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4. Résultats d’analyse : le rôle de l’État dans l’offre alimentaire

4.2 Commercialisation : quand l’offre ne suffit pas à la demande

La production alimentaire et les importations sont sous l’égide du monopole étatique où les prix ne sont presque pas sujets aux fluctuations du marché de l’offre et de la demande. Une certaine ouverture a été autorisée dans les années 1990 avec un marché agricole d’offre et de demande, faisant entrer de nouveaux acteurs dans la chaine agroproductrice et de mise en marché. Il n’en reste pas moins que l’offre alimentaire dépend de la gestion étatique centralisée qui laisse peu de place aux besoins changeants des citoyens et qui s’arrime mal à la production nationale instable. De plus, plusieurs types de points de vente existent où les transactions se réalisent dans l’une des deux monnaies20

, les prix variant selon le rôle de l’entité commerciale, ce qui complexifie encore plus le processus. Si la demande est très élevée, l’offre ne sait pourtant y répondre, car la production n’est pas construite en fonction de ce type de marché, mais repose plutôt sur une planification.

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Les produits agricoles sont payés en pesos cubains (CUP) alors que les produits manufacturés sont généralement payés en pesos convertibles (CUC).

L’État s’occupe tout d’abord de distribuer des denrées alimentaires pour la consommation sociale vendues dans les centres d’intérêt sociaux (écoles, hôpitaux, maison de retraite, garderie, cantine ouvrière). L’État dispense également les aliments du carnet de rationnement, la libreta. Les prix de vente sont bien en deçà de la valeur marchande. Une autre portion est vendue encore une fois à des prix subventionnés, mais un peu plus élevés, dans des marchés étatiques agricoles. Ensuite, les surplus de n’importe quelle entité (CPA, CCS, UBPC, ferme d’État, petits agriculteurs) qui ne sont pas achetés par l’État peuvent être commercialisés librement dans des marchés agricoles d’offre et de demande. Ceux-ci sont apparus pour la première fois dans les années 1980 (mercado libre campesino) mais ont été fermés en 1987 après avoir généré plusieurs controverses politiques, causant le retour du monopole de l’État. Les problèmes allégués étaient ceux des prix élevés, d’une perte de contrôle de l’offre par l’État, et d’actions inacceptables des intermédiaires leur permettant de s’enrichir (Deere et Meurs, 1992).

En 1994, la réouverture de ce type de marché (mercado libre agropecuario), permet une nouvelle fois de donner une alternative importante pour le consommateur, en plus de créer un effet stimulant pour les producteurs particuliers (Nova, 2012). Un système de taxation est conçu pour que l’État bénéficie directement des activités lucratives des ventes du marché. Le taux d’imposition est de 15 %, mais n’atteint que 5 % à La Havane dans le but de canaliser le plus grand volume d’aliments possible vers la capitale, où les pénuries alimentaires pourraient être source d’instabilité politique, selon Deere (1997). Après la consultation d’une récente Gazette officielle de l’État portant sur le budget 2016, l’article 89 concernant les ventes et services stipule qu’il faut « exonérer le paiement de taxe de vente sur toutes formes de commercialisation au détail des produits agricoles dans les provinces d’Artémise, La Havane et Mayabeque »21

, ce qui veut dire qu’il n’y a plus de taxation à La Havane (Gazeta Oficial de la República de Cuba, 2016c : 14).

D’après Marshall (1998), la légalisation de ces marchés représente la reconnaissance par le régime castriste de la dimension critique qu’avait atteinte la pénurie

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« Artículo 89: Exonerar del pago del Impuesto sobre las ventas a todas las formas de comercialización minorista de productos agropecuarios en las provincias Artemisa, La Habana y Mayabeque. » (Gazeta Oficial de la República de Cuba, 2016c : 14)

alimentaire, ce qui exigeait une réponse radicale pour le gouvernement communiste : la création d’un secteur privé. À cette époque, cela a entre autres eu comme effet de dégonfler les prix des produits qui se vendaient sur le marché noir22 en plus de stimuler la production, car les prix de vente étaient plus élevés que ceux de l’État. Un des changements cruciaux dans ces nouveaux marchés est la reconnaissance légale des intermédiaires et de leur rôle dans la commercialisation, même s’ils ne sont pas nécessairement les bienvenus. Ils seront, certes, souvent pris comme boucs émissaires devant les divers problèmes qui surgiront, mais il n’en reste pas moins que de nouveaux acteurs non-étatiques sont apparus sur le territoire.

Que ce soit dans les marchés étatiques ou libres, certaines denrées sont placées sous le régime dit de precios topados, des prix maxima. Traditionnellement, le riz, aliment de base dans la diète cubaine, est vendu partout au pays selon le prix maximum de 5 pesos cubains la livre, ce qui représente environ 0,25 CAD la livre. Cette mesure a pour objectif d’éviter l’augmentation excessive des prix et empêcher certains secteurs d’en profiter individuellement. Dans le même ordre d’idées, certains produits sont totalement sous l’égide du monopole étatique, tels que la patate, le café, le cacao, le lait, les œufs, la viande de bœuf et le miel. Ces produits ne peuvent pas être vendus dans les marchés d’offre et de demande et leur commercialisation est gérée par l’État. Ces produits sont soit dédiés à l’exportation, réservés aux institutions d’État (hôpitaux, haut fonctionnariat), ou sont des denrées alimentaires de base qui sont vendues à un prix fixe (Nova, 2012). Il n’en reste pas moins qu’ils sont disponibles sur le marché noir.

Plus récemment, en mai 2016, ce sont 23 produits agricoles qui ont fait l’objet d’une nouvelle loi sur les prix maxima dans les marchés étatiques et les points de vente gérés par les CPA ou CCS. Ces prix maxima ont été instaurés dans le but d’éviter l’inflation qui dérive du fait que le pays est incapable de produire suffisamment pour répondre à la demande. Le rôle de l’État a donc encore une fois été renforcé dans le domaine de la distribution et de la régulation des prix, illustrant la centralisation de ce

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Selon Marshall (1998 : 282), « For example, pork (a very popular item in Cuba) cost 75 pesos per pound on the black market (in Havana) in June 1994. 45 pesos per pound at the free markets in January 1995, 35 pesos in June 1995, and 32-34 pesos in March 1996. Black beans, another staple item, cost roughly 35 pesos per pound in July 1994 on the black market, 12-15 pesos per pound in January 1995 at the free markets, and 8-10 pesos per pound in March 1996 ».

processus. Lors du discours de Raúl Castro au VIIe Congrès du Parti communiste en avril 2016 (Informe Central al VII Congreso del Partido Comunista de Cuba, 2016), il explique pourquoi la loi des prix maxima a été instaurée :

[Le problème, c’est] le comportement des prix des produits agricoles avec la réapparition du phénomène de la spéculation et l’accaparement des bénéfices de quelques-uns, au détriment de la majorité de la population. Même si nous comprenons que le facteur primordial pour la croissance des prix réside dans un niveau de production qui ne satisfait pas la demande et que l’avancement en cette matière est conditionné selon des facteurs objectifs et subjectifs, nous ne pouvons pas rester les bras croisés devant l’irritation des citoyens à cause de la gestion sans scrupule des prix de la part des intermédiaires qui pensent seulement à gagner chaque fois plus.23

Cet extrait illustre la façon dont le gouvernement cubain interprète les problèmes d’inflation et y répond par des décisions centralisées. L’importance des valeurs socialistes joue un rôle excessivement important dans les décisions gouvernementales.

C’est donc dans cette optique que des changements ont eu lieu en instaurant les prix maxima sur 23 produits agricoles (Tableau 4). Selon les résolutions 162 et 157 du Ministère des Finances et des Prix (Gazeta Oficial de la República de Cuba, 2016a, 2016b), la marge de profit maximum qui peut être réalisée est de 40 % du prix d’acquisition des produits agricoles de première qualité. Les produits de deuxième et troisième qualité reçoivent une réduction de respectivement 20 % et 40 % du prix initial. La résolution 157 mentionne également que les prix ne peuvent pas souffrir des variations de tarif des intrants agricoles et du combustible. Des listes de prix ont été établies dans la dernière résolution, selon des prix d’achat par quintal dédié au marché de gros et à la livre pour le marché au détail. Les prix varient également d’une période à l’autre, selon s’ils sont vendus pendant la saison des pluies ou la saison sèche (Tableau 4).

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[El problema es] el comportamiento de los precios de los productos agropecuarios con la reaparición del fenómeno de la especulación y el acaparamiento en beneficio de unos pocos y en detrimento de la mayoría de la población. Aunque comprendemos que el factor primordial en el crecimiento de los precios reside en un nivel de producción que no satisface la demanda y que el avance en esta materia está condicionado por factores objetivos y subjetivos, no podemos quedarnos con los brazos cruzados ante la irritación de los ciudadanos por el manejo inescrupuloso de los precios por parte de intermediarios que solo piensan en ganar cada vez más. (Traduction libre de l’auteure)

Tableau 4 — Prix maxima de vente au détail en pesos (CUP)24 de produits agricoles sélectionnés

Produits Prix maximum (Pesos (CUP) par livre)

Produits Prix maximum (Pesos (CUP) par livre)

Viandas (légumes racines) Fruits

Patate douce (boniato) Banane

Juin à novembre 0,85 Mai à septembre 1,10

Décembre à mai 1,00 Octobre à avril 1,40

Manioc (yuca) Goyave

Novembre à avril 0,85 Juillet à octobre 1,55

Mai à octobre 1,00 Novembre à juin 1,95

Malanga Mangue

Avril à septembre 3,50 Mai à août 1,55

Octobre à mars 4,20 Septembre à avril 1,80

Légumes Grains

Chou Haricot noir 10

Février à mai 0,85 Haricot coloré 11

Juin à janvier 1,20 Concombre Juin à septembre 1,10 Octobre à mai 1,40 Tomate Janvier à avril 2,10 Mai à décembre 4,20

Gazeta Oficial de la República de Cuba (2016b), Resolución No. 157/2016, Ministerio de la Justicia, Ministerio de Finanzas y Precios, Extraordinaria, no. 15, 3 de mayo de 2016, p. 232-233.

Cette politique des prix maxima peut être positive pour les consommateurs dont le budget ne souffre plus de la variation des prix des aliments. Or, cela peut également causer une diminution de l’offre devant la possibilité que les prix fixés ne couvrent pas les frais de la chaine de production du champ au marché agricole.

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