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3. Revue de littérature

3.2 La sécurité alimentaire

Dans un contexte d’insularité, la question de la sécurité alimentaire se pose inévitablement pour les diverses raisons susmentionnées. Ce concept mérite d’être défini étant donné qu’il s’agit d’une notion multidimensionnelle qui peut être considérée d’après de multiples perspectives en plus de représenter une préoccupation à diverses échelles (familiale, nationale, mondiale). C’est l’UNICEF qui a d’abord favorisé une réflexion sur la sécurité alimentaire par rapport aux enfants. Puis, lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996, une première définition a été proposée. Or, lors d’une session postérieure en 2012, le Comité de la sécurité alimentaire mondiale a conclu qu’il serait plus judicieux d’utiliser le concept de « sécurité alimentaire et nutritionnelle » pour mieux traduire les liens qui existent entre eux, le définissant ainsi :

La sécurité alimentaire et nutritionnelle existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique, social et économique à une nourriture saine dont la quantité consommée et la qualité sont suffisantes pour satisfaire les besoins énergétiques et les préférences alimentaires des personnes, et dont les bienfaits sont renforcés par un environnement dans lequel l’assainissement, les services de santé et les pratiques de soins sont adéquats, le tout permettant une vie saine et active. (FAO, 2012 : 10)

C’est en s’appuyant notamment sur certains de ces points que Delisle (1998) insiste sur le fait que si la dimension quantitative est importante dans l’examen de la sécurité alimentaire, son aspect qualitatif n’en demeure pas moins essentiel. En précisant que le concept va au-delà de la quantité de nourriture, elle ajoute que cela « suppose aussi des approvisionnements alimentaires suffisamment diversifiés pour être de composition nutritive adéquate, satisfaisants quant à l’innocuité et socio-culturellement appropriés » (idem : 313). L’auteure poursuit en mentionnant que si des critères normatifs relatifs aux nutriments, à la disponibilité et à l’accès sont nécessaires, il n’en reste pas moins que « la sécurité alimentaire qualitative doit être appréciée à la lumière des perceptions des gens eux-mêmes » (ibid.). Sous ce rapport « quantitatif versus qualitatif », Hamelin et al. (1998) ont étudié la sécurité alimentaire à l’échelle des maisonnées. Comme ils le signalent, malgré la présence d’une société d’abondance, les ménages peuvent se trouver en situation de vulnérabilité en fonction de leur exposition aux risques et de leur capacité à y faire face.

Il importe donc de comprendre que les indicateurs sont multiples pour analyser le niveau de sécurité alimentaire et les conditions pour l’atteindre ne sont pas garanties par le revenu. Par exemple, Bocoum et al. (2014) ont étudié l’apport calorique au Mali et en sont arrivés à la conclusion que les maisonnées les plus riches sont celles qui souffrent le plus de déficit calorique. Cela s’explique par le fait que ces maisonnées ont des habitudes alimentaires qui sont caractérisées par la consommation de calories couteuses, comme de la viande, alors que les maisonnées plus pauvres consomment des calories bon marché, bien qu’au détriment de la qualité globale de leur régime nutritionnel.

Ceci rappelle donc que si l’apport calorique est un indicateur révélateur, il n’en reste pas moins qu’il est imparfait. Effectivement, comme le soulignent Headey et Ecker (2013), cette analyse quantitative prend mal en considération les chocs particuliers que les maisonnées peuvent subir. De fait, lorsque celles-ci souffrent de perte de revenus, il y a habituellement une modification des sources de calories, passant de calories à haute valeur (viande) à des calories de basse valeur (riz). Ainsi, même si le revenu chute, la consommation calorique demeure la même alors que la diversité de la diète perd en qualité. Pour ces auteurs, le meilleur indicateur serait celui de la diversité de la diète au sens où « individuals will only diversify into higher value micronutrient-rich foods (such as meats, fish, eggs, dairy products, and to a lesser extent fruits and vegetables) when they have satisfied their basic calorie needs » (idem : 332).

Outre ces aspects de consommation alimentaire, il faut également mentionner que plusieurs éléments de la culture ont un effet direct sur la sécurité alimentaire, que ce soit le pouvoir économique, le genre ou encore l’identité, mais également la valorisation des symboles de modernité et de citoyen consommateur. Baviskar (cité dans Landry, 2014 : 6) a étudié l’essor de la consommation de Maggi noodles9

en Inde et souligne que cela « permet de faire croire un moment aux ménages pauvres qu’ils sont sur un pied d’égalité avec les autres consommateurs ». Pourtant, cela renforce leur insécurité alimentaire par le manque de nutriment et la grande quantité de gras et de sel présent dans la préparation.

Dans le même ordre d’idées, un autre facteur culturel est particulièrement important, celui du genre. Les chercheurs Felker-Kantor et Wood (2012) ont observé que

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les ménages brésiliens ayant à leur tête10 une femme éprouvent un plus haut taux d’insécurité alimentaire que ceux dirigés par un homme. Cette différence ne peut pas être uniquement attribuée au plus haut niveau de pauvreté chez les femmes. En effet, à indicateurs socioéconomiques égaux (région de résidence, âge, éducation, revenus, composition du ménage), les ménages dirigés par une femme sont plus susceptibles d’éprouver de l’insécurité alimentaire, bien que l’écart se rétrécisse dans les strates de revenu plus élevé. La question du genre est ici centrale et reflète selon les auteurs la perception spécifique de chacun des sexes quant à la question d’insécurité alimentaire plutôt qu’une réelle différence dans l’état nutritionnel des ménages. La sécurité alimentaire serait donc perçue avec plus de subtilité du côté des femmes que des hommes, ces derniers ne percevant peut-être pas la précarité nutritionnelle de leur ménage.

C’est sans doute dans cet état d’esprit qu’à Cuba les femmes sont considérées comme les « expertes domestiques », ce sont donc elles qui sont responsables de la sécurité alimentaire de la maisonnée (Davidson et Krull, 2011). Selon le discours politique révolutionnaire, le rôle des femmes en cuisine est très important et n’est pas formulé comme une simple tâche routinière, mais plutôt comme une activité dont la santé du peuple dépend. La cuisine est représentée en tant que fonction sociale où les femmes contribuent au bien-être de la révolution. Comme l’illustre Fleites-Lear (2012), les femmes ont été appelées à riposter, à partir de leur cuisine, à « l’attaque impérialiste » des États-Unis ainsi nommée par le régime cubain au lendemain de l’imposition de l’embargo. Ainsi, les Cubaines devaient par exemple trouver des solutions pour pallier la suspension de l’approvisionnement en saindoux pour la cuisson. C’est dans le même ordre d’idées que le gouvernement a enjoint les femmes à économiser l’énergie pendant la période spéciale en utilisant des cuiseurs à riz électrique. Comme le souligne l’auteure, « as in 1961, women’s presence in the kitchen is still a key part of the state’s interpellation of the Cuban people’s response to shortages » (idem : 242), d’où l’importance de considérer le rôle des femmes dans l’atteinte de la sécurité alimentaire.

10 « The term head of household is used to cover a number of different concepts referring to the chief

economic provider, the chief decision maker, the person designated by other members as the head, etc. The focus changes depending on the specific circumstances of the country » (Hedman, 1996 : 64). Le chef de famille peut donc être marié, seul, monoparental, cohabiter avec plusieurs générations de la famille, etc.

Toujours sur l’île cubaine, Garth (2009) s’est intéressée à la disponibilité de la nourriture à Santiago, ville située à l’est de l’île, et souligne que le temps et l’énergie nécessaire pour l’approvisionnement en aliments doivent être pris en compte pour conceptualiser la sécurité alimentaire à Cuba. Elle répertorie cinq façons d’acquérir de la nourriture, soit par les rations gouvernementales, les cadeaux et les échanges, les achats en peso national, les achats en CUC et le marché noir, tous ces points étant fournis en denrées de qualité inégale et de façon fluctuante. Elle précise d’ailleurs que les jardins urbains ne sont pas aussi centraux dans l’approvisionnement alimentaire à Santiago que la littérature le laisse croire. Ces différents points alimentaires font de l’approvisionnement un défi quotidien qui nécessite un investissement de temps et d’énergie considérables. Aussi faut-il mettre en évidence que depuis le début de la période spéciale, la baisse des salaires et du pouvoir d’achat, la hausse des prix des biens essentiels ainsi que la diminution de la ration gouvernementale a grandement limité l’accessibilité à des aliments sains, diversifiés et nutritifs. Le cas de Santiago illustre la complexité de l’acquisition des aliments de base pour assurer la sécurité alimentaire à Cuba, mais doit toutefois être nuancé, car l’est de Cuba a souffert d’un manque d’attention en matière de développement, ce qui affecte nécessairement sa sécurité alimentaire.

Gamboa Costa et al., (2013) complètent cette idée en expliquant qu’il est excessivement difficile d’obtenir des aliments qui soient propres, qui répondent aux habitudes alimentaires cubaines et qui aient un prix compatible avec le salaire des travailleurs moyens. Selon García et Anaya (2009, cité dans Gamboa Costa et al., 2013 : 11), ce serait entre 55 % et 66 % du revenu d’un ménage qui est dédié à l’alimentation. Cela s’explique notamment par le fait que les produits importés sont particulièrement dispendieux, et Cuba, comme la plupart des îles caribéennes ayant un passé colonial, a développé des coutumes alimentaires dépendantes des importations. En effet, le pain est essentiel dans l’alimentation cubaine, toutefois le blé ne peut pas être cultivé commercialement sous le climat tropical de l’île, faisant de ce grain un poids important sur la facture des importations, étant importé du Canada et de l’Argentine (Hagelberg et Alvarez, 2009). Or, Cuba doit désormais payer ses importations au prix du marché international. Ainsi, une autre denrée essentielle en plus d’être traditionnelle, telle

que le riz, est importée à 65 %, laissant ainsi peu de marge de manœuvre à l’État pour adapter les prix au pouvoir d’achat des Cubains (Gamboa Costa et al., 2013 : 7). Cette dépendance envers les importations alimentaires souligne d’une certaine façon la vulnérabilité découlant de l’insularité cubaine, devant faire reposer sa sécurité alimentaire sur le transport des denrées alimentaires sur des milliers de kilomètres.

Tandis que la sécurité alimentaire des ménages dépend de plusieurs facteurs culturels et économiques, il ne faut pas oublier que les systèmes alimentaires à grande échelle influencent la distribution et la consommation alimentaire de ces maisonnées. Si le système agroindustriel a fortement été critiqué, notamment lors de la crise alimentaire de 2008, selon Touzard et Fournier (2014), il faut avant tout miser sur la complexité des systèmes alimentaires. En effet, le modèle dominant ne devrait pas être en opposition avec les modèles alternatifs, mais plutôt complémentaires pour favoriser la sécurité alimentaire. Du côté cubain, le gouvernement a endossé cette voie depuis la période spéciale, notamment en misant sur l’agriculture urbaine pour répondre aux besoins de proximité.

Cela rappelle donc que le concept de sécurité alimentaire doit être compris à travers une grille d’analyse qui soit adaptée à diverses échelles en plus d’être caractérisée par des indicateurs de nature différente. Il s’agit ainsi de comprendre dans quelle mesure Cuba subit une insécurité alimentaire et selon quels facteurs cette dernière peut engendrer des transformations dans le patrimoine alimentaire.