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5. Résultats de l’enquête

6.2 Perte, substitution, évolution : une transmission des savoir-faire qui s’ajuste?

6.2.4 La place des savoir-faire dans la modernité

Il semble important de prendre en considération que la modernité tient un rôle dans la conservation du patrimoine alimentaire, ainsi que dans sa transmission. De moins en moins de temps est dédié à la cuisine, car les hommes comme les femmes sont sur le marché du travail. Les loisirs ont également une place fondamentale aujourd’hui. C’est d’ailleurs dans ce contexte que cette professeure d’anthropologie laisse entendre qu’il existe une certaine déconnexion entre les jeunes et leur patrimoine.

Yasmina : Ce qui me préoccupe c’est lorsque j’arrive à mes cours et que, par exemple, je demande ce que c’est l’ajiaco, et ils me disent que c’était la nourriture que mangeaient les esclaves. Je m’évanouis presque. C’est un plat qui pourrait apparaitre de manière quotidienne, mais c’était spécial pour les jours de grande célébration. C’est un plat qui se fait dans un grand chaudron.87

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Eugénie : Utilizas recetas? Angela : No. Lo que he visto desde mis abuelos y las madres. Y me sale bien,

por lo menos a mis nueras les encanta.

87 Yasmina: Lo que me preocupe es cuando llego a mis clases que por ejemplo pregunto qué cosa es el

ajiaco, y me dijeron que era la comida que comían los esclavos. Casi me desmayo. Eso es una comida que podría aparecer de manera cotidiana, pero era especial para los días de grande celebración. Es una comida que se hace en un caldero grande.

L’intérêt d’entretenir les traditions et les savoir-faire dépend des familles et de leur culture alimentaire, mais il n’en reste pas moins que le temps est une donnée essentielle à prendre en compte. Investir plusieurs heures à cuisiner ne semble plus faire partie des nécessités à l’heure de l’alimentation, comme le poursuit cette participante.

Yasmina : C’est que je ne peux plus demander à un jeune ni l’encourager pour qu’un jeune passe quatre heures en brassant avec une cuillère de bois pour faire un riz au lait comme Dieu le veut. Ça prend des heures, ma sœur le fait et elle reste dans la cuisine pendant des heures. C’est vrai qu’après on l’apprécie beaucoup. Qui a le temps maintenant pour être quatre heures dans une cuisine?88 C’est donc dire que certaines traditions peuvent ne plus coller à la vie moderne ni à la conception que les gens s’en font. Cette participante souligne d’ailleurs l’impossibilité pour elle d’investir son temps dans des tâches longues, même si le résultat en valait la peine.

Elena : Il y a un dessert que faisait mon arrière grand-mère qui était avec du maïs, et à chaque grain, elle lui enlevait la peau, je ne pourrais jamais faire ça! Quand je serais rendu au premier épi je dirais c’est fini! Ça, même si on me le montre, je ne le ferai pas.89

Il faut d’ailleurs mentionner que la participation des femmes au marché du travail peut expliquer ce désintérêt à entreprendre de longues préparations alimentaires à l’image de leurs grands-mères qui dédiaient leur temps aux travaux ménagers de la maisonnée. En 2015, plus de 54,2 % des femmes en âge de travailler étaient actives (ONEI, 2016b : 11). Cependant, ce chiffre n’est représentatif que des emplois officiellement reconnus et pourrait se voir sensiblement augmenté par le secteur informel.

Dans un tout autre ordre d’idée, un élément à considérer dans la transmission des savoir-faire, c’est qu’il peut y avoir une certaine peur de gaspiller des ressources alimentaires précieuses si les jeunes se mettent à expérimenter dans la cuisine, tel que l’exprime cette participante.

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Yasmina: Porque ya no puedo pedir a un joven ni hacer campaña porque un joven se pase 4 horas

dándola una cuchara de palo hacer un arroz con leche como dios manda. Que lleva horas, mi hermana lo hace y se mete horas en la cocina. Verdad que después lo disfrutan muchísimo. Quién tiene tiempo ahora para estar 4 horas en una cocina?

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Elena: Hay un dulce que hacía mi bisabuela que era con maíz, que a cada granito de maíz, le quitaba la

cascara, yo nunca pudiera hacer eso! Cuando vaya por la primera mazorca digo ya! Eso aunque me enseñen, no lo voy a hacer.

Isabel : Les femmes, souvent elles ne laissaient personne entrer dans la cuisine selon la prémisse que les autres allaient beaucoup gaspiller, et que dans la cuisine cubaine, il faut économiser. Ça a toujours été comme ça pour ma mère, ma mère ne m’a jamais enseigné. Nous ne pouvions pas entrer dans la cuisine, ni ma belle-mère. Réellement, j’ai commencé à cuisiner très mal, terriblement mal.90

Elle poursuivait tout de même en affirmant que contrairement à sa mère, elle avait laissé ses propres enfants participer dans la cuisine pour qu’ils puissent apprendre, cette participante étant plus ouverte et consciente des bienfaits qu’engendre la transmission des savoir-faire en cuisine. Il est cependant intéressant de noter que selon les chercheurs Davidson et Krull (2011 : 70), une rupture se serait créée dans la transmission des savoir- faire au lendemain de la période spéciale. Effectivement, les femmes interrogées dans leur étude soulevaient qu’elles ne permettaient plus à leur conjoint ou à leurs enfants de participer aux tâches alimentaires, telles que l’achat d’aliments ou la préparation des repas, par peur qu’ils n’achètent des denrées trop chères et de piètre qualité, ou encore qu’ils gaspillent les précieux aliments. Ceci s’explique par le fait que les femmes cubaines aient toujours été responsables des tâches ménagères91 et ce rôle s’est même accentué depuis les années 1990, les définissant comme les réelles gardiennes de la sécurité alimentaire de leur maisonnée.

Cette conception de l’inexpérience des autres membres de la famille qui ne sont pas responsables de l’alimentation dans un contexte de crise est un facteur à prendre en compte dans le processus de transmission. Les participants de la présente étude n’ont toutefois pas relevé cette rupture dans la transmission des savoir-faire. La plupart ont laissé entendre que les connaissances en cuisine dépendaient de l’intérêt des jeunes. Peu de participants ont dit avoir réquisitionné l’aide de leurs enfants en cuisine, ce qui peut aussi causer un manque d’intérêt de leur part, n’étant jamais sollicités à apprendre et participer aux tâches alimentaires.

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Isabel : Las mujeres como eran muchas veces no dejaba ni entrar en la cocina bajo la premisa de que

ellos iban a gastar mucho. Y que en la cocina cubana, hay que ahorrar. Eso siempre fue para mi mamá, mi mamá nunca me enseñó. No podíamos entrar en la cocina. Ni mi suegra tampoco. Realmente empecé a cocinar muy mal. Terriblemente mal.

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Depuis la révolution, les femmes cubaines ont certes atteint des standards d’éducation, de santé et d’égalité beaucoup plus élevés, mais il n’en reste pas moins que la sphère privée est toujours séparée par genre. Elles sont donc majoritairement responsables des travaux domestiques.

Même si le désir d’expérimenter n’est peut-être pas sollicité dans toutes les familles, la reproduction de certaines recettes peut reposer sur le savoir d’une autre personne qui pourra être requis en temps voulu. Cette participante, par exemple, a recourt au savoir de sa grand-mère pour la préparation d’un type de viande en particulier.

Elena : La viande de bœuf par exemple, je ne sais presque pas comment la cuisiner. Quand je vais la cuisiner, je dois appeler ma grand-mère et lui demander comment le faire.92

La transmission des savoir-faire dépend donc d’une multitude de facteurs. La modernité est l’un de ceux-ci qui influent sur l’ordre des priorités, laissant les apprentissages en cuisine derrière les études, le travail, les loisirs et la réalisation de soi entre autres.