs jouant une fonction sociale. Ce geste affirme ainsi l’intégration de ces parcelles dans les objectifs révolutionnaires en mettant l’accent sur la communauté plutôt que sur l’individu, où les valeurs de partage et de coopération sont vitales.

La réflexion peut également être faite à l’échelle de la ville, là où le paysage est construit de la consommation alimentaire et où l’approvisionnement rythme le mode de vie des citadins. De fait, les infrastructures alimentaires (restaurants, supermarchés, etc.) sont en quelque sorte des repères de la vie quotidienne urbaine. Elles régulent un rituel

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alimentaire qui structure le modèle de vie et représentent un capital socioculturel en constante évolution. À Cuba, de par ses orientations politiques toujours en cours, les magasins de grandes surfaces et les chaines de restauration transnationales n’ont pas encore fait leur entrée. Le paysage de l’alimentation est construit selon des pôles beaucoup plus nombreux se divisant entre les magasins étatiques d’aliments subventionnés, les marchés libres agricoles, les supermarchés payables en CUC3, les jardins urbains et leurs kiosques de vente, les restaurants privés (paladares) ou encore la restauration rapide de rue. Bell et Valentine relèvent bien la façon dont l’alimentation est un objet géographique : manger est un fait spatial.

En poursuivant dans cette voie, Steel (2009) rappelle que depuis la création des premières villes dans le croissant fertile, le rôle des territoires ruraux a toujours été de nourrir les citoyens urbains qui se dédiaient désormais à autre chose qu’à des tâches agricoles. Le paysage rural des pays développés est d’ailleurs révélateur de cette séparation qui s’est aujourd’hui accentuée entre les métropoles modernes et les milieux ruraux industrialisés. En effet, quoique la vision romantique de la tradition pastorale existe encore, il faut souligner que la réalité productive des pays occidentaux s’illustre plutôt par des champs de maïs et de soya à perte de vue, d’immenses tunnels de polythène et des hangars industriels pour le stockage de la nourriture pour l’élevage animal et pour la machinerie. Cette production alimentaire est plus souvent dédiée au marché international qu’à la ville voisine, signalant dès lors la désintégration des liens jadis entretenus entre le monde rural et urbain. Si ce phénomène est vrai autant pour les pays émergents que développés, il faut toutefois préciser que Cuba ne s’inscrit pas exactement dans cette dynamique, d’où l’intérêt de l’étudier. En effet, la fonction de production alimentaire n’est pas réservée au monde rural, mais s’inscrit plutôt dans le continuum des milieux urbain, périurbain et rural grâce à la fonction nourricière de l’agriculture urbaine. Cela s’explique notamment par les limites que rencontre l’agriculture rurale, dont les facteurs influants sont le faible accès au carburant et donc

3

Cuba possède deux monnaies officielles. Le peso cubano, qui n’a pas de valeur sur le marché international des devises, qui est donc uniquement utilisé par les citoyens cubains. Sa valeur est généralement de l’ordre de 25 pesos pour 1 dollar américain. Le peso convertible (Convertible Unit of Currency, CUC) est une divise arrimée à la valeur du dollar américain qui est utilisé essentiellement pour acheter des produits importés ou avoir accès à des services touristiques. Selon Garth (2009 : 180), « Many find the dual currency system to be exhausting and discriminatory in that some see it as creating a two-tiered society—one with access to CUC and one with the national peso. »

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l’usage limité de la machinerie ainsi que la difficulté d’assurer le transport des marchandises des campagnes vers les villes et entre les régions (Wright, 2009).

1.3.2 La production alimentaire et l’urbanité

Pour bien comprendre la façon dont est organisé le système socialiste, il faut se pencher sur ses structures agricoles et saisir l’évolution du système agroalimentaire de Cuba. Febles González et al. (2011) proposent d’analyser ces transformations et expliquent comment la gestion des terres agricoles est passée d’un modèle proprement rural et intensif orienté vers l’exportation à une alternative urbaine et en grande partie biologique pour nourrir la population. En effet, c’est avant tout en réponse au manque de carburant pour transporter les aliments de la campagne vers la ville que l’agriculture de proximité est devenue une solution aux problèmes d’approvisionnement alimentaire en milieu urbain. Les milieux ruraux à l’intérieur de l’île, quoiqu’ayant de grands champs en friche, sont désormais beaucoup moins exploités, exception faite des superficies utilisées pour les cultures d’exportation (tabac, canne en moindre mesure pour le rhum et le miel4) génératrices de devises à l’étranger. Pour caractériser l’agriculture à Cuba, les auteurs Febles González et al. (2001) parlent en particulier de deux périodes de transformation dans l’agriculture : la révolution verte des années 1980 et la période spéciale des années 1990.

La première période se caractérise par une approche agronomique plutôt qu’écologique. En effet, la révolution verte est avant tout caractérisée par l’intensification de la production de cultures à haut potentiel de rendement pour l’exportation. De là débute une rapide modernisation grâce à des intrants technologiques et chimiques, des semences hybrides et des variétés améliorées en provenance de l’URSS, créant du coup une grande dépendance envers ce pays. En raison de ce nouveau capital technologique,

4

Le café a été une denrée d’exportation très importante au cours du XIXe siècle. Le déclin de la culture a pris de la vitesse au XXe siècle, alors que les plantations de cannes à sucre devenaient plus rentables (Unesco, 2017).

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Cuba note une augmentation de la production5 grâce à l’ouverture de nouvelles terres cultivées où trône le sucre, monoculture extensive d’exportation, alors que plusieurs secteurs demeurent sous-développés. D’autres cultures, telles que celles dédiées à production de tabac, de café et de rhum (toutefois fait à partir de la canne à sucre), s’inscrivent dans la même logique exportatrice. L’exploitation excessive des terres et de la machinerie entraine de la déforestation ainsi que du surlabourage et l’utilisation inappropriée des équipements engendre de l’érosion, la dégradation des matières organiques des sols et une perte progressive de la fertilité (Febles González et al., 2011 : 725-726; Peña Castellanos et Alvarez, 1996).

La période qui suit est connue comme étant la période spéciale en temps de paix, décennie durant laquelle Cuba subit une dure crise et enclenche une série d’ajustements économiques qui rappellent des mesures de guerre, telles que resserrement du rationnement alimentaire. Plusieurs secteurs de l’économie se soumettent progressivement à une décentralisation, dont le secteur de l’agriculture. Il faut toutefois rappeler que l’État conserve le pouvoir d’organiser la production à l’échelle nationale. Le concept d’autosuffisance alimentaire s’implante peu à peu, devenant de fait une nécessité puisque le partenariat avec les pays socialistes prend fin en 1991 avec la chute de l’URSS. La période spéciale ouvre une ère où les techniques manuelles et artisanales sont remises en valeur. N’ayant plus accès aux pièces de rechange produites par l’Union soviétique, c’est toute la mécanisation de l’agriculture qui tombe en désuétude, sans compter que les réserves de pétrole ne sont plus suffisantes pour fournir à la demande. C’est en quelque sorte par dépit que Cuba prend un nouveau virage vers l’agriculture urbaine biologique (Febles González et al., 2011 : 726-731; Koont, 2008).

D’après Altieri et al. (1999 : 133), antérieurement à la période spéciale, l’agriculture urbaine était absente des pratiques cubaines, celle-ci étant même vue comme un signe de pauvreté et de sous-développement. Le mouvement citoyen de jardinage urbain est donc né dans un contexte de nécessité absolue et a été conduit par des groupes populaires ayant très peu de savoirs à propos de l’agriculture. Aussi faut-il mentionner

5

L’investissement de capitaux a certes augmenté la production de canne à sucre totale (les années 1980 sont les plus productives de l’histoire sucrière de Cuba), mais celle-ci n’est pas due à l’amélioration de la productivité par unité de terre, mais est plutôt le résultat de vastes plantations supplémentaires, recevant jusqu’à 20 % des investissements totaux de l’État durant cette décennie (Peña Castellanos et Alvarez, 1996 : 63).

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que les agriculteurs de métier avaient majoritairement une expérience en agriculture rurale à grande échelle basée sur les monocultures nécessitant des intrants chimiques, leurs savoirs étaient donc peu appropriés au modèle d’agriculture urbaine. Malgré le manque de connaissance, la production urbaine s’est vite répandue à l’échelle nationale en plus d’être supportée institutionnellement et de devenir un sujet d’étude académique de haute importance. L’État a d’ailleurs encouragé le mouvement en distribuant les terres inutilisées en milieu urbain comme rural de manière à intégrer le plus de gens possible à la production agricole vivrière afin de stimuler le potentiel productif déjà amorcé.

Selon Febles González et al. (2011 : 731-733), cette transition se poursuit par une réanimation économique depuis les années 2000 au sens où les méthodes mises en place s’améliorent et les produits chimiques sont désormais remplacés par des techniques biologiques. Wright (2009) traite également de la transition agricole cubaine et argumente dans le même ordre d’idées que la pénurie de pétrole a obligé le régime cubain à repenser sa sécurité alimentaire alors que le bloc soviétique n’était plus là pour assurer son approvisionnement en aliments. Pour tenter d’atteindre une certaine stabilité, l’auteure explique une des stratégies mises en place : la diversification des canaux de distribution alimentaire. En d’autres mots, l’État transforme l’accessibilité en passant d’un système à distribution centralisée vers une chaine de production-consommation plus locale qui vise une autosuffisance, du moins partielle (Febles González et al., 2011 : 105-107). Il faut toutefois mentionner que ce type d’agriculture est très hétérogène en termes de taille (selon la disponibilité du sol et sa qualité), de mélange de cultures et de niveaux de gestion (selon le rapport de propriété étatique, privée ou mixte : organopónicos, jardins intensifs, fermes périurbaines, jardins populaires). Par exemple, plusieurs productions urbaines se dédient à fournir principalement l’industrie du tourisme des produits tels que les herbes aromatiques ou les fruits tropicaux de première qualité (Altieri et al., 1999 : 132).

Malgré le développement de la production urbaine depuis les années 1990, la disponibilité fluctuante des aliments, leur prix élevé, la diminution des denrées disponibles par le biais du rationnement ainsi que la perte de pouvoir d’achat des Cubains rendent la reproduction de leur alimentation difficile pendant la période spéciale (Febles González et al., 2011 : 120-122).

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1.3.3 Le patrimoine alimentaire : statique ou dynamique?

Les auteurs dans les domaines de l’anthropologie, de la géographie et de la sociologie s’entendent pour inscrire l’alimentation dans un contexte de relation entre le local et le global (Poulain, 2002; Fischler, 1979; Bell et Valentine, 1997; Turgeon, 2003). Cependant, c’est tout l’aspect patrimonial de la nourriture qui ne semble pas faire l’unanimité quant à sa définition concernant les caractéristiques de tradition et d’authenticité. Wilk (2006) a abordé la question en se penchant plus particulièrement sur le bassin des Caraïbes et le Bélize en concluant que l’authenticité culinaire est une illusion puisque la tradition n’est pas quelque chose de fixe, mais plutôt en constante évolution. Il démontre que l’aire culturelle des Caraïbes est comme n’importe quelle partie du monde : simultanément locale, distincte et individuelle, tout en étant typique, globale et anonyme (idem : 11). Il ajoute également que la mondialisation n’a pas nécessairement fait disparaitre la diversité culinaire pour atteindre une uniformité globale, comme le laisse entendre l’installation des grandes chaines de fast food. Au contraire, il souligne que des attitudes de résistance, d’hybridité et d’appropriation permettent un processus libre de mélange, notamment caractérisé par la créolisation de la culture caribéenne (idem : 6-7). Bref, au lieu de parler de perte de patrimoine et de destruction de la culture locale, Wilk énonce que l’appropriation permet d’absorber et de neutraliser l’envahisseur en le transformant en quelque chose qui convient à l’histoire locale (idem : 7).

En suivant ce raisonnement, Garth (2013) se penche sur le cas cubain en abordant le thème des importations alimentaires et en vient à la conclusion que par la longue tradition d’importation à Cuba, les aliments étrangers ne sont pas vus comme des éléments perturbateurs sur l’île. En effet, l’identité locale se construit par la façon dont sont agencés ces aliments qui font de la cuisine sa cubanité. De la même manière que Wilk, Garth souligne que le patrimoine alimentaire cubain rime avec adaptation, mais elle ajoute également que la consommation de nourriture est déterminée par des éléments externes tels que le tourisme, les médias, ou encore le système alimentaire d’État. De fait, l’influence du désir d’esthétique euro-américain ou même le manque d’accès qui est dû

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au rationnement sont des facteurs qui jouent dans la définition de l’alimentation (idem : 103-104).

En définitive, Wilk et Garth basent leur raisonnement sur un patrimoine alimentaire mobile qui évolue dans un monde global, mais qui demeure défini par ses circonstances internes. De son côté, Turgeon (2009b : 3) propose de décentrer la notion de patrimoine pour insister plutôt sur « le mouvement, les mutations et les mélanges ». Il met en lumière cette mobilité par le concept de métissage, qui est « un processus continuel d’interaction entre deux ou plusieurs cultures qui transforme, à des degrés divers, les cultures en contact » (Turgeon, 2003 : 23). Aborder le patrimoine selon une définition figée dans le temps, ou encore sous l’angle de la pérennité et de l’authenticité restreint les possibilités de l’analyser. Tel que le rapporte Turgeon, le patrimoine est en constante réinterprétation, il « se construit, se transforme et s’actualise » (Turgeon, 2009b : 3). Ce point de vue illustre bien les interactions qu’a connues le patrimoine alimentaire cubain au cours de son évolution.

À l’opposé de ces derniers auteurs, Carlo Petrini (2006), fondateur du mouvement Slow Food, parle d’un patrimoine alimentaire authentique lorsqu’il est local, constitué de produits du terroir et entretenu par des savoir-faire traditionnels. Il considère que l’introduction d’aliments étrangers à l’histoire culinaire d’une région peut engendrer une perte de patrimoine. Dans le même ordre d’idées, il argumente que les processus alimentaires industriels empêchent de conserver un patrimoine authentique, notamment en engendrant une perte de patrimoine agricole et de biodiversité ainsi que la disparition de techniques agronomiques traditionnelles. Cela génère selon lui une dégradation des connaissances gastronomiques (idem : 45). Petrini souligne cependant que la gastronomie est un processus complexe, instable, en constante redéfinition, mais que seuls les produits « bruts dérivés des formes de l’agriculture traditionnelle » (idem : 61) sont à même de constituer un patrimoine, qui est caractérisé par l’auteur de « qualité ». En définitive, ce rapport qu’il entretient avec le patrimoine représente avant tout un phénomène de ruralité, qui est ensuite transféré dans la sphère urbaine. Petrini considère que les racines de la gastronomie demeurent paysannes ainsi qu’agricoles et l’oppose d’une certaine façon à l’espace urbain, qui est associé à l’industrialisation et à la standardisation alimentaire.

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Dans ces conditions, bien que les auteurs s’entendent sur les particularités culturelles des divers patrimoines alimentaires, deux visions s’affrontent : celle d’un patrimoine qui s’adapte au monde globalisé et qui intègre les éléments exogènes pour en faire un produit culturel local, ou encore celle qui mise sur une authenticité traditionnelle où les produits et les techniques se doivent de demeurer inchangés pour conserver l’attribut patrimonial de la gastronomie. Dans le contexte cubain, il semble propice d’emprunter la vision de Wilk, Garth et Turgeon, puisque l’île caribéenne est un lieu de métissage, d’échanges et de migrations depuis que le premier Européen y a mis le pied. Le rural et l’urbain s’y mêlent pour forger un patrimoine alimentaire qui n’est pas fixé par l’identité locale des produits, mais par leur agencement, rendant ce patrimoine très dynamique au fil des conjonctures. Si cette vision est privilégiée dans le cadre théorique de la recherche, il n’en reste pas moins que c’est la représentation que les Havanais s’en font qui donnera le ton à l’analyse à venir. Pour en donner un avant-goût, un des plats typiques cubains est basé sur la combinaison de riz et de haricots, accompagné de viande de porc et de légumes racines.

1.4 Questions, objectifs et hypothèses

Pour poursuivre la réflexion, des questions de recherche ont été formulées, ainsi que des objectifs et des hypothèses.

Question générale

La question générale de la recherche est la suivante :

Comment la crise économique, dite « période spéciale », à Cuba a-t-elle influencé la consommation alimentaire des Havanais et quels facteurs sont responsables de l’évolution du patrimoine alimentaire depuis 1990?

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Questions spécifiques

Les questions spécifiques de la recherche sont les suivantes :

Question 1 : Quelles sont les stratégies déployées par les Cubains pendant la période spéciale leur permettant de répondre à leurs besoins alimentaires quotidiens?

Question 2 : Quel est le rôle de l’État dans le façonnement des pratiques de consommation alimentaire à Cuba entre 1990 et 2015?

Question 3 : Quelles sont les conséquences de la crise économique sur les pratiques et le patrimoine alimentaire tel que perçu par les Havanais?

Objectifs

Dans le cadre de cette recherche, l’objectif général est d’analyser les facteurs influençant la transmission des savoir-faire du patrimoine alimentaire havanais et l’évolution des pratiques en matière d’approvisionnement et d’alimentation entre 1990 et 2015. Quatre autres objectifs spécifiques ont été déterminés :

1) Brosser un portrait des effets de la période spéciale des années 1990 à Cuba sur les pratiques de préparation et de consommation alimentaires des Havanais.

2) Étudier les stratégies qui ont été mises de l’avant pour survivre à la période spéciale qui occasionna une insécurité alimentaire.

3) Évaluer l’importance de l’agriculture urbaine ainsi que de la restauration privée dans l’approvisionnement et la consommation alimentaire des citoyens et leur rôle dans le renouvellement du patrimoine alimentaire havanais.

4) Vérifier s’il y a modification de la perception du patrimoine alimentaire à La Havane entre les générations post-révolutionnaires et post période spéciale.

Hypothèses

Finalement, deux hypothèses ont été avancées :

 La période spéciale, jumelée aux effets de l’embargo, a limité l’offre de produits alimentaires disponibles pour le peuple cubain et a eu pour effet

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d’appauvrir le patrimoine alimentaire en restreignant la transmission des savoir-faire dans la préparation des repas entre 1990 et 2000.

 De concert avec l’État cubain, les citoyens de La Havane ont assemblé un système de pratiques alimentaires permettant de combler les besoins caloriques de base (sécurité alimentaire quantitative), mais ne répondant pas à une diète variée ni nutritive.

1.5 Intérêt et retombées de la recherche

En tant qu’État communiste en pleine sphère d’influence américaine, Cuba est un objet d’étude depuis plus d’un demi-siècle. La période spéciale des années 1990 a particulièrement été couverte de par le caractère unique de sa crise économique au sens où Cuba a dû l’affronter dans un contexte d’isolement extrême. L’insécurité alimentaire qui en a découlé fut examinée et questionnée. Or, la perspective patrimoniale de l’alimentation n’a pas été traitée. En effet, si le territoire est bien connu et que l’insécurité alimentaire n’est pas un phénomène nouveau, il appert que la relation entre la crise économique et le patrimoine alimentaire n’a pas fait l’objet d’un éclairage neuf. De plus, si la science s’est penchée sur l’évolution des pratiques alimentaires dans un contexte de migration, elle n’a toutefois peu abordé le cadre géographique national qui est plus ou moins marqué par des influences extérieures, comme dans le cas de Cuba.

L’intérêt de cette recherche réside donc dans l’étude de conditions spécifiques de la période spéciale à Cuba, à savoir l’isolement politique et les stratégies de lutte pour assurer la subsistance, qui inscrivent le patrimoine alimentaire dans un contexte où son évolution est altérée par une conjoncture particulière. Une meilleure compréhension de ces facteurs permet de retracer et de comprendre de quelle façon une période d’insécurité alimentaire peut influencer les pratiques alimentaires des Havanais et la transmission des savoir-faire culinaires.

Cette approche apporte également de nouvelles connaissances en ce qui concerne les ajustements d’un pays au lendemain du démembrement de l’Union soviétique.

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Quoique le sujet ait été abordé dans les républiques de l’Europe de l’est, Cuba demeure un cas particulier, car le régime politique demeure communiste, d’où l’intérêt de documenter ce contexte précis

Les retombées scientifiques apportent également une meilleure compréhension du patrimoine immatériel, sujet qui est peu traité dans les sciences géographies. Cela représente pourtant une approche pertinente dans une optique d’insularité caribéenne qui met de l’avant les limites et le potentiel que lui confère son statut d’île.

1.6 Difficultés et limites de la recherche sur le terrain

Certaines limites ont été rencontrées pendant cette étude. Tout d’abord, l’aspect linguistique a pu restreindre la compréhension lors des entrevues, malgré mon niveau avancé d’espagnol. Toutefois, l’enregistrement des conversations a permis de les réécouter pour s’assurer de bien comprendre les propos des participants interrogés.

Ensuite, les faibles moyens financiers ont restreint la durée du séjour à deux mois. Les quartiers périphériques ont été moins couverts, puisque l’essentiel des participants recrutés a été référé par d’autres participants, permettant de s’assurer que la personne était de confiance et que son quartier était facile d’accès. Les recommandations des acteurs clés ont donc été nécessaires pour m’assurer de l’accès sécuritaire à chaque quartier.

Puis, des difficultés sont apparues au moment du recrutement des participants étudiants. Puisque la recherche n’était pas approuvée par l’Université de La Havane, il s’est avéré impossible d’avoir le support des professeurs pour réaliser le recrutement, c’est pourquoi aucun étudiant n’a participé à l’enquête. Des dispositions avaient toutefois été prises auprès de l’Université de La Havane pour obtenir le statut d’étudiante pour faciliter le recrutement. Ce fut malgré tout un processus complexe et couteux et les contacts au sein de l’Université ont dû inventer un cours fictif pour justifier ma présence dans une institution d’État. Aussi, des démarches ont été réalisées auprès du comité

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d’éthique de l’Université Laval pour l’approbation des méthodes qui ont été utilisées (Numéro d’approbation 2016-101/05-05-2016).

Finalement, il faut garder à l’esprit que la liberté d’expression n’est pas un droit totalement acquis à Cuba, ce qui a pu faire obstacle lors des entretiens. Effectivement, il y a pu y avoir une certaine méfiance de la part des participants concernant le partage de leurs idées. Néanmoins, les sujets abordés ont été choisis avec soin pour éviter toute confrontation ou malaise de la part des participants. Les questions ont été formulées de manière non polémique et aucune critique directe du régime politique ou de tout autre thème conflictuel n’a été demandée.

Pour terminer, il importe de souligner que les résultats de cette étude sont à nuancer et ne peuvent être généralisés à l’ensemble de Cuba, ceci étant notamment dû à la dimension exploratoire de la recherche. Des objectifs larges ont été fixés pour permettre plus de latitude lors de la recherche sur le terrain, où de nombreux ajustements ont d’ailleurs été nécessaires pour ce qui est du recrutement des participants ainsi que du guide d’entrevue administré. Cela restreint du même coup la portée des résultats et fait en sorte qu’ils ne peuvent pas être extrapolés, mais mènent tout de même à des pistes d’interprétation appréciables.

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2. Méthodologie de cueillette et d’analyse de données

Cette étude est de nature hypothético-déductive et de type qualitative. La cueillette des données de première main a été réalisée par des entrevues semi-dirigées et de l’observation sur le terrain. Une recherche documentaire et une campagne de terrain ont été les principales sources de données de deuxième main. Une analyse qualitative thématique a ensuite été appliquée au corpus d’entrevues formé de verbatim pour en tirer une synthèse et ainsi vérifier les hypothèses.

2.1 Sources et cueillette de données

Avant d’entreprendre la cueillette de données originales, l’objet d’étude et les concepts utilisés ont été documentés par le biais de la littérature existante. La documentation a chevauché la période de terrain et d’analyse pour compléter les sujets nouveaux non couverts qui ont émergé du corpus obtenu.

La cueillette de données sur le terrain s’est tenue à La Havane du 4 avril au 6 juin 2016. L’objectif était de récolter un échantillon d’une quinzaine de témoignages. La sélection a été faite selon des échantillons intentionnels non probabilistes, les répondants étant donc choisis, car ils étaient « réputés avoir une expertise pertinente par rapport à l’objet d’étude et [sont capable de la verbaliser] » (Savoie-Zajc, 1997 : 274). Cette décision repose sur le fait qu’une telle approche d’échantillonnage est facile à appliquer, malgré l’impossibilité de préciser la représentativité (Beaud, 1997 : 194). Les personnes visées ont surtout été des femmes puisque ce sont majoritairement elles qui sont responsables de la cuisine à Cuba. Aussi, quelques témoignages d’hommes ont été pertinents pour comprendre leur perception et leur participation dans les pratiques alimentaires quotidiennes.

La méthode qui a été employée pour recueillir les témoignages était celle de l’entrevue semi-dirigée. Ce choix est justifié par la nature de l’étude, attendu qu’elle veut s’intéresser au sens que les individus donnent à une expérience quotidienne pour ainsi approfondir la compréhension et rendre explicite l’univers de l’autre (Savoie-Zajc, 1997 :

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268), rendant donc incontournables les entrevues. Plus de 17 participants ont été recrutés par la technique boule-de-neige, où un répondant en a recommandé un prochain. Les entrevues se sont déroulées à la résidence des participants selon un guide d’entrevue d’une dizaine de thèmes et sous-questions ouvertes servant de points de repère pour recueillir plus ou moins les mêmes renseignements d’une personne à l’autre (voir guide d’entrevue en annexe). Les questions ont été composées selon les indicateurs du cadre opératoire et rédigées en espagnol, langue que je maitrise déjà. La phraséologie a été adaptée au fur et à mesure pour que celle-ci soit pertinente et ajustée au langage des répondants (Deslauriers, 1991 : 36). Les questions ont porté sur les pratiques de collecte, de consommation et de préparation alimentaire de chacun, les stratégies mises de l’avant pour lutter contre l’insécurité alimentaire et le renouvellement du patrimoine alimentaire havanais. Les entrevues colligées ont été enregistrées et par la suite transcrites en verbatim.

Des entrevues avec quatre acteurs-clés ont également été réalisées dans le but de comprendre leur perception du patrimoine alimentaire cubain. Le rôle de ces notables est important puisqu’ils possèdent une vision et une capacité de recul qui permet de nuancer l’objet d’étude, le patrimoine alimentaire. Un portrait plus exhaustif de l’échantillon est dressé dans le premier chapitre des résultats.

Le contact avec les participants a été facilité par des collaborateurs sur place que ma professeure Mme Nathalie Gravel a identifiés, dont des professeurs du département de géographie de l’Université de La Havane et une spécialiste en nutrition, tous rencontrés lors d’un voyage pré-terrain en juin 2014. Les entrevues ont été autorisées par un visa d’étudiant obtenu grâce à l’appui d’un professeur de l’Université de La Havane.

2.2 Méthodes de traitement des données

Après avoir recueilli les données sur le terrain, une analyse qualitative a été réalisée d’après les verbatim qui en ont résulté. La technique de traitement appliquée était celle de l’analyse thématique, telle que décrite par Paillé et Mucchielli (2008), s’agissant de « procéder systématiquement au repérage, au regroupement et, subsidiairement, à

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l’examen discursif des thèmes abordés dans un corpus » (2008 : 162). Dans les conditions de cette analyse, un thème représente « un ensemble de mots permettant de cerner ce qui est abordé dans l’extrait du corpus correspondant tout en fournissant des indications sur la teneur des propos » (2008 : 170). Ainsi, l’analyse des verbatim a été entreprise par thématisation des passages significatifs selon la méthode en continu qui est une démarche de construction ininterrompue, à l’opposé de la méthode séquenciée qui s’effectue selon une grille thématique plus stricte. La formule en continu a été privilégiée puisqu’elle permet une plus grande flexibilité dans la création des thèmes et une analyse plus fine et adaptée au contenu du corpus (2008 : 166).

Simultanément à la thématisation, l’analyse du relevé des thèmes s’est effectuée. Il s’agissait de peu à peu rechercher des liens, des oppositions, des convergences entre les thèmes pour ensuite en tirer une explication. Ce dépouillement a finalement généré un portrait d’ensemble du corpus qui a permis d’interpréter les données en exploitant les nuances. Une analyse de triangulation des données a été réalisée en comparant la littérature, les observations sur le terrain ainsi que la perception des Cubains quant aux questions soulevées. La découverte de contradictions a d’ailleurs pu dégager la signification des données et leur fournir une richesse descriptive et analytique, permettant de donner du contexte aux résultats et d’optimiser le matériel des entrevues. La rédaction s’en est suivi et est contenue dans deux chapitres de présentation des résultats, puis succédé d’un chapitre de discussion où ces résultats sont interprétés.

2.3 Cadre opératoire : variables et indicateurs

Pour opérationnaliser la recherche, quatre variables ont été déterminées ainsi que leurs indicateurs (Tableau 1). Tout d’abord, la variable antécédente, « isolement géographique en contexte caribéen », est celle qui agit avant et sur toutes les autres. Elle a été choisie puisque le contexte géographique joue inévitablement un rôle dans toutes les sphères de la vie cubaine. Puis, la variable indépendante, « insertion de l’État cubain dans les cycles économiques du XXe siècle » est celle qui rend compte de la situation préalable. Dès 1959, l’État communiste érige une société propre à Cuba et qui s’adapte au gré des

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changements économiques. Ensuite, des ruptures surviennent dans les relations commerciales, ayant des effets économiques négatifs à Cuba en 1990 dans lesquels s’inscrit la variable intermédiaire, « planification de la sécurité alimentaire par l’État à partir de la période spéciale ». Finalement, la variable dépendante est double, soit « spécificité du système havanais des pratiques alimentaire » et « perception de la sécurité alimentaire », et elles influencent directement l’objet d’étude, soit le patrimoine alimentaire. Les variables seront mesurées selon divers indicateurs.

Tableau 1 — Variables et indicateurs influençant le patrimoine alimentaire cubain

Antécédente Indépendante Intermédiaire Dépendante

Insularité en contexte caribéen

Insertion de l’État cubain dans les cycles économiques du XXe siècle

Planification de la sécurité alimentaire par l’État à partir de la période spéciale

1) Spécificité du système havanais des pratiques alimentaire 2) Perception de la sécurité alimentaire Indicateurs Distance du continent Vulnérabilité climatique et économique

Ponts virtuels avec les autres États de la Caraïbe : échanges économiques, transport Vague d’immigration Relations commerciales internationales Politiques publiques Politique étrangère Stabilité Inclusion Variation du PIB Disponibilité du

carburant et des engrais chimiques

Évolution des importations et exportations Marginalisation politique Évolution du pouvoir d’achat Rationnement alimentaire Capacité d’innovation Substitution d’aliments Planification de l’État : agriculture urbaine, ministère de l’agriculture, rationnement, recherche universitaire, restauration privée, restauration rapide

Présence d’influences externes

Transmission des savoir-faire

Bien-être alimentaire perçu Pratiques alimentaires quotidiennes des ménages : conservation aliments, production,

approvisionnement diversifié, vie associative, planification

Reproduction du patrimoine alimentaire tel que perçu

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3. Revue de littérature

Pour effectuer cette recherche, quatre concepts sont importants pour former le cadre du projet. En premier lieu, le contexte géographique de la région étudiée est essentiel à saisir au sens où l’insularité de Cuba est un facteur qui influence toutes les activités de l’île. En second lieu, la sécurité alimentaire est un problème quotidien à Cuba depuis 1990 et qui se doit d’être examiné selon de multiples indicateurs. En troisième lieu, la transmission des savoir-faire est également au cœur du cadre conceptuel puisqu’elle est un paramètre fondamental au renouvellement du patrimoine alimentaire. En quatrième lieu, les pratiques alimentaires tirent leur influence du contexte dans lequel elles évoluent et viennent illustrer dans le cas de Cuba les difficultés engendrées par la crise économique.

3.1 Une géographie de l’insularité

L’île n’est pas un objet géographique facile à cerner. Taglioni (2006), un chercheur de l’Université de La Réunion souligne que si, certes, l’île est une terre entourée d’eau, cette caractéristique ne suffit pas à définir ce qu’est une île. Qu’en est-il de la taille et comment faire la différence entre un îlot et un continent? Y aurait-il une superficie maximum? Un degré d’éloignement à atteindre? Faut-il considérer la population? Bref, une définition restrictive est difficile à établir, et selon lui, « une grande part d’arbitraire fait loi quand on veut “matérialiser” l’île par des données chiffrées aussi simples qu’un seuil de population ou de superficie » (idem : 667). Pour Baldacchino et Dehoorne (2014 : 8), elle peut se définir « par opposition à la continentalité, par ses discontinuités physiques qui s’imposent aux êtres humains que nous sommes ». Pelletier (2005 : 15) va dans la même direction en affirmant que « l’île, sous son nom, ne peut être considérée qu’en altérité : par rapport à une autre chose (continent, grande terre), par rapport à un autre regard (îliens, insulaires, continentaux) ». Plusieurs exemples peuvent illustrer la diversité des types d’îles rencontrés : celles rattachées à des pays continentaux (Italie, Grèce), celles rattachées à de grands archipels (Royaume-Uni, Indonésie, Japon), les petits États mono-insulaires (Jamaïque, Ste-Lucie, Grenade) ou bi-mono-insulaires (São Tomé & Principe,

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Trinidad & Tobago), ceux qui sont multi-insulaires (où se détache une grande île, Fidji, Vanuatu), les archipélagiques (où ne se détache pas une grande île, Cap-Vert, Bahamas, Marshall) (ibid.). Cette typologie n’en est qu’une parmi tant d’autres, mais elle permet de comprendre le kaléidoscope dans lequel se trouve la notion de l’île.

Si l’île peut être une notion subjective et caractérisée selon divers paramètres, son insularité l’est de même. Sous ce rapport, Sanguin (1997 : 11) souligne que « l’insularité n’est jamais un état stable; elle est une gamme de possibilités ». Taglioni (2006) poursuit sous cet angle en énonçant l’importance de la notion de système dans la compréhension de l’insularité. De fait, ce ne serait pas un ensemble de caractéristiques précises qui délimitent l’insularité, mais plutôt l’interaction forte ou faible de facteurs qui particularise l’insularité de chaque île. Deux types de typologies ont été étudiés pour tenter de caractériser la perception des îles : la surinsularité et l’hypo-insularité.

Pelletier (1997) a développé le concept de surinsularité lors de ses recherches au Japon, qu’il rebaptise la Japonésie, pour mettre l’accent sur le fait que l’État est en fait un archipel, à l’image de l’Indonésie ou de la Polynésie. Quatre grandes îles forment le cœur du Japon, puis la périphérie dite « surinsulaire » est constituée de petites îles aux extrémités sud et nord de l’archipel, qui ont évolué de façon relativement autonome. L’île surinsulaire est donc généralement en retrait des flux d’échanges et de transport en plus d’avoir une faible marge de manœuvre concernant les initiatives politiques, économiques et sociales. La surinsularité caractérise souvent les membres secondaires d’un archipel.

Cette caractéristique peut d’ailleurs s’appliquer au cas l’archipel des Canarreos situé dans le golfe de Batabanó au sud de la province de La Havane, dont l’île principale est l’île de la Juventud (avant 1978, elle était connue sous le nom d’île de los Pinos). De par sa petite superficie (2400 km2) et sa faible population (86 400 habitants) (ONE, 2011), l’île n’est pas considérée comme une province, mais bien une municipalité spéciale, la subordonnant donc au gouvernement central. L’île a été successivement un lieu de détention, puis comme son nom le laisse entendre, un endroit dédié à la jeunesse accueillant des milliers d’étudiants cubains et internationaux, cette initiative s’inscrivant dans les politiques internationalistes du régime Castro. Or, les écoles internationales ont définitivement fermé leurs portes en 1994, au moment le plus difficile de la période

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spéciale. Depuis, l’île de la Juventud est excessivement isolée du reste de Cuba. S’il était possible dans le passé de rejoindre plusieurs fois par jour La Havane en 25 minutes par avion, ou encore la province de Pinar del Río par de rapides hydroglisseurs en deux heures, aujourd’hui ces transports sont moins fréquents et peu accessibles pour les Cubains moyens (Miroff, 2015). Cette situation illustre bien le concept de surinsularité de Pelletier.

De son côté, Nicolas (2001) a travaillé sur le concept d’hypo-insularité dans les Antilles françaises et la façon dont les notions d’isolement et d’éloignement ont progressivement été effacées par les flux aériens, humains, financiers, et ceux issus des technologies d’information et de communication. C’est dans ces conditions qu’il parle de déterritorialisation au sens où l’espace perçu est modifié par l’imbrication entre le fait local et le fait national français. Selon lui,

alors que l’hyper-insularité isole un peu plus l’individu, l’hypo-insularité, par sa dimension distributionnaliste, le place en situation de « continuité mentale » qui conduit à l’abolition relative des servitudes classiques de l’île : distance et temps d’accès, déphasage augmenté par la faiblesse des médias traditionnels (idem : 12).

En ce sens, les îles hypo-insulaires seraient donc plus intégrées dans l’économie mondiale et possèderaient un niveau de développement élevé dans l’optique d’une intégration politique et économique à une métropole. Pour Taglioni (2006 : 677), l’hypo-insularité représente « la continentalisation du phénomène insulaire sous l’impulsion de l’intégration et de l’assimilation d’un territoire insulaire à une métropole continentale ». Porto Rico peut également faire figure d’île hypo-insulaire de par ses liens avec les États-Unis. Il est possible de dire que Cuba a déjà été d’une certaine manière dans cette situation, mais plutôt de façon métaphorique. Effectivement, entre les années 1970 et 1990, des liens très forts unissaient le bloc socialiste en Europe et l’île caribéenne. Ces liens étaient non seulement en termes économiques, mais également sous l’aspect du partage des valeurs communistes, dirigé en quelque sorte par la métropole soviétique, Moscou. Certes, ces typologies de surinsularité et d’hypo-insularité n’ont qu’une valeur indicative, car elles ne font pas office de lois applicables à chaque île et leur position dans le système monde dépend de plusieurs facteurs. Malgré tout, elles permettent de proposer des pistes pour l’étude de l’insularité cubaine.

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Toujours dans la même veine, Briguglio (1995), chercheur de l’Université de Malte, a étudié le lien entre l’insularité et la viabilité économique des petits États insulaires en développement et a établi un index de vulnérabilité. Tout d’abord, la petite taille de la population, du PIB ainsi que de la superficie entraine plusieurs désavantages, tels que la limitation des ressources naturelles qui ne fournit qu’une gamme limitée de produits d’exportation, en plus de causer une dépendance envers les importations. Le cas de Cuba l’illustre clairement, puisque les produits d’exportation se concentrent principalement autour du sucre, du café, des cigares, du rhum, des agrumes et du nickel. Tous ces produits connaissent une certaine transformation, mais sont issus du secteur primaire, dont la majorité de l’agriculture, entrainant dès lors une grande pression sur les terres en plus d’être vulnérables aux conditions climatiques ou encore aux coûts des intrants chimiques ou mécaniques nécessaires à ces monocultures (Herrera et Johsua, 2002).

Cette spécialisation rend également les États insulaires plus vulnérables aux variations des conditions économiques du reste du monde. La petitesse du marché réduit la compétition interne et restreint la possibilité d’influencer les prix domestiques, ce qui fournit une attraction limitée pour les investissements directs étrangers. L’île cubaine se trouve dans une situation quasi unique au monde6, au sens où son économie est excessivement fermée et soumise aux décisions gouvernementales. Il faut également souligner que malgré l’impossibilité pour Cuba d’exporter ses produits vers les États-Unis durant un demi-siècle, l’assouplissement de l’embargo américain7 permet aujourd’hui aux sociétés étatsuniennes d’exporter certains produits sous approbation gouvernementale. En 2014, les États-Unis ont exporté vers Cuba l’équivalent de 300 millions de dollars de produits avant tout agroalimentaires (US Census Bureau, 2015).

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En termes de fermeture politique et économique, on pourrait également citer la Corée du Nord ou encore l’Érythrée, dont la fermeture est beaucoup plus intense.

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Figure 1 — Carte du bassin caribéen et situation de la capitale de Cuba, La Havane
Figure 2 – Carte de la densité de la population de Cuba
Figure 3 — Carte de la province de La Havane
Tableau 1 — Variables et indicateurs influençant le patrimoine alimentaire cubain
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