• Aucun résultat trouvé

3. Revue de littérature

3.4 L’évolution des pratiques alimentaires

Si les savoirs se transmettent, les pratiques doivent être considérées selon une approche différente. Mais il faut tout d’abord faire une digression au concept principal pour s’intéresser au concept de la culture, point essentiel à définir avant toute chose. C’est la définition de Fernand Dumont (2005 [1968]), sociologue québécois, qui a été choisie, car elle rend compte d’une décomposition très intéressante. Selon lui, la culture est organisée de façon dialectique. En effet, la culture première est un donné, où « les hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et des idéaux convenus : des schémas d’actions, des coutumes, tout un réseau par où l’on se reconnaît spontanément dans le monde comme dans sa maison » (idem : 73). Puis, il y a la culture seconde, construite, qui représente un dépassement de la première, n’étant pas un complément, mais bien un nouvel élément. De par leur nature, il n’est possible de les distinguer que par la distance qui se crée entre les deux. C’est en appliquant cette analyse aux pratiques alimentaires, qui sont issues de la culture, que leur évolution peut être analysée. De fait, il est possible de distinguer, d’un côté, des pratiques qui sont données, familières, et d’un autre, des pratiques qui sont construites avec le temps et qui se distancient et s’adaptent à des conditions nouvelles.

Pour illustrer cette idée, Calvo (1997) s’intéresse en quelque sorte à cette dialectique en examinant les pratiques alimentaires d’immigrants dans leur pays d’accueil. Il insiste sur le fait que « les tensions [existent] entre le passé (comme référence à la norme intériorisée) et les nouvelles exigences du présent. Elles sont le lieu de résolution du conflit entre “ce qui doit être fait” et “ce qu’il est possible de faire” et, donc, de l’émergence de l’innovation alimentaire » (idem : 53-54). Ce rapport de distanciation rappelle celui entre la culture première et seconde.

En poursuivant sur le même thème, Fischler (1993) associe les pratiques alimentaires en fonction des systèmes culturels qu’il appelle des « cuisines ». Pour ce sociologue, une cuisine symbolise

des représentations, des croyances et des pratiques qui leur sont associées et qui sont partagées par les individus faisant partie d’une culture ou d’un groupe à l’intérieur de cette culture. Chaque culture possède une cuisine spécifique qui implique des classifications, des taxonomies particulières et un ensemble complexe de règles portant non seulement sur la préparation et la combinaison des aliments, mais aussi sur leur collecte et leur consommation. (idem : 32)

Si Fischler voit une certaine stabilité dans les pratiques alimentaires à l’intérieur d’une culture, il précise tout de même qu’« elles s’adaptent à la nécessité, intègrent dans certaines conditions l’innovation, traduisent les dynamiques sociales » (idem : 179). Cela rappelle la notion dialectique de Dumont puisque si certaines pratiques sont familières, d’autres sont construites au gré des évolutions.

Ces évolutions peuvent être influencées par les mouvements issus de la mondialisation, comme l’affirme Poulain (2002). Selon lui, trois effets en découlent : « [la] disparition de certains particularismes, [l’]émergence de nouvelles formes alimentaires résultant de processus de métissage et [la] diffusion à l’échelle transculturelle et de certains produits et pratiques alimentaires » (idem : 31). Or, ce qu’il soulève avant tout, c’est que ces mouvements « ne doivent pas seulement être lus comme destructeurs des cultures alimentaires, mais qui participent aussi à leurs recompositions » (ibid.), rappelant encore une fois le concept de culture première et seconde.

De telles considérations invitent Poulain à soutenir la thèse de Fischler (1979) de la gastro-anomie. Pour ce dernier, la gastronomie est structurée par des règles qui encadrent les pratiques, une sorte de grammaire de l’alimentation. Toutefois, la modernité vient assouplir ces règles, elle les désagrège, laissant une plus grande latitude individuelle, parlant dès lors de gastro-anomie. Cette modernité alimentaire serait caractérisée, avant tout en pays développés, par trois phénomènes : une situation de surabondance alimentaire, une baisse des contrôles sociaux laissant libre cour à l’individualisme, et une multiplication des discours contradictoires sur l’alimentation (Poulain, 2002). Poulain parle d’ailleurs de la situation de cacophonie alimentaire du mangeur moderne, ce qui rend compte de la diversité des pratiques alimentaires qui sont

issues de la culture construite. Si les pratiques alimentaires cubaines n’échappent pas à la modernité, il faut tout de même savoir qu’elles ne connaissent pas l’abondance, d’où l’intérêt de comprendre comment celles-ci évoluent.

Une telle construction n’est pas toujours issue des mangeurs à proprement parler. En effet, Campeanu (1994) attire l’attention sur le fait que les pratiques alimentaires peuvent devenir une entreprise de socialisation dirigée par le haut. Il prend l’exemple du programme alimentaire du dictateur roumain Ceausescu qui s’était basé sur des considérations scientifiques pour attribuer à la population un régime alimentaire précis et en pénalisant l’achat de nourriture supplémentaire. Or, le programme ne correspondait pas aux ressources alimentaires disponibles, créant dès lors une situation de famine. Si le cas roumain date de plus de 25 ans, il n’en reste pas moins qu’un régime socialiste tel que Cuba oriente toujours les pratiques alimentaires de sa population.

Selon Wilson (2012; 2009) ce sont les règles venant du haut qui forment les pratiques culturelles locales d’approvisionnement alimentaire et parle donc d’une économie morale de l’alimentation. Ceci forme une relation particulière entre la production et la consommation où l’approvisionnement ne serait pas basé sur l’intérêt personnel, mais plutôt sur la moralité des produits (Wilson, 2012). C’est le discours socialiste qui définit cette moralité en établissant les besoins minimums physiologiques de la population préférablement aux besoins sociaux de goûts et de préférences locales (Wilson, 2009). Wilson explique qu’à Cuba, l’approvisionnement alimentaire doit se faire dans divers points de vente, les uns plus moraux que les autres, tels que les marchés étatiques ou agricoles utilisant la devise nationale (peso), ou encore les marchés de produits d’importation payable en peso convertible (CUC) et le marché noir, qui n’est pas considéré comme moral. L’auteure fait donc la différence entre les « biens » dans l’économie domestique et les « commodités » sur le marché consumériste (ibid.), façonnant dès lors les pratiques alimentaires cubaines à l’image des valeurs internes véhiculées par le régime politique.

S’il est essentiel de distinguer les différents types de pratique pour comprendre leur évolution, il n’en reste pas moins qu’il importe d’en saisir le sens. Pour Turgeon (2003), les pratiques alimentaires d’un groupe donné serviront à construire leur propre identité qui les distinguera des autres, sans oublier que c’est également un

« processus de négociation interculturelle, sur l’appropriation culturelle et géographique et sur le métissage des patrimoines culinaires » (idem : 163). En plus d’être identitaires, ces pratiques peuvent à la fois servir à l’appropriation du territoire, comme dans le cas de la consommation de produits du terroir (Turgeon, 2009a). Il poursuit dans la même veine en soulignant qu’« en tant que produit culturel, l’aliment est mobile et polysémique : il peut avoir un sens complètement différent selon les stratégies mises en œuvre par les groupes qui le consomment » (Turgeon, 2003 : 163). Dans le même ordre d’idées, Serci et Girard (2010 : 285) insistent également sur ce point en rappelant que « les modèles alimentaires qui comprennent un classement du comestible, un répertoire culinaire, une commensalité, une temporalité, des critères de différenciation et les représentations qui les sous-tendent s’inscrivent dans une histoire collective et se transmettent entre les générations ».

C’est donc dire que les pratiques alimentaires s’articulent autour du concept de culture que chaque groupe se fait, et se transforment selon les différentes influences qui en construiront de nouvelles. Il importe de saisir ce concept pour en examiner son évolution sur le territoire cubain, qui comporte des caractéristiques propres au monde socialiste, tout en n’échappant pas aux aléas de la modernité.