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7. La rupture de la période spéciale

7.1 L’effet rebond et ses conséquences sur la variété du patrimoine

D’après les commentaires des participants, pour ce qui est de l’alimentation quotidienne, combler les besoins et les préférences prime sur la recherche de variété. Pour en comprendre les raisons, il est intéressant de rappeler que Porrata-Maury (2009) fait appel à l’image du rebond après une période de crise, ce qui explique le désir de surconsommer certains aliments au détriment d’une variété et d’un apport nutritionnel diversifié. Pertierra (2012) poursuit dans la même voie en affirmant que dans le cas cubain, l’acte de manger est désormais vu comme un triomphe dans un contexte difficile, comme une démonstration de force et de détermination. C’est dans ces conditions que le besoin physiologique de s’alimenter avec des denrées qui comblent des préférences (sucre, gras, sel…) prend le dessus, au lendemain de la période spéciale, au détriment de la perpétuation d’un patrimoine qui pourrait être plus varié.

Toutefois, il est intéressant de se pencher sur la conception du patrimoine que se font les Cubains, notamment en s’intéressant au plat typique, le congrí, mélange de riz et de haricot, qui est présent sur toutes les tables. Pour reprendre l’analyse qu’en a faite Pertierra (2012), selon elle, le riz et les haricots sont aujourd’hui encore plus importants qu’avant la période spéciale. Pendant la crise, plusieurs autres produits alimentaires considérés comme acquis ont disparu des magasins (même des denrées comme les œufs, le lait ou le poulet), alors que le riz et les haricots étaient à ce moment une des sources alimentaires les plus fiables. Cette combinaison a d’ailleurs fait l’objet d’une campagne éducative importante menée par les décideurs politiques pour diminuer les effets de l’insécurité alimentaire, présentant la valeur nutritionnelle de ces aliments comme étant une source inestimable de féculent et protéines99. Cette tendance à parler de la nourriture pour ses mérites nutritionnels est très intégrée dans la vie de tous les jours selon l’auteure, et s’est d’ailleurs notée chez les participants qui ont tous souligné la valeur nutritionnelle de la combinaison du riz et des haricots, qui offrait un repas complet. Cette valorisation de ces deux denrées préparées conjointement peut expliquer que la diète typique repose encore plus que jamais sur la traditionnelle combinaison de riz et de haricot. Comme le

99

Combinaison gagnante, effectivement, car la qualité des protéines végétales (haricots, lentilles) s’améliore en les combinant avec des céréales (riz, farine de blé, maïs) (Ministerio de la salud pública, 2009).

fait remarquer Turgeon (2003 : 163), « en tant que produit culturel, l’aliment est mobile et polysémique : il peut avoir un sens complètement différent selon les stratégies mises en œuvre par les groupes qui le consomment ». Dans le cas cubain, cette combinaison traditionnelle qui a su et qui sait encore aujourd’hui fournir une base alimentaire relativement stable représente la sécurité pour ceux qui la consomment, mais peut apparaitre comme nutritionnellement peu variée pour ceux qui l’analysent.

Pertierra (2012) a d’ailleurs dénoté une préférence marquée envers une cuisine cubaine conservatrice où la créativité a peu de place, ce qui a également été relevé chez la plupart des participants, qui ont fait référence à une gamme restreinte de plats traditionnels. Selon la chercheuse, au lieu de mettre de l’énergie créative dans des innovations culinaires ou la recherche de variété, les efforts sont plutôt focalisés vers la constance de la cuisine, alors que les sphères politiques, économiques et sociales de la vie cubaine sont toutes synonymes de changement. Il y aurait donc un désir d’assurer une stabilité dans la nourriture qui est la base de la vie quotidienne et qui satisfait les besoins de familiarité et de sécurité. Comme elle l’explique, « rice and beans are foods that evoke many sentiments in Cuba – those of heartiness, of familiarity, and above all of normality in a world where normality seems precarious » (idem :53). C’est ce qui peut expliquer le peu de variété dans le patrimoine alimentaire que les participants ont mentionné, car au lendemain d’une crise alimentaire sans précédent, le besoin de familiarité et de stabilité se fait ressentir.

De son côté, Paponnet-Cantat (2003) s’est intéressée aux diverses influences de la cuisine cubaine et fait ressortir que les goûts sont pourtant uniformes, contrairement à la tendance nord-américaine où les goûts différents sont considérés comme une affirmation des modes de vie individuels. L’auteure explique entre autres cette uniformité par l’instauration des cafétérias d’État ou encore du carnet de rationnement après la révolution, où les mêmes aliments sont partagés entre tous, réaffirmant de la sorte la diffusion d’un sentiment de communauté et d’identité nationale. Cela vient encore une fois expliquer la monotonie de la diète cubaine et souligne que la perte de patrimoine s’insère dans un processus historique qui semble avoir été aggravé par la période spéciale. Il faut dire qu’il demeure difficile de construire une culture alimentaire saine et

variée lorsqu’il y a sans cesse des pénuries, de l’instabilité dans la production agricole et la fluctuation des importations. Malgré tout, il importe de rappeler que même si l’opportunité se présente d’acheter par exemple des fruits et légumes, il semble que les Cubains ne la saisissent pas toujours, car ce type d’achat ne fait pas nécessairement partie de leurs priorités et préférences. Ce sont donc autant des facteurs internes aux individus qu’externes qui jouent sur l’éventail du patrimoine alimentaire.

S’il y a très peu de changement dans les recettes de base de riz, de haricot, et des accompagnements qui compose un repas typique, ce qui a changé sont les pratiques qui entourent la conception des repas. De nombreuses stratégies qui découlent des effets de la période spéciale ont été mentionnées par les participants leur permettant d’atteindre une alimentation voulue. Selon Pertierra (2012), pour les Cubains qui ont expérimenté une période de grande vulnérabilité alimentaire, c’est un triomphe que de pouvoir réaliser des plats traditionnels, qui ont pourtant demandé beaucoup d’inventivité et d’efforts pour arriver à les composer. L’inventivité serait donc réellement au centre de la cuisine cubaine depuis la période spéciale, non pas dans la création de nouvelles recettes, mais bien dans l’inventivité des pratiques de collecte d’aliments, d’achat, de mobilité sur le territoire, de jonglage budgétaire, de conservation, en plus de savoir faire face aux difficultés comme les coupures d’électricité ou le manque de gaz pour la cuisson des aliments. Malgré toutes ces difficultés, des stratégies sont élaborées afin d’arriver à un résultat sur la table qui va respecter les préférences alimentaires et satisfaire un besoin de stabilité et de familiarité. L’application de ces stratégies laisse donc penser que les jeunes qui n’ont pas vécu cette crise et n’ont pas dû adapter leurs pratiques ne sont pas aussi conscients des défis en matière d’alimentation. Cela pourrait avoir comme conséquence de maintenir un patrimoine alimentaire peu varié dans ces conditions d’instabilité des marchés alimentaires.

Les observations sur le terrain ainsi que les résultats obtenus suggèrent qu’à l’extérieur des maisonnées, la restauration offre des plats traditionnels, mais est aussi tentée par la modernité et la cuisine internationale. Pour ce qui est des recettes cubaines, la populaire combinaison de riz et de haricots ainsi que ses accompagnements est toujours la plus accessible. D’un autre côté, les exemples de l’ajiaco ou de la ropa vieja

illustrent la présence d’un patrimoine alimentaire à deux vitesses : l’un commercialisé par la restauration ainsi que les livres de recettes, enracinés dans l’histoire, mais ne florissant plus dans l’actualité, alors que l’autre est toujours cuisiné et considéré par les Havanais comme une tradition vivante. Il semblerait donc que la recherche de diversité et de renouvellement patrimoniale soit réservée à l’élite ou encore au secteur touristique.

Finalement, la difficulté d’instaurer une variété ou des changements dans la diète peut également s’expliquer par le concept de « optimistic bias » en alimentation. Selon sa définition, les individus ont tendance à penser qu’ils sont moins susceptibles d’expérimenter des problèmes de santé liés à la nutrition que leurs pairs, ceci pouvant avoir un impact négatif sur les efforts visant à promouvoir des comportements réduisant les risques (Milans and Scaife, 2003). Les individus peuvent donc déformer le contenu réel de leur alimentation en fonction de leurs « biais optimistes » quant au risque qu’ils pourraient encourir. Cela peut ainsi mener à la croyance que certains messages nutritionnels sont généralement validés, mais au même moment perçus comme devant être appliqué aux autres individus mangeant plus de « nourriture risquée » (idem : 5). Ce concept de biais optimiste parait s’appliquer dans le cadre cubain et peut expliquer pourquoi la recherche de diversité alimentaire ou de choix nutritionnels sains ne sont pas nécessairement recherchés. Tous les participants ont souligné la différence qu’il y avait entre leur propre alimentation et celle des Cubains en général, expliquant qu’eux-mêmes faisaient des choix sains contrairement aux autres. D’autres encore ont mentionné ne pas ressentir le besoin d’analyser leur alimentation en fonction de la valeur nutritive des aliments, puisqu’ils soulignaient ne pas avoir de problème de santé. Leur perception pouvait donc être soumise au biais optimiste, laissant croire que leurs pratiques étaient préférables, comparativement aux autres qui feraient de moins bons choix et seraient donc plus vulnérables aux problèmes de santé.