• Aucun résultat trouvé

Détention des moyens de production par l’État : difficile innovation et absence

4. Résultats d’analyse : le rôle de l’État dans l’offre alimentaire

4.1 Détention des moyens de production par l’État : difficile innovation et absence

Le patron agricole issu de la révolution cubaine n’est pas exempt de ses legs historiques et poursuit la voie tracée de la monoculture de canne à sucre. Cet héritage, qui remonte à la colonisation, s’est fortement mécanisé avec l’aide économique et technique de l’Union soviétique. Certains auteurs (Febles González et al., 2011; Peña Castellanos et Alvarez, 1996; Nova, 2012) parlent de l’étape du gigantisme, ou encore révolution verte, où la monoculture cause une rupture de l’équilibre des cycles de la nature, la déforestation, la mauvaise utilisation des sols et leur compaction, l’usage excessif des intrants chimique et

11

Raul Castro a permis la vente de voitures personnelles et de maisons, la remise de terre en usufruit, a amélioré l’accès à Internet, a encouragé le développement des initiatives privées, a mis en place une réforme sur le salaire en rapport au rendement, a facilité les voyages en dehors du pays.

12

Importations alimentaires des États-Unis : 88 % des graisses, 33 % des légumes, 40 % des céréales, 63 % des produits carnés, 90 % du poisons, et 84 % des conserves de fruits (Nova, 2012 : 4)

la surdimension des unités productives, ce qui engendra la dépopulation du milieu rural, contribuant à la séparation de l’homme et de la terre. Gonzalez et Herrera (2014) soulignent d’ailleurs que ces grands plans de développement ont placé le pays parmi l’un des premiers en Amérique latine pour l’utilisation en grande quantité de fertilisants et de machinerie agricoles. Les structures agraires étaient dominées par une production de très grande envergure, où il existait des entreprises de riz de plus de 30 000 hectares, des complexes agroindustriels sucriers de 12 000 hectares et des fermes d’élevage de 24 000 hectares (idem, 104). Ces entreprises fonctionnaient selon une substitution de la force de travail par du capital pour ainsi augmenter la productivité. Selon Nova (2016), ce niveau de centralisation et de monopole a donné lieu à des situations défavorables, telles que le manque de stimulation des producteurs, la perte de récoltes dans les lieux d’entreposage, des niveaux de subvention de l’État excessivement élevés et donc, des prix non conséquents à la qualité des produits, une suite de non-paiement aux producteurs, et même la déviation des produits vers le marché noir.

Puis, au tournant des années 1990, des changements radicaux ont lieu. Le resserrement de l’embargo américain, la fin des prêts socialistes et de l’aide technique multiplient les difficultés pour Cuba de se positionner sur le marché international, surtout pour ce qui est des importations et exportations. Dès lors, une crise alimentaire se manifeste alors que la production vivrière à Cuba est très basse. Un changement vers une production nationale est indispensable, mais cela nécessite une réorientation dans la gestion de la terre13. Les grandes entreprises d’État sont alors beaucoup moins productives que les coopératives agricoles (Coopératives de production agricole CPA, Coopératives de crédits et services CCS), mais il n’en reste pas moins que les ressources nécessaires à la production sont aux mains de l’État et sont accessibles de manière inconstante.

13

Il faut garder à l’esprit que la gestion de la terre à Cuba est bien différente du reste de l’Amérique latine, où le principal enjeu est l’accès à la propriété terrienne considérant le problème d’accaparement des terres par les entreprises multinationales. Le cas de Cuba est distinct, car les terres appartiennent à l’État et celui- ci a facilité la redistribution des espaces non occupés depuis la décennie 90. De plus, le secteur agricole est un des plus protégés (les investissements étrangers ne sont pas permis). La gestion centralisée peut toutefois s’avérer un problème pour le régime foncier et le système agraire en général qui possède peu de marge de manœuvre.

Gonzalez et Herrera (2014) considèrent que les années 1990 marquent le début de la décentralisation par l’incorporation de nouveaux acteurs économiques sur le territoire pour améliorer le modèle de gestion agraire centralisé. Une redistribution des terres a été nécessaire, car les immenses entreprises agricoles d’État étaient inefficaces et certaines ont donc été démantelées dès 1993 pour créer des coopératives. Deere (1997) considère que le secteur agricole cubain est désormais caractérisé par de multiples formes d’organisation de la production entrainant une plus grande mixité de l’économie, permettant aux nouvelles coopératives de devenir réellement participatives et autogérées. Il faut néanmoins rappeler que celles-ci dépendent et répondent de l’État et ne sont donc pas totalement libres de manœuvrer leur terre à leur guise. Si, certes, le secteur agricole est entré dans un processus de décentralisation, il est essentiel de garder à l’esprit que les moyens de production sont aux mains de l’État, qui planifie et redistribue.

Malgré la transformation des entreprises d’État en coopératives, plusieurs milliers d’hectares restent inutilisés. En 2008, une nouvelle loi pour faciliter la distribution en usufruit des terres inutilisées à des personnalités juridiques ou naturelles voit le jour dans le but d’augmenter la production alimentaire, ce processus demeurant toutefois lourd et bureaucratique. Selon des chiffres de 2015, voici les différents types d’utilisation de la terre à Cuba (Tableau 2).

Tableau 2 — Superficie totale du pays en hectares (ha) selon l’usage du sol en 2015

Superficie totale de Cuba 10 988 400 ha

Superficie agricole 6 240 300 ha

·Superficie cultivée 2 733 600 ha ·Superficie non cultivée 3 506 700 ha

Superficie non agricole 4 748 100 ha

ONEI (2016a), Panorama Uso de la tierra 2015, Centro de Gestión de la Información Económica Medioambiental y Social, Oficina Nacional de Estadística e Información, La Habana, p.3.

Cela démontre que malgré les efforts mis en place pour accroître la superficie de terre cultivée, plus de 3,5 millions d’hectares à potentiel agricole étaient toujours laissés pour compte en 2015. Il n’en reste pas moins que cette redistribution toujours en cours a entrainé un changement distinctif de l’usage du sol, alors que le poids historique

qu’occupait la canne à sucre a peu à peu diminué, illustrant le rôle important qu’ont acquis les cultures vivrières depuis les années 1990(légumes, grains, tubercules, racines) (Gonzalez et Herrera, 2014)14. La diminution de la superficie récoltée le démontre très bien, alors que la moisson de 1981-1982 couvrait plus de 1 327,3 milliers d’hectares pour ne représenter que 400,3 milliers d’hectares lors de la moisson de 2012-2013 (Tableau 3).

Tableau 3 — Superficie récoltée (Mha) de la canne à sucre par moisson sélectionnée

Moisson Superficie Moisson Superficie 1981/82 1 327,3 2000/01 1 007,1 1985/86 1 328,6 2004/05 517,2 1989/90 1 420,3 2008/09 434,7 1995/96 1 244,5 2012/13 400,3

ONEI (2014), Series estadística 1985-2014 : 11.3 Indicadores fundamentales de la industria azucarera. Si des changements ont bien eu lieu, il ne faut pas oublier que l’obsolescence technologique est un obstacle majeur pour réellement tirer profit de ce virage alimentaire et que des investissements importants sont nécessaires pour renforcer les possibilités productrices.

De son côté, Nova (2012) souligne que ce qu’il faut avant tout à Cuba pour améliorer et augmenter la production alimentaire, c’est la recampesinización du milieu rural, néologisme qui amène l’idée du retour du paysan à la terre. En effet, avec l’établissement des grandes fermes d’État et leur mécanisation, le rôle du « paysan » a peu à peu perdu de son importance. Il faut rappeler que les objectifs de la révolution cubaine étaient entre autres de permettre à la population rurale d’accéder à l’éducation, à un système de santé et à de meilleures opportunités pour ces classes historiquement défavorisées. Dès les années 1960, les paysans étaient encouragés à rejoindre des îlots d’habitations rurales ou urbaines, causant la perte du lien entre la terre et l’homme (Gonzalez et Herrera, 2014). La recherche de meilleures conditions de vie et l’accès à l’éducation ont augmenté l’émigration rurale-urbaine, dépeuplant progressivement la campagne et convertissant les paysans en ouvriers. Cette déconnexion est également

14

En 2015, la culture de canne à sucre recouvrait 713 400 ha alors que les cultures variées (vivrières) recouvraient 986 800 ha (ONEI, 2016 : 9).

soulignée par Compés (1997) qui rapporte que le travail agricole est peu prestigieux dans un pays de diplômés connaissant les exigences de la campagne pour y avoir travaillé pendant leur parcours étudiant15. Cela était peu préoccupant avant la période spéciale, car la haute mécanisation des exploitations étatiques et le travail dit volontaire des étudiants, soldats et brigades qui y travaillaient à forfait couvraient les besoins de main-d’œuvre. Malgré le fait que le travail au champ soit peu prestigieux, il n’en reste pas moins que le secteur de l’agriculture, de l’élevage, de la sylviculture et de la pêche fournit aujourd’hui le plus d’emplois à Cuba, représentant 898 500 personnes, soit 18 % des travailleurs en 2015 (ONEI, 2016b : 12).

Tel que l’explique Nova (2012), deux problèmes en résultent aujourd’hui. D’une part, les ouvriers agricoles issus de cette période ont été formés selon une agriculture non compétitive, hautement centralisée en matière de décisions et de gestion. Selon ce dernier, cela ferait en sorte que ces ouvriers ne sont actuellement pas en situation favorable pour diriger et administrer une entreprise coopérative moyenne dans un monde qui s’ouvre à la compétition.

D’autre part, le problème est également celui de la faible présence de la propriété privée au sens où il n’y a pas de sentiment d’appartenance entre l’ouvrier et la terre, il n’y a donc qu’un minimum d’investissements faits, car la situation est vue comme transitoire ou temporaire. Nova (ibid.) souligne que la propriété privée n’est pas qu’une question de titre juridique, mais aussi de droit du producteur de décider quoi produire, à qui le vendre, à quel prix, et avoir recours à un marché d’intrants pour acheter ses moyens de production au moment opportun, achevant donc la fermeture du cycle productif. Trois types de coopératives existent dans le secteur agricole : la coopérative de production agricole (CPA), la coopérative de crédits et services (CCS) et les unités de base de production coopérative (UBPC)16. Elles reçoivent leurs intrants de l’État, se doivent de

15

Le travail au champ faisait partie du cursus scolaire de tous les étudiants urbains du secondaire, la main - d’œuvre étant mobilisée pour les récoltes de patates, de café, d’agrumes ou de canne à sucre entre autres. Cette pratique est de moins en moins réalisée, car cela était devenu trop couteux de loger et nourrir les étudiants, surtout au lendemain de la période spéciale où l’accessibilité au transport était précaire. Ils tendaient de plus à être moins qualifiés et peu productifs.

16

Alors que les terres de la CPA appartiennent à la coopérative et sont travaillées collectivement, dans les CCS, les crédits, les outils, les semences, etc., sont organisées collectivement, mais la terre est une

vendre une partie de la production à ce dernier et ne possèdent pas nécessairement la terre.

Il faut aussi rappeler que la possession de terre en usufruit n’est pas toujours synonyme de productivité et de réussite agricole. En effet, la plupart des terres étant épuisées par une surutilisation, la fertilité a grandement diminué, et des milliers d’hectares sont envahis par le marabú (Dichrostachys cinerea), la plante la plus invasive à Cuba et excessivement difficile à éradiquer. Il est toutefois possible de tirer profit de ces terres à condition d’avoir accès à des ressources adaptées, telles que des engrais et fertilisants biologiques, une machinerie adaptée et le carburant nécessaire. Selon Mario La O Sosa (Herrera et Da Silva, 2014), président de l’Association nationale des petits agriculteurs (ANAP) qui regroupe les CPA et les CCS, l’État est un allié du secteur agricole et garanti des intrants, des crédits et un marché pour les produits. Cependant, l’État redistribue selon des plans préétablis qui ne reflètent pas toujours les besoins réels et qui cumulent souvent beaucoup de retard.

Lorsque les coopératives ne reçoivent pas la quantité prévue d’intrants et d’équipement, elles doivent revoir leur distribution et privilégier certaines cultures. Puisqu’il n’existe pas de marché libre d’intrants et d’équipements à Cuba, les producteurs sont parfois obligés d’avoir recours au marché noir pour ne pas compromettre la qualité de leur production. La culture du chou, par exemple, est assez fragile et nécessite une fumigation tous les quatre jours. Si la coopérative fournit les produits nécessaires pour une seule fumigation par semaine, le producteur peut se tourner vers le marché noir.

Pour ce qui est des producteurs ayant une petite terre, comme c’est le cas dans la province de La Havane, les cultures à cycle court sont privilégiées pour avoir des entrées d’argent plus régulières. C’est pourquoi les choux, les tomates ou encore les haricots sont favorisés, car ils occupent la terre entre un mois et demi et trois mois, permettant ainsi un meilleur roulement. Au contraire, un tubercule comme la malanga, qui nécessite 11 mois pour atteindre sa maturité, n’est par favorisée parce qu’elle occupe la terre très longtemps, ne permettant aucune alternance. Qui plus est, elle nécessite de l’irrigation, et

propriété individuelle (Schultz, 2012 : 126). Dans le cas des UBPC, elle est cultivée collectivement, la terre appartient à l’État et est prêtée en usufruit.

même si une transition vers l’électrification a été amorcée, la majorité des systèmes fonctionne toujours au pétrole. Vu l’inconstance des entrées de carburants17, il est préférable de s’en tenir à des cultures plus faciles à manier.

Ce qui cause un problème avec les cultures à cycle court, c’est que les agriculteurs atteignent tous un pic de production en même temps. En effet, l’agriculture est hautement saisonnière : les différentes cultures sont adaptées soit à la saison des pluies, soit à la saison sèche. Ainsi, lors des sommets de production, les marchés sont envahis par les mêmes produits, ce qui réduit les possibilités de débouchés, causant d’énormes pertes. L’absence d’une industrie transformatrice pour prendre en charge les surplus en est d’ailleurs une cause. Selon Nova (2012), l’industrie de transformation n’est pas efficace pour endiguer ces surplus de production, à cause de l’obsolescence de la machinerie et du manque de récipient pour l’emballage18. L’approche privilégiée est plutôt la conservation frigorifique, une méthode qui a pourtant ses limites vu la haute consommation énergétique nécessaire et les coupures d’électricité fréquentes en fin de mois19.

Il importe aussi de souligner que si l’achat d’une partie de la production est techniquement assuré par un contrat avec la coopérative, il semblerait n’être que rarement garantis. En effet, à chaque début d’année, un représentant de la coopérative vient évaluer avec l’agriculteur-membre ce qui sera semé selon la quantité de terre disponible et les échelles de production préétablies. Ce contrat détermine donc le pourcentage de la récolte (généralement 70 %) qui sera acheté à des prix en dessous de ceux du marché. Le 30 % restant est pour une autoconsommation ou pour la commercialisation dans les marchés agricoles. Or, les coopératives fournissent principalement les aliments aux hôpitaux,

17

Le Venezuela est un important partenaire économique de Cuba et lui fournit du pétrole subventionné contre des médecins cubains. Cependant, la crise au Venezuela affecte les livraisons de pétrole qui auraient grandement diminué, obligeant Cuba à acheter sur le marché international. Les envois qui pouvaient atteindre 100 000 barils par jour auraient diminué de moitié (Kurmanaev, 2016).

18

Cuba est peu industrialisée, ayant choisi de faire reposer son économie sur le secteur du sucre. Un secteur manufacturier existe toutefois, ce qui est notamment dû au support technologique et économique soviétique d’avant 1990. Dès les années 1990, la productivité a grandement diminué. Selon des calculs de l’ONEI, l’indice général du volume physique de l’industrie aurait descendu jusqu’à 55,5 en 2014, en comparaison avec 1989 (100) (ONEI, 2014).

19

Toutes les institutions d’État et les provinces ont un plan de consommation énergétique à chaque mois qu’ils doivent respecter. Si, à la fin du mois, la consommation réelle tend à dépasser la planification, des coupures d’électricité peuvent être faites pour ne pas dépasser le plan. Cette même pratique peut être réalisée à l’échelle d’un quartier, surtout lors des mois chauds d’été où la consommation énergétique tend à augmenter.

écoles, garderies, maisons de retraite, et lorsque ces endroits sont saturés, peu importe le contrat, les agriculteurs ne peuvent pas écouler leur stock. Les producteurs se doivent donc de commercialiser par eux-mêmes leur production, mais cela dépend de l’accès à un camion pour se rendre vers les marchés.

Nova (2012) questionne la nécessité d’engager une proportion de la production pour la vendre à l’État, qui pourrait être une embuche pour l’augmentation de la production. Cet engagement vise à garantir un niveau déterminé dans le secteur social (écoles, hôpitaux, garderies). Selon lui, le pourcentage élevé d’attribution à l’État serait un facteur de découragement pour les producteurs, car les prix d’achat sont bas et les contrats ne sont pas toujours respectés. Or, cela représente une certaine sécurité de savoir que les récoltes vont être achetées sans devoir penser à la commercialisation et y engager des ressources. Le système dans lequel s’inscrit la production agricole est très complexe : l’acteur principal, l’État, laisse peu de mobilité aux autres acteurs pour combler les carences du système.