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Sur la possibilité d'une esthétique critique : le débat entre Walter Benjamin et Theodor W. Adorno

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SUR LA POSSIBILITE D'UNE ESTHETIQUE

CRITIQUE

Le débat entre Walter Benjamin et Theodor W. Adorno

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en sociologie

pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DE SOCIOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2010

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Dans les années 1930, Walter Benjamin et Theodor W. Adorno sont les premiers théoriciens à appréhender l'objet d'art dans une perspective critique. Persuadés que les conditions d'existence de l'homme moderne sont marquées du sceau de la contradiction, ils inaugurent une pensée de l'œuvre d'art qui fait de cette dernière un condensé paradoxal de tous les antagonismes sociaux. Le problème qu'ils soulèvent est alors clair : comment l'art peut-il simultanément préfigurer un échappement à l'égard de la barbarie sociale et réfléchir l'exploitation à l'œuvre dans la civilisation ? Le présent mémoire propose d'analyser le débat théorique entre Benjamin et Adorno dans la mesure où il nous fournit la clé de l'élucidation de ce statut problématique de l'art moderne. En proposant une analyse comparative des perspectives benjamienne et adornienne, il s'agira de montrer que ces dernières définissent les lignes de force d'une esthétique critique qui, non seulement rend compte des contradictions que la modernité artistique fait peser sur l'expérience humaine, mais explore aussi les possibilités qui émergent de ces contradictions.

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Je tiens à exprimer toute ma gratitude à l'égard de ceux qui. par leur enseignement et leur soutien, ont contribué à la réalisation de ce mémoire.

Mes plus sincères remerciements vont d'abord à mon directeur de recherche, Monsieur Olivier Clain, sans qui cette étude n'aurait jamais vu le jour sous sa forme actuelle. La richesse de ses conseils et la prodigalité de son enseignement m'ont été d'une aide précieuse tout au long de ce parcours. Qu'il trouve ici la marque de mon indéfectible reconnaissance et de ma profonde admiration.

Je souhaite aussi remercier ma mère, Huguette Lagacé, pour sa confiance et son support inestimable après toutes ces années. Rien de ce qui entoure la rédaction de cette étude n'est étranger à sa complicité bienveillante et à son infinie sagesse.

Enfin, ma reconnaissance va à Matthieu Fortin pour son appui inconditionnel et sa soif partagée d'absolu. Ce mémoire est redevable de cette inépuisable amitié qui perdure au fil du temps.

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sans espoir que l'espoir nous est donné. » Walter Benjamin, Correspondance

« Mais que deviendrait l'art, écriture de l'histoire, s'il rompait avec le souvenir de la souffrance accumulée ? » Theodor W. Adorno, Théorie esthétique

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Résumé i Avant-Propos ii

Table des matières iv

Introduction 1 Chapitre I: Walter Benjamin et la désillusion de l'art 12

1.1 L'esthétique benjamienne 13 1.1.1 La période théologico-métaphysique 13

1.1.2 La période sociologico-matérialiste 16 1.2 L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique 19

1.2.1 La notion de « reproductibilité technique » 20

1.2.2 Le déclin de l'aura 23 1.2.2 Le cinéma : transformation des modalités de la perception sensible 37

Chapitre II: Theodor W. Adorno. Vers une esthétique négative 45

2.1 La critique de la raison historique 47

2.1.1 La Raison et le mythe 49 2.1.2 De la mimésis à l'identité 56 2.2 Le paradoxe de l'art autonome 63 2.3 Le double caractère de l'art : autonomie et fait social 68

2.4 L'industrie culturelle ou l'art au service de l'idéologie 72

2.4.1 L'apogée d'une culture affirmative 73

2.4.2 Le divertissement 78 2.4.3 La standardisation 79 2.4.4 UEntkunstungde l'art 83 2.5 La vérité artistique : un espoir négatif 85

2.5.1 L'essence mimétique de l'art : une communication du différent 87

2.5.2 La forme comme moment critique 90 2.5.3 Avant-garde et négation déterminée 93 2.5.4 Du caractère énigmatique de l'art 96

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Chapitre III: La possibilité d'une esthétique critique. La tension dialectique

entre Benjamin et Adorno 100 3.1 Du problème de la médiation sociale 101

3.2 Le rapport à l'idéologie 104 3.3 Sur le schéma de la culture de masse 106

3.3.1 Les motifs brechtiens de L'Œuvre d'art 108 3.3.2 Autonomie artistique et reproductibilité technique 111

3.3.3 Concentration et distraction 118 3.4 Vers une nouvelle dialectisation du problème esthétique 127

Conclusion 135 Bibliographie 142

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[...] l'art, ou du moins sa destination suprême, est pour nous quelque chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ; il est relégué dans notre représentation, loin d'affirmer sa nécessité effective et de s'assurer une place de choix comme il le faisait jadis. Ce que suscite en nous une œuvre artistique de nos jours, mis part un plaisir immédiat, c'est un jugement, étant donné que nous soumettons à un examen critique son fond, sa forme et leur convenance ou disconvenance réciproque. La science de l'art est donc bien plus un besoin à notre époque que dans les temps où l'art donnait par lui-même en tant qu'art, pleine satisfaction1.

À en croire cet extrait tiré de l'introduction au Cours d'esthétique (1835) de Hegel, le XVIIIe siècle aurait signifié le chant du cygne de la création artistique, soit la fin de l'art.

L'art qui exprimait la vérité universelle de l'Idée sous des formes fragiles liées à la matérialité ou l'individualité, se serait vu dépassé par « la science » dans la mesure où celle-ci aurait permis l'accomplissement de cette vérité. Envisagée dans cette perspective, l'émergence d'une « science de l'art » aurait ainsi coïncidé avec la « mort » de ce dernier au sens précis où il aurait été destitué par le savoir qui permet l'accession du contenu universel de l'œuvre à la forme du concept. Quoi qu'il en soit de la pertinence d'un tel argument, il nous faut surtout attribuer à Hegel le mérite d'avoir initié dans ce jugement la possibilité même d'une considération « sociologique » de l'art. En effet, avec l'esthétique hégélienne, l'art ne se fait plus seulement le corrélat de l'imagination et de la sensibilité mais se comprend désormais comme un moment de l'Esprit lui-même, de sa genèse et de son développement historique. Devenant porteur de vérité et de connaissance, l'art affirmerait par conséquent sa dignité d'être traité « scientifiquement ». Mais si l'art est à même de s'offrir dorénavant à la pensée et au sujet connaissant, on peut supposer qu'il doit se prêter à un exercice de définition préliminaire.

' G. W. Friedrich Hegel, Cours d'esthétique, T.l, trad. Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995, p. 18-19.

~ On sera attentif au fait que le terme « science » doit bien ici être entendu au sens allemand, qui est très large, et au sens spécifiquement hégélien, qui fait de la philosophie la science par excellence.

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réfléchir cette question en dehors de sa philosophie de l'Esprit, à savoir l'étude systématique des médiations de la vérité dans le monde humain. C'est pourquoi il peut, comme Kant, voir en l'art l'incarnation sensible de l'Idée mais aussi, plus spécifiquement, une médiation constituante de l'Esprit absolu. Selon lui, l'activité artistique figure ce moment où l'Esprit se prend lui-même pour objet, où il se reconnaît lui-même en tant que vérité ultime, préfigurant du même coup la philosophie, c'est-à-dire « la science » elle-même. À travers cette activité, l'Esprit cherche à se comprendre, à saisir le sens de ses choix, de ses actes et de son histoire. L'art constitue alors le lieu d'éclosion historique d'une vérité idéelle. Mais contrairement aux modalités plus « riches » de la médiation de l'Esprit avec lui-même que sont, selon Hegel, la religion et la philosophie, il se distingue de ces dernières par le fait que l'Idée s'y exprime dans sa forme sensible. Effectivement, si la vérité suprême de l'Esprit se donne déjà en l'art, elle ne s'y donne néanmoins pour Hegel que sous l'aspect du beau artistique, le « paraître sensible ».

Cette définition de l'art comme représentation sensible d'un contenu idéel et expression historique d'un moment de l'esprit absolu, sera reprise et modifiée avec l'avènement de la perspective marxienne. De fait, bien que Marx n'ait jamais systématisé une véritable théorie de l'art, son projet philosophique s'interprète comme un refus en règle de l'idéalisme allemand et ce refus a des répercussions notoires sur le débat entourant la nature de la création artistique. Selon l'idée maîtresse de Marx, l'ensemble de nos représentations ne doit pas d'abord être appréhendé comme la manifestation de l'autoreprésentation de l'Esprit. On doit plutôt les considérer comme l'expression idéelle des conditions réelles de l'action, c'est-à-dire aussi comme la capacité de l'imagination humaine à les transcender. Il en va ainsi de l'art, de la religion et de la philosophie : relevant de la culture, du domaine de l'idéalité, ils ne se définissent pas d*abord comme l'expression d'un pouvoir spirituel mais bien comme les produits d'une société dont « l'ossature » est donnée par la capacité productive des individus4. Mais du même coup, ils

échappent aux limitations qui sont celles de l'époque historique qui les voit naître et même

3 lbid., p. 153

Karl Marx, Théories sur la plus-value (livre IV du «Capital»), trad. Gilbert Badia [et al.], Paris, Éditions sociales, 1974 [1905], p. 325-326

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encore que chez Hegel, de l'époque qui la voit se déployer dans la mesure où elle est enracinée dans le mode de production au sein d'une société donnée à un moment déterminé de son histoire ; de l'autre, elle est, nettement plus que chez Hegel, à « contre-temps ». Marx affirme en effet que l'art échappe à toute correspondance nécessaire entre le stade économique d'une société et sa production idéologique. En ce sens, dans l'optique marxienne, l'art, comme la religion, est une protestation de l'imagination créatrice contre les limites ressenties par l'homme dans l'agir, limites qui lui sont précisément imposées par les conditions matérielles de la production. Tel est le point de vue défendu dans ces deux inoubliables pages de la toute fin de VIntroduction générale à la critique de l'économie politique (1857). Pour Marx, l'art de la Grèce antique, ancré qu'il est dans la mythologie, témoigne précisément de cela. Les Grecs ont créé des chefs-d'œuvre et ces productions sont toujours pour nous l'occasion d'une profonde jouissance esthétique et, dans une certaine mesure, agissent encore à titre de référence, de modèle inégalable. Comment expliquer la pérennité d'une telle jouissance ? Marx le fait en admettant la thèse hégélienne qui reconnaît dans le modèle grec, une norme éternelle et inaccessible mais en ajoutant alors ceci : pour autant qu'il symbolise « l'enfance historique de l'humanité » et que cette enfance fut naïve, joyeuse, « normale » dit Marx, exempte des vices des enfances d'autres peuples, l'art grec exerce « l'attrait éternel du moment qui ne reviendra plus » parce qu'il est lui-même « le résultat de l'état d'immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître" ».

Dès lors, on remarque que l'approche marxienne, à la fois en opposition à celle de Hegel et dans son prolongement, débouche sur un constat paradoxal quant au statut de l'art. D'une part, la création artistique est liée à la réalisation de l'Esprit et déterminée par des conditions sociales et économiques. D'autre part, force est de constater qu'elle ne peut toutefois point être traitée comme un simple produit des conditions socio-historiques en ce que l'art, notamment fart grec, est précisément en lui-même un dépassement de ces mêmes conditions. En dépit de sa brièveté, cette réflexion rend compte d'un enjeu de premier ordre dans la réflexion esthétique moderne, à savoir la nécessité d'appréhender l'activité

5 Karl Marx, « Introduction générale à la critique de l'économie politique (1857) », In Œuvres. Économie I,

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mérite de mettre clairement en évidence le statut problématique de l'art, plus spécifiquement le double impératif de penser ce dernier à la fois comme activité socialement déterminée par les formations historiques dans lesquelles il prend place — formations caractérisées par des rapports de domination — et à la fois comme possibilité effective d'une activité humaine affranchie de l'aliénation. Ce que nous lègue l'approche marxienne est alors moins une réponse, qu'un questionnement esthétique de premier ordre : comment l'art peut-il simultanément préfigurer un échappement à l'égard de la barbarie sociale et réfléchir l'exploitation à l'œuvre dans la civilisation ? Autrement dit, comment l'art est-il possible en tant que force de protestation contre la domination sociale, tout en ne pouvant éviter de refléter la substance objective de cette même domination ? Telle est l'interrogation qui fera l'objet de notre entreprise théorique.

Selon nous, la réponse est à trouver dans la réflexion critique développée par l'École de Francfort sur la signification « onto-socio-politique » de l'activité artistique. Au fil des nombreuses esthétiques marxistes qui ont jailli au cours des XIXe et XXe siècles,

l'art s'est toujours vu assigner un rôle prépondérant dans la promotion de la révolution prolétarienne. Initialement, il était alors convenu que la contribution insurrectionnelle de la production artistique résiderait dans le réfléchissement précis des lois de l'Histoire, de telle sorte que les classes prolétaires puissent anticiper l'inévitable dénouement du développement capitaliste . Ainsi en allait-il de Lukâcs qui cultivait une préférence conservatrice pour le réalisme littéraire, notamment les œuvres de Balzac et Tolstoï. Avec les « théoriciens critiques » toutefois, cette idée d'un miroitement du réel n'apparaît plus suffisante pour susciter la prise de conscience de l'aliénation chez les classes prolétaires et légitimer l'action révolutionnaire. L'activité artistique doit certes exprimer la réalité de l'ordre capitaliste, mais encore doit-elle aussi contredire les prétentions métaphysiques de cette dernière en montrant ses limites historiques. Par conséquent, les penseurs de l'École de Francfort se distinguent de leurs ancêtres marxistes plus orthodoxes en ce qu'ils

John W. Murphy, « Art and the social world : The Frankfurt School », Studies in Soviet Thought, vol. 26, no 4, 1983, p. 278.

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un médium au travers duquel se présente l'unité dialectique de la réalité et la non-réalité7.

Dans cette optique, le phénomène artistique se fait héritier d'un enjeu dialectique principiel, celui de repenser l'histoire à la lumière de la domination, de l'autodestruction de VAufklàrung. C'est effectivement sur le terrain esthétique que l'analyse critique rencontre en quelque sorte son épreuve de vérité. Pour les intellectuels de Francfort, la modernité artistique se révèle sous une double identité : d'une part, en tant que produit de ce que Lukâcs appelait la « destruction de la raison » et d'autre part, en tant que dernier rempart des aspirations humaines à une société « autre ». Pour le dire simplement, l'art se présente, selon eux, comme la réalité concrète où se traduit la Kultur dans toute son ambivalence, à la fois comme reflet de la domination et échappement à l'égard de cette dernière. Dès lors, si la Théorie critique nous permet d'entrevoir la solution au statut problématique de l'art, c'est qu'elle induit la nécessité de concevoir synchroniquement l'activité artistique en tant que corrélat de la dialectique sociale et héritier d'un privilège critique, comme s'il représentait à la fois le symptôme du mal historique et son remède.

Cette nouvelle tendance à appréhender dialectiquement l'œuvre d'art, on peut s'en douter, a des répercussions manifestes sur la manière de concevoir le rôle de l'esthétique. Infléchie par une orientation proprement critique sous l'influence francfortoise, la réflexion philosophique sur l'art se donne une nouvelle tâche, celle de percer à jour l'illusion de l'idéologie qui converge dans la problématique artistique. Il s'agit dorénavant de s'appuyer sur l'art, non plus pour déceler les possibilités qui s'offrent à la pensée comme le prévoyait l'herméneutique heideggerienne, mais pour instruire la raison sur ses propres limites et désigner, dans l'apparence esthétique, une instance négative permettant de dénoncer la contrevérité idéologique . Or, en méditant sur l'ambiguïté de l'art moderne, il faut voir que les « théoriciens critiques » ne développent pas seulement les canons d'une nouvelle approche marxiste de l'art. Ils fondent plus largement encore la possibilité d'un nouveau

7 lbid.

8 Gyôrgy Lukâcs, La destruction de la raison : Nietzsche, trad. Aymeric Monville, Paris, Delga, 2006 [1954],

p. 14.

9 Riidiger Bubner, « De quelques conditions devant être remplies par une esthétique contemporaine », In

Théories esthétiques après Adorno, trad. Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, dir. Rainer Rochlitz, Arles, Actes du Sud, 1990, p. 86.

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l'interprétation critique. Ce qui se déploie ainsi dans la foulée des travaux de l'École de Francfort, pourrait-on dire clairement, c'est une véritable esthétique critique.

Dans les années 1930, Walter Benjamin et Theodor W. Adorno, sont les premiers théoriciens à appréhender l'objet d'art sous cette perspective critique. Persuadés que les conditions d'existence de l'homme moderne sont marquées du sceau de la contradiction et ce, particulièrement depuis la montée du fascisme en Europe, ils inaugurent une pensée de l'œuvre d'art qui fait de cette dernière le nœud aporétique et paradoxal de tous les antagonismes sociaux. L'art sous l'impulsion benjamienne et adornienne, fait alors autant la démonstration de la faillite de la modernité totalitaire qu'il porte la promesse utopique de l'affranchissement universel. Mais ce diagnostic commun quant au déclin de la civilisation et au rôle de l'activité artistique à l'égard de la catastrophe donne néanmoins lieu à des évaluations divergentes voire même conflictuelles sur la signification sociale de l'art. Cela s'explique entre autres par le fait que les auteurs entretiennent des rapports d'adhésion divergents au noyau théorique de la Théorie critique. Si Adorno, comme cofondateur, peut aisément être porté garant de l'identité historique et théorique de l'Institut fur Sozialforschung, il en va tout autrement de Benjamin qui, n'ayant jamais adhéré officiellement à l'École de Francfort, doit plutôt être considéré tel un « compagnon de route » ou un « associé » du projet francfortois.

Ainsi, il faut constater que l'esthétique critique ne se développe pas tant dans un contexte consensuel que sur fond de controverses et de débats théoriques. Au cœur de cette « querelle », gît l'épineuse question de l'art authentique et de l'art populaire, plus précisément des médias de masse comme le cinéma et de la base politico-économique de leur signification. Si l'art doit effectivement être appréhendé comme phénomène fondamentalement ambivalent, soit comme reflet de la barbarie et projection idéalisée des conditions d'existence, il s'avère légitime de postuler l'existence d'une forme « vraie » de fart au service de la libération et d'une forme d'art « illusoire » au service de la domination sociale. On doit donc voir que le tournant critique de l'esthétique va de pair avec une polarisation des attitudes théoriques : ou bien l'on considère l'art populaire, l'art de masse, comme l'expression de la décadence de la société occidentale et de l'hégémonie capitaliste,

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dénoncer la réalité et escompter en arriver à un renversement révolutionnaire.

Tel est l'enjeu au cœur du débat esthétique entre Benjamin et Adorno. Alors que le premier nourrit un espoir sans bornes dans le potentiel proprement progressiste de l'art de masse, le second y perçoit plutôt le symbole d'une domination de la logique économique et d'un pouvoir autoritaire. Mais au-delà du caractère excessif que laissent transparaître ces positions au premier abord, il nous faut comprendre que la confrontation théorique des perspectives benjamienne et adornienne revêt un intérêt certain en ce qu'elle permet surtout d'éclairer les formes d'incompréhension qui assaillent l'art moderne en vertu de son statut singulièrement équivoque. Ce n'est effectivement que dans l'expérience de ce débat que nous sommes à même de constater la déstabilisation de la théorie par rapport au développement de la modernité artistique. Or, si la confrontation des théories d'Adorno et de Benjamin ne nous fournit pas de réponses toutes faites à la question du statut problématique de l'activité artistique, elle nous aide néanmoins à comprendre la genèse d'une réflexion critique sur l'art et surtout à mieux saisir en quoi le problème de sa signification sociale se pose encore aujourd'hui avec tant d'intensité.

L'évocation de ces considérations concernant la portée du tournant socio-politique de la problématique esthétique sous l'impulsion francfortoise laisse ainsi clairement transparaître nos intentions théoriques : dans le cadre de ce mémoire, nous nous proposons d'effectuer l'analyse du débat esthétique qui a cours entre Benjamin et Adorno quant à la signification sociale de l'art. Ainsi, dans la mesure où elle nous fournit la clé de l'élucidation du caractère paradoxal de l'activité artistique moderne et pose de facto les conditions de possibilité d'une esthétique critique, la controverse sera étudiée sous un angle essentiellement théorique, c'est-à-dire, en fonction des ressorts conceptuels qu'elle mobilise. Cette étude, qui passera par un examen systématique des théories esthétiques des deux auteurs, sous-tend un double objectif. D'une part, nous souhaitons mettre en lumière les divergences et les affinités théoriques qui existent entre Benjamin et Adorno en développant un compte-rendu succinct et éclairant de leurs positions respectives sur la question de l'art. La mise en évidence des similitudes et des dissemblances qu'ils partagent sur le plan philosophique nous permettra de faire ressortir toute la profondeur critique que

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aussi à déployer productivement leurs disparités de manière à proposer une lecture dialectique de la problématique artistique. En lisant conjointement Benjamin et Adorno à la lueur de certaines thématiques précises, il sera possible de définir les lignes de force d'une véritable esthétique critique qui non seulement rend compte des contradictions que l'art moderne fait peser sur l'expérience humaine mais explore aussi les possibilités qui émergent de ces contradictions. Cependant, avant d'entamer l'analyse proprement dite des théories benjamienne et adornienne de l'art, il nous paraît nécessaire de faire état de certaines considérations d'ordre méthodologique.

Bien qu'il nous faille reconnaître l'influence prépondérante des intuitions fondatrices de Benjamin et Adorno dans la constitution d'une esthétique critique, cette idée ne devrait pas nous faire perdre de vue que le développement d'une réflexion critique sur l'art doit aussi aux contributions théoriques d'autres auteurs. De fait, toute la génération des membres de l'« Institut de recherches sociales » postérieure à Grùnberg s'est intéressée aux phénomènes esthétiques et culturels. Parmi eux, notons notamment Herbert Marcuse qui réfléchit sur l'émergence d'une « culture affirmative » et Leo Lôwenthal qui présente de nombreux essais sur la question littéraire dans la Zeitschrift. Le danger serait alors de donner à l'esthétique critique de Francfort l'apparence factice d'un effort théorique unique et nécessairement homogène. Si notre analyse prend spécifiquement pour référence les figures de Benjamin et Adorno, c'est d'une part, parce que la profondeur et la complexité de leurs théories ne sauraient nous permettre, dans le cadre de ce projet, d'explorer une perspective additionnelle, et d'autre part, parce qu'ils fournissent, selon nous, l'ossature méta-théorique même de l'esthétique critique. Ainsi, dans la mesure où leur apport théorique et conceptuel à la réflexion critique sur l'art a été le plus significatif, il nous semble tout à fait légitime de circonscrire notre investigation à la pensée de ces deux auteurs. Soulignons néanmoins que le fait d'accorder une attention particulière aux contributions de Benjamin et Adorno ne nous empêchera en rien d'en appeler occasionnellement aux travaux d'autres intellectuels marxistes et francfortois.

Par ailleurs, bien que la volonté de procéder à une analyse rigoureuse des appareillages conceptuels benjamien et adornien a largement guidé notre réflexion, il nous

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entreprise une vocation proprement pédagogique. C'est pourquoi, dans l'optique de rendre aussi intelligibles que possible les points de convergence et de divergence entre les deux auteurs, nous avons opté pour une démarche de type comparatif. Visant à établir un parallèle constant entre les perspectives de Benjamin et d'Adorno, cette méthode nous amènera à examiner successivement, dans les deux premiers chapitres de ce mémoire, les deux théories en question avant d'élaborer une synthèse, dans le troisième chapitre, qui nous permettra d'établir les points majeurs de discordance et de proposer la piste d'un dépassement dialectique. Dès lors, en vertu de la nature de notre objet de recherche, il faut souligner le pari quelque peu immodeste que suppose ce choix méthodologique : il implique la tâche délicate de systématiser des approches esthétiques se voulant précisément anti-systématiques. En ce sens, les théories benjamienne et adornienne de l'art héritent de la Théorie critique son aversion profonde contre la tentation du « système ». Comme le souligne judicieusement Adorno : « La résistance contre la société est une résistance contre son langage10. » Il en découle que développer un résumé objectif, synthétique et ordonné de

ces théories est particulièrement difficile, voire même impossible. La complexité de la prose benjamienne et adornienne ainsi que leur raisonnement fragmentaire en font d'ailleurs la preuve dans la mesure où ils défient tout exercice de traduction. Conséquemment, le défi de notre méthodologie de recherche est de présupposer l'effet d'unité que peut ultimement produire la systématisation des réflexions de Benjamin et d'Adorno. Cette unité nous avons dû la considérer au préalable en ce qu'elle détermine la possibilité même de comparer les pensées des deux auteurs. Néanmoins, il faut reconnaître que cette réserve ne sape en rien le bien-fondé de notre démarche. En ce sens, l'exposition didactique ne nous empêche pas de dégager les grandes lignes des conceptions esthétiques benjamienne et adornienne. Bien au contraire, cette méthode nous permettra de les déchiffrer de manière plus efficace et d'en dévoiler la signification beaucoup plus aisément. Il nous sera de ce fait possible d'appréhender le débat esthétique entre Benjamin-Adorno dans un mouvement en trois temps.

10 Theodor W. Adorno, Prismes : critique de la culture et société, trad. Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris,

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Dans le premier chapitre, nous nous intéresserons spécifiquement au cas de Walter Benjamin et tâcherons de dresser les lignes de force de sa conception de l'art. Il faudra voir qu'au cœur de sa réflexion esthétique réside le constat d'une perte à l'ère moderne, celui du caractère unique de l'œuvre d'art et de son ancrage dans le domaine de la tradition. Le dépérissement de ce qu'il nomme l'« aura » en constitue le symptôme le plus récurrent dans l'essai qu'il publie en 1935, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Signifiant non pas la disparition de l'œuvre d'art mais plutôt son mode d'existence véritable, nous verrons que ce déclin du caractère auratique de l'œuvre est l'occasion pour Benjamin de proposer non seulement un regard critique sur la technique émancipée mais aussi d'appréhender les modalités d'une émancipation réelle à travers l'art reproductible.

Nous détournerons ensuite provisoirement notre regard de la perspective benjamienne pour nous attarder principalement, dans le second chapitre, à la réflexion d'Adorno sur la problématique artistique. Comme on pourra le constater, les paradoxes qui assaillent son analyse esthétique sont aussi ceux d'une époque profondément marquée par la crise de la modernité et de la rationalité. Cette crise n'épargnant pas le domaine artistique, sa Théorie esthétique (1970) ne peut qu'ouvrir sur un constat lourd de pessimisme : dans la société actuelle, l'art ne va plus de soi et même son droit à l'existence est menacé. Ainsi, le problème soulevé par l'analyse adornienne n'est autre que celui d'un art qui, autrefois synonyme de liberté et d'émancipation, prend désormais place dans la fausseté de la réalité et contribue, sous forme d'industrie culturelle, à reproduire les structures de domination. Mais bien que statuant sur le bilan de la perversion idéologique de l'art, nous verrons que la pensée d'Adorno nourrit encore l'espoir négatif d'un potentiel critique dans l'œuvre. Prenant la forme d'une négation plutôt que d'une proposition, il faudra voir que cette capacité de l'œuvre à exprimer « une promesse de bonheur » ne pourrait se dévoiler que dans sa structure formelle sous les traits d'une communication du différent.

Le troisième et dernier chapitre sera finalement le moment pour nous de poser un regard comparatif sur les perspectives de Benjamin et d'Adorno en approfondissant certaines divergences théoriques préalablement pointées dans les chapitres précédents. Cette mise en parallèle s'effectuera à la lumière de trois thématiques qui, selon nous,

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synthétisent les points de tension majeurs entre les deux auteurs : le problème de la médiation sociale, le rapport à l'idéologie et le schéma de la culture de masse. Cet effort de comparaison fait, il nous sera ultimement possible de proposer une piste de dépassement à la stricte opposition Benjamin-Adorno, dépassement qui nous mènera à la redialectisation de la problématique esthétique. Nous tâcherons alors de démontrer la nécessité d'appréhender les perspectives benjamienne et adornienne, non pas comme des antinomies incompatibles, mais plutôt comme les antipodes d'un même champ de force dialectique. Nous établirons effectivement que ce n'est que dans la mesure où ces théories sont maintenues dans une tension productive qu'elles sont à même de définir les conditions de possibilité d'une esthétique véritablement critique.

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Walter Benjamin et la désillusion de l'art

Dans le portrait de Walter Benjamin qu'il dresse en 1950, Adorno écrivait, à propos du défunt philosophe allemand, que le rébus constituait le « modèle de sa philosophie11 ».

Par là, il ne faisait pas référence au caractère allusif ni à la facture énigmatique de ses écrits mais plutôt à la richesse de sa recherche, celle-ci se révélant particulièrement fragmentée. L'œuvre de Benjamin ne peut être en effet appréhendée sans tenir compte de la multiplicité des objets d'études qui sollicitent l'attention du penseur et ce, selon des perspectives successivement théologique, philosophique et sociologique. Langage, traduction, poésie, littérature, peinture, photographie, architecture, cinéma, tous ces objets témoignent de la multiplicité de ses champs d'intérêt. C'est cette pluralité thématique qui amène certains auteurs, dont le philosophe australien Andrew Benjamin, à croire que le problème majeur auquel doit faire face toute analyse de la théorie benjamienne réside dans la division, une division prenant place au cœur de l'œuvre elle-même . Ainsi, le Benjamin qui disserta sur Karl Krauss, Paul Valéry et écrivit Sur le programme de la philosophie qui vient (1918) ne saurait être assimilé au Benjamin qui rédigea plus tard L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique et Sur le concept d'Histoire (1940). Mais la question de savoir s'il existe une unité théorique dans son œuvre demeure ouverte. Or, selon nous, si la philosophie de Benjamin n'a jamais été de nature canonique, il existe bien « une problématique benjamienne ». C'est pourquoi, dans le cadre de ce chapitre, nous nous intéresserons principalement aux ressorts conceptuels de la théorie benjamienne de l'art. Nous tâcherons donc d'en comprendre la logique interne afin d'évaluer la contribution théorique de l'auteur à l'établissement d'une esthétique critique dans l'École de Francfort.

" Theodor W. Adorno, Sur Walter Benjamin, trad. Christophe David, Paris, Gallimard, 1999 [1970], p. 8.

12 Andrew Benjamin, « The decline of Art : Benjamin's aura », The Oxford art journal, vol. 9, no 2, 1986,

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1.1 L'esthétique benjamienne

Benjamin cherche à comprendre la modernité à partir de l'art. C'est essentiellement sur le terrain esthétique qu'il trouve la clé lui permettant de saisir la dynamique des métamorphoses générées par la « modernité », autrement dit du mouvement de transformation modifiant radicalement la société à l'ère du capitalisme. Mais avant d'entreprendre l'analyse de l'appareillage conceptuel de Benjamin à proprement parler, il nous faut distinguer deux périodes qui, selon Rainer Rochlitz13, marquent

fondamentalement l'esthétique benjamienne : une première de nature théologico-métaphysique et une seconde d'ordre sociologico-matérialiste. Cette dernière sera plus particulièrement au cœur de notre investigation.

1.1.1 La période théologico-métaphysique

Ce moment constitutif de la philosophie benjamienne de l'art qui se clôt au tournant de 1920 coïncide avec les investigations du penseur sur l'origine de langage, du rôle de l'œuvre littéraire et du problème de la traduction. À l'origine, la pensée de Benjamin correspond à ce qu'il est convenu d'appeler une « philosophie du langage ». Aux fondements de ce champ de connaissance se trouve la volonté d'échapper aux paradoxes émanant de la philosophie de la conscience, particulièrement à ceux liés « au privilège du rapport cognitif et instrumental à la réalité14 ». C'est avec Sur le langage en général et sur

le langage humain, rédigé en 1916, que Benjamin édifie les assises de sa philosophie du langage. Selon lui, toute réalité ne saurait révéler qu'une chose : l'omniprésence du langage. Il lui semble ainsi que l'esprit ne peut avoir de réalité que sous la forme de symboles ; pour lui, pas de pensée sans langage. Présentée de la sorte, une telle assertion paraît en tout point assimilable à la conception de Hegel selon laquelle il ne pourrait y avoir de pensée déterminée sans objectivation, sans attribution d'une extériorité manifeste. Pourtant, cette vision pan-linguistique du réel chez Benjamin a la particularité de témoigner d'une véritable démarche théologique. Effectivement, cette théorie du langage, il l'articule

1 Rainer Rochlitz, Le désenchantement de l'art : la philosophie de Waller Benjamin, Paris, Gallimard, 1992,

p. 10.

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à une lecture de l'Ancien Testament et notamment de la Genèse qui relatent la création de l'univers comme l'œuvre de la toute-puissance divine.

Par conséquent, toute chose, y compris le langage, doit son existence au logos créateur, à Dieu se présentant comme générateur d'être : « Ainsi le langage est ce qui est créé, ce qui achève, il est verbe et nom. En Dieu le nom est créateur parce qu'il est verbe, et le verbe de Dieu est savoir parce qu'il est nom15. » Dès lors, il faut comprendre que cette

notion de langage ne fait aucunement allusion au système de production de signaux dans le règne animal. Par celle-ci, il entend plutôt l'engagement linguistique de toute chose dans la nature, qu'elle soit animée ou non. Or, si toute chose doit nécessairement prendre part à l'activité langagière, que nous révèle ce langage ? À cette question, Benjamin nous répond qu'il communique « l'essence spirituelle correspondante 6 ». Pour lui, le langage n'a pas

pour objectif de transmettre un sens mais de dévoiler l'essence de celui-ci qui parle. Son caractère magique tient à ce qu'il communique en lui-même de façon absolue et préexiste à toute communication intentionnelle. En d'autres mots, « l'essence spirituelle se communique dans le langage et non par lui ». Dans ce langage pur extirpé de toute instrumentante, Benjamin voit alors l'essence linguistique de l'homme dont le but ultime consiste en la nomination et la révélation. C'est parce qu'il est le seul dans la nature à nommer qu'il communique nécessairement son essence spirituelle, son essence linguistique : « Toute nature, pour autant qu'elle se communique, se communique dans le langage, donc en dernier ressort dans l'homme. C'est pourquoi l'homme est le maître de la nature et peut dénommer les choses ». Mais cette « communication » nominative ne peut se réaliser que sous la forme absolue d'une révélation sans destinataire, libérée de toute finalité instrumentale. C'est pourquoi il ne pourrait y avoir qu'un seul témoin de cette faculté de nomination, un seul non-destinataire, soit Dieu lui-même.

Toutefois, Benjamin interprète l'épisode du péché originel et l'expulsion de l'homme du paradis comme la rupture de la communauté linguistique entre la création

15 Walter Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage humain », In Œuvres I, trad. Maurice de

Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, p. 153-154.

]b/bid.,p. 144.

"lbid.

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muette et Dieu19. À ce moment correspond alors l'heure natale de la parole humaine,

l'avènement des langues qui s'opposent au langage pur perdu lors de la Chute. Forme instrumentalisée du langage, les langues témoignent pour l'auteur de la décadence de la magie immanente du langage. Comme systèmes de signes, elles se sont non seulement enlisées dans l'exigence du sens mais se sont départies de leur fonction de révélation et de nomination. Elles n'expriment alors plus une essence mais un contenu. Avec elles, le mot se trouve contraint à devenir un simple moyen de communication, dont la chose forme le réfèrent et l'homme le destinataire. C'est sous l'appellation de « conception bourgeoise du langage » que Benjamin désignera cette réduction de la parole humaine à des fonctions pragmatiques. Mais notons qu'à l'époque, cette appellation ne revêtait aucune connotation marxiste pour l'auteur.

Par conséquent, il faut comprendre que la critique esthétique envisagée par le jeune Benjamin à cette époque s'avère tributaire du domaine circonscrit par sa philosophie du langage. L'antagonisme mystique qu'il établit entre langage et langue inspire définitivement sa conception de l'art auquel il assigne une vocation réparatrice : celle de réduire l'écart entre une langue universellement parlée par les êtres dotés de parole et les choses aspirant à être parlées. Le langage de l'art est pour Benjamin celui se rapprochant le plus de la vérité « dans la mesure où il préserve la faculté humaine de nommer au stade historique postérieur à la Chute, celui qui subit la scission du nom en image et en signification abstraite21 ». Immanente à elle-même, l'œuvre d'art ne peut signifier un

dehors qu'en se signifiant elle-même. Elle récuse ainsi toute fonction transmissive caractéristique d'une conception bourgeoise du langage. Comme l'explique Benjamin dans La tâche du traducteur (1923), « en aucun cas, devant une œuvre d'art ou une forme d'art, la référence au récepteur ne se révèle fructueuse pour la connaissance de cette œuvre ou de cette forme. [...] Car aucun poème ne s'adresse au lecteur, aucun tableau au spectateur, aucune symphonie à l'auditoire22 ». L'art participe à la restauration du langage des noms en

ce qu'il s'adresse à un non-destinataire, Dieu, en qui la vérité s'exprime dans son unité

19 lbid., p. 156 20 lbid., p. 147

i \ „ . . . i v i u . , V. l t / .

21 Rochlitz, p. 59.

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se retrouve marquée du sceau de cette tâche réparatrice de l'art. Il en résulte pour ainsi dire une critique esthétique qui absolutise littéralement toute fonction poétique de révélation aux dépens de toute fonction denotative jugée dégradante. L'art ne peut alors être prisonnier de la division sujet-objet à laquelle Kant limitait l'expérience humaine dans sa Critique de la faculté déjuger . Il se doit, selon Benjamin, d'être appréhendé comme le dépassement de la dichotomie de la conscience et du réel. Voilà pourquoi au concept kantien d'expérience fondé sur le modèle physique mathématique, Benjamin oppose un concept d'expérience fondé sur le langage et la religion. Mais qu'à cela ne tienne car, selon lui, l'art seul n'est pas en mesure d'exposer le nom sous sa forme la plus pure. Encore a-t-il besoin de la critique et de la traduction pour s'élever au rang de langage absolu.

Bien que notre entreprise ne vise point à retracer dans le détail les fondements de cette esthétique du sublime, on comprend qu'à cette époque Benjamin ne saurait envisager une théorie esthétique indépendamment du cadre religieux de sa philosophie du langage. Unique vestige d'un pouvoir permettant de révéler la véritable nature des choses et des êtres, l'art se présente comme le terrain sur lequel la conception théologique du langage doit asseoir sa légitimité. Ainsi, que ce soit dans une tentative de correction de la tradition esthétique, de rétablissement du sens méconnu de la critique romantique ou de réparation de l'oubli de l'allégorie baroque, il faut retenir que la première période de l'esthétique benjamienne demeure un moment « où la validité esthétique se confond à la vérité théologique communiquée à Dieu par l'artiste24 ».

1.1.2 La période sociologico-matérialiste

À partir de 1925, soit peu de temps avant le parachèvement de f Origine du drame baroque allemand (1928), Benjamin remanie sa théorie de l'art, originellement campée sous le signe de la désillusion messianique de la belle apparence, au profit d'une esthétique à caractère politique dont l'objectif consiste à penser l'intervention révolutionnaire dans la société. Ce changement de cap correspondant au moment sociologico-matérialiste de

23 Immanuel Kant, Critique de la faculté déjuger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993 [1790], p. 52. 24 Rochlitz, p. 60.

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l'œuvre benjamienne s'explique notamment par la position de dépendance qu'occupe le théoricien allemand par rapport à l'art « actuel ». En ce sens, dans la mesure où il admet que l'art est porteur d'une vérité insaisissable par le seul biais de la connaissance discursive, Benjamin se trouve contraint d'ajuster son système de pensée à l'art « en train de se faire ' ». Il est donc appelé à adapter sa théorie aux tendances artistiques lui paraissant les plus authentiques. Ce tournant dans le travail de Benjamin s'effectue sous l'influence des avant-gardes politiques et littéraires de l'époque. Non seulement Dada, Surréalisme, photographie et cinéma russe forment désormais les nouveaux objets de sa réflexion mais ils s'inscrivent comme motifs légitimes d'une remise en question de sa philosophie du langage initiale.

Comme on l'a souligné, au fondement du premier système théologico-métaphysique de Benjamin se trouve l'idée selon laquelle le véritable langage ne peut se communiquer que sous la forme d'une révélation absolue sans destinataire soit par la mise en application de la faculté humaine de nommer. Inversement, les avant-gardes se caractérisent par leur vocation à agir sur le récepteur. Ainsi ne s'adressent-elles plus à Dieu mais à un destinataire profane : le public des artistes susceptibles de participer à la révolution sociale. Si, pour Benjamin, l'art se comprenait autrefois comme le dépositaire de la vérité dans son être même, l'art d'avant-garde « se rapporte [en revanche] à la vérité à travers son action sur le récepteur [...] ». La période avant-gardiste de l'œuvre benjamienne porte en ce sens la marque d'une esthétique qui à la substance de l'art substitue sa fonction dans la recherche du salut. C'est pourquoi, au lieu de s'appuyer sur l'élévation du langage poétique à un niveau de pureté absolue, la possibilité de rédemption se fonde désormais sur l'action révolutionnaire. Il est ici nécessaire de souligner l'influence capitale qu'exerce Lukâcs sur le tournant « marxiste » de Benjamin. Ce dernier décèle effectivement dans Histoire et conscience de classe (1923) un pont entre son éthique spirituelle et la théorie de la révolution . Bien qu'il n'existe point selon lui de « buts politiques sensés » et qu'il envisage les objectifs du communisme « comme un non sens et n'existant pas », il demeure que l'action communiste est légitime et souhaitable à ses yeux puisqu'elle représente « le

25 lbid., p. 134. 26 lbid., p. 135.

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correctif de ces buts28 ». Par conséquent, à cette heure de l'œuvre benjamienne, la vérité

esthétique ne saurait être saisie en dehors de la vérité politique révélée aux récepteurs enthousiastes de l'idée d'une révolution sociale.

Selon nous, c'est précisément durant cette période sociologico-matérialiste où Benjamin met la force de sa critique à l'appui d'une transformation du vivre-ensemble que l'impact de sa contribution à l'École de Francfort se fait le plus sentir. En s'évertuant à comprendre l'incidence des nouvelles technologies et des innovations culturelles sur le statut traditionnel de l'art à l'aube du XXe siècle, non seulement pose-t-il un regard éclairé

sur les mutations engendrées par la modernité mais donne-t-il surtout « sa formulation la plus générale et la plus déterminée au problème posé par l'art à la philosophie de l'histoire et de la société29 ». Si la Théorie critique rencontre son épreuve de vérité sur le terrain

esthétique, elle le doit notamment à Benjamin qui, en pressentant mieux que quiconque les craintes d'une société médiatisée, démontre que la finalité de la civilisation peut se déchiffrer à travers le destin de l'art. En ce sens, il nous semble que c'est dans un article de

1935, intitulé L 'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, que le philosophe témoigne le plus clairement de l'importance du phénomène artistique dans le questionnement du rapport de la Raison à l'histoire. Il n'en est que plus évident que la thèse de Benjamin dans cet écrit consiste à montrer que la modernité, sur le plan esthétique, se caractérise par la perte du caractère unique de l'œuvre d'art et de son pouvoir à faire perdurer une tradition. Le déclin de ce qu'il nomme l'« aura de l'œuvre d'art » se trouve à en être le symptôme le plus récurrent et conséquemment l'idée la plus souvent reprise par les théoriciens de l'École de Francfort.

C'est pourquoi, dans les prochaines sections, nous nous intéresserons spécifiquement à cet appareillage conceptuel que Benjamin déploie dans L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Par là nous cherchons à comprendre sa conception de l'art à l'aube du XXe siècle et parallèlement à mesurer son apport théorique à

l'établissement d'une esthétique critique francfortoise.

28 lbid., p. 389.

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1.2 L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique

Dans cet essai de 1935, il semble aller de soi que la perspective analytique de Benjamin soit d'inspiration matérialiste. L'influence prépondérante de Brecht lors de la rédaction de cet article saurait d'ailleurs nous en convaincre. Néanmoins, bien qu'on ne puisse en nier les inspirations marxistes, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique témoigne de la volonté de Benjamin de s'éloigner de la ligne orthodoxe de la théorie marxiste qui assimile l'art à la superstructure et à l'ordre idéologique. S'il adopte la division marxiste entre infrastructure et superstructure, il refuse toutefois d'envisager un rapport de causalité entre les deux catégories. Dès lors, à la différence de Marx, mais surtout du marxisme, Benjamin résiste à l'idée d'appréhender l'art comme le simple reflet de la vie matérielle. Comme il le laisse entendre dans le Livre des passages (1939) dont il amorce la rédaction à la même époque : « Il faut présenter non plus la genèse économique de la culture mais l'expression de l'économie dans sa culture. » Ainsi, Benjamin procède-t-il, en quelque sorte, à une analyse allant dans le sens contraire à celle de Marx. Au lieu de supposer la prééminence de la sphère de la production et des échanges, il aborde la question de l'art librement, sans présumer la dépendance de ce dernier à l'ordre économique.

C'est pourquoi, dans le cadre de L'Œuvre d'art, il ne s'agit pas tant d'analyser le mode de production capitaliste que de comprendre la dynamique de changement ayant cours dans le domaine culturel. Une telle entreprise suppose donc qu'on pense l'évolution et le contenu de l'art à partir des mutations que subit l'art lui-même. Dans son essai de 1935, l'objectif de Benjamin consiste à déterminer quelles sont les thèses pouvant être émises sur « les tendances évolutives de l'art dans les conditions présentes de la production31 ». Son ambition n'est alors pas de fixer les critères esthétiques de l'art

prolétarien véritable dans une société sans classe mais plutôt d'élaborer une théorie de l'art dont les concepts soient « utilisables pour formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l'art32 ». Les concepts esthétiques classiques tels la création, le génie, l'éternité

,(l Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX' siècle : le livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Éditions

du Cerf, 1989, p. 476.

"' Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (dernière version), trad. Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, Paris, Éditions Allia, 2003 [1939], p. 8-9.

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ou le mystère ne nous sont d'aucune utilité en ce qu'il ne s'agit point ici de constituer un système d'évaluation esthétique des œuvres d'art, mais de construire une théorie politique de l'art.

1.2.1 La notion de « reproductibilité technique »

Pour Benjamin, la « reproductibilité technique » ou la « reproduction mécanisée », selon les traductions, constitue le concept fondamental de la compréhension de l'art moderne. De la fonte des bronzes dans la Grèce Antique, aux techniques d'impression modernes en passant par la lithographie du Moyen-Âge, l'histoire de l'art apparaît effectivement comme l'enchaînement des grands moments qui marquent le développement de la reproduction. L'œuvre d'art de toute époque, selon Benjamin, a toujours été reproductible : « Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours le refaire ». Il en va du principe même de l'art qu'il puisse être reproduit de la main de l'homme. Dès lors, ce qui lui semble nouveau et riche de sens est moins la réplique de l'œuvre d'art que sa reproduction technique dans la mesure où cette dernière introduit une mutation radicale à la fois de notre perception et de notre rapport au temps. Alors que la lithographie introduit l'image dans l'actualité quotidienne des journaux, la photographie, quant à elle, décharge la main des tâches artistiques qui lui étaient incombées et lui substitue « l'œil rivé sur l'objectif34 ». La technique possède donc aux yeux de Benjamin la particularité de

commuter l'actualité à l'éternité et de permettre la reproduction des images à un rythme si effréné qu'elle parvient à suivre la cadence de la parole. Autrement dit, si l'image artistique classique était synonyme de durée et d'unicité, la reproduction, à l'ère de la technique, symbolise désormais l'éphémérité et la répétition.

Il nous faut constater que dans sa manière particulière d'aborder le concept de « reproductibilité technique », Benjamin définit ici les conditions d'un mode de pensée qui cherche à s'extirper du joug des grandes conceptions esthétiques communément admises en philosophie. Parmi elles, on doit noter celle de Platon qui considère l'art comme mimesis \

33 lbid. 34 lbid., p. 11.

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soit comme imitation de la nature sensible et celle de Kant qui associe l'art au génie36,

c'est-à-dire à la capacité de créer de beaux objets, faculté qui se manifeste même à travers la copie. Pour ainsi dire, L 'Œuvre d'art témoigne de la volonté benjamienne d'élaborer un système dont les préceptes soient nouveaux par rapport à ces traditions philosophiques. Or, comme le souligne Boissiere, il nous faut croire que la reproduction technique ou la question plus générale de la « copie » chez Benjamin n'inspire pas une problématique de nature ontologique mais bien de nature esthétique . Pourquoi ? Parce que Benjamin « élabore une conception qui est dialectique de la perception, à travers l'art et les mutations de l'art liées au développement de la technique38 ». Le constat que porte Benjamin sur le

développement des techniques de reproduction est alors lourd de sens pour le statut traditionnel de l'art au XXe siècle. En fait, la technique, selon lui, s'est développée à un

point tel que la modernité voit se réaliser une double rupture sur le plan esthétique : non seulement, les techniques peuvent-elles s'appliquer aux œuvres du passé et du présent puis en modifier les modes d'action, mais s'imposent-elles désormais elles-mêmes comme des nouveaux procédés artistiques . A cet effet, rien ne se voit plus révélateur pour l'auteur que la façon dont le cinéma et la photographie, en tant que techniques et nouveaux arts modernes, altèrent l'essence même des formes artistiques traditionnelles.

Le principal contrecoup de cet envahissement des techniques réside dans le fait que même si elles ne remettent pas en cause l'existence de l'œuvre d'art, elles en déprécient tout au moins ce que Benjamin appelle son « hic et nunc », soit l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. Ce caractère unique lié au locus de l'œuvre d'art qui lui confère son authenticité demeure cependant indissociable du travail de l'histoire. Il renvoie donc aussi bien « aux altérations que subit sa structure matérielle » qu'à ses « possesseurs successifs ». Il faut toutefois souligner le fait que la reconnaissance de l'authenticité revêt les allures d'un phénomène tout à fait récent. En ce sens, c'est essentiellement au développement de la science historique et des analyses physico-chimiques qu'une telle

Kant, Critique de la faculté déjuger, p. 204.

Anne Boissiere. « La reproductibilité technique chez Walter Benjamin ». DEMéter : Revue du centre d'Étude des Arts Contemporains de l'Université de Lille [En ligne], 2003.

™ lbid., p. 1.

'9 Benjamin. L'Œuvre d'art, p. 12. 40 lbid., p. 13.

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valeur doit son affirmation. Benjamin s'accorde lui-même pour dire qu'une Vierge peinte ou sculptée, n'était pas encore « authentique » aux yeux de l'homme du Moyen-Âge. Il aura fallu patienter jusqu'au XIXe siècle et à l'avènement du culte de l'attribution avant

qu'elle n'acquiert ce véritable caractère d'unicité.

Néanmoins, l'actualité de cette notion d'authenticité ne récuse en rien la dévaluation que l'œuvre d'art subit dans la reproduction, particulièrement lorsqu'elle est mécanisée. Car si toute authenticité échappe nécessairement à la réplique et à la reproduction technique, cette dernière apparaît beaucoup plus nocive pour le hic et nunc de l'œuvre d'art selon Benjamin : « [...] en face de la reproduction faite de main d'homme et généralement considérée comme un faux, l'original conserve sa pleine autorité ; il n'en va pas de même en ce qui concerne la reproduction technique41. » Ici, c'est la supériorité même de l'œuvre

originale par rapport à sa reproduction qui s'avère remise en question par l'avènement de la technique. Ce qui se perd pour ainsi dire, c'est le contact avec l'œuvre originale. Alors que le copiste qui, dans son extase devant l'artiste, reproduisait les gestes que ce dernier avait lui-même accomplis pour la réalisation de son œuvre, la technique, aujourd'hui, nie ce rapport de proximité avec l'œuvre au profit d'une distance qui se creuse entre l'original et ses répliques. Benjamin identifie deux raisons majeures à cette perte d'autorité. D'une part, la reproduction technique lui apparaît comme étant beaucoup plus indépendante de l'œuvre originale que la reproduction manuelle en ce qu'elle permet d'atteindre « des réalités qu'ignore toute vision naturelle ». Grâce à des procédés comme l'agrandissement ou le ralenti, il devient alors possible de révéler des aspects de l'original insaisissables à l'œil nu et dont l'existence ne peut être montrée que par le libre déplacement de l'objectif. D'autre part, la reproduction technique, selon l'auteur, possède la particularité de « transporter la reproduction dans des situations où l'original lui-même ne saurait jamais se trouver ». Sous forme de photographie, elle prend place dans le studio de l'amateur de toiles, sous forme de disque, elle peut être écoutée à domicile par le mélomane. Autrement dit, la reproduction technique a surtout la propriété de rapprocher l'œuvre du récepteur.

41 lbid., p. 14. 42 lbid., p. 15. 43 lbid.

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Cette altération de la nature de l'expérience esthétique, Benjamin la traduit par une formule qui sera reprise maintes fois dans les analyses culturelles de l'Institut fur Sozialforschung : le déclin de l'« aura ». Dès lors, ce qui se détruit dans le développement des techniques de reproduction, c'est l'aura de l'œuvre d'art, « l'unicité de son existence au lieu même où elle se trouve44 ». Se déterminant comme apparition unique, comme trame

singulière d'espace et de temps, elle se retrouve vouée à périr sous le règne de la reproductibilité entendue ici comme technique de l'âge des masses. Mais comment s'opère cette décadence de l'aura et qu'implique exactement sa disparition sur le plan esthétique ? C'est ce qui sera exposé dans la prochaine section de ce chapitre.

1.2.2 Le déclin de l'aura

Peu de concepts dans l'esthétique benjamienne font l'objet d'autant d'interprétations hétérogènes voire même contradictoires que la notion d'« aura ». Porteuse d'une charge sémantique considérable, l'aura et sa présumée disparition contribuent à elles seules à faire de L 'Œuvre d'art un texte particulièrement complexe et paradoxal. Rédigé en quatre versions, cet essai de Benjamin, comme nous le démontre Tackles, s'est retrouvé sous les feux croisés de théoriciens aux conceptions les plus diverses les unes que les autres45. Parmi eux, il faut noter Adorno, Horkheimer, Aron, Bataille et Brecht. Par

conséquent, il faut comprendre que la position générale quant à la définition de l'aura et à l'évidence de son dépérissement connaît des interprétations différentes selon la version du texte qui est analysée. Dans la mesure où il n'est point question ici de reconstituer la genèse de cette « histoire d'aura » mais bien d'évaluer l'importance théorique que revêt le concept pour l'esthétique critique francfortoise, nous nous référerons essentiellement à la quatrième et dernière version de L Œuvre d'art parue en 1939, version d'ailleurs reconnue pour avoir été explicitement commandée par l'Institut. Néanmoins, il nous sera tout à fait possible de constater les changements qui s'opèrent dans l'usage que fait Benjamin de la notion à certaines étapes de son œuvre. En ce sens, si, au début des années 30. l'aura est d'abord invoquée pour annoncer le dépérissement du masque religieux d'une autorité temporelle

44 lbid., p. 13.

45 Bruno Tackles, L'Œuvre d'art à l'époque de W. Benjamin : histoire d'aura, Paris, Montréal, L'Harmattan,

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dans le domaine restreint de la photographie, on pourra voir qu'il annonce, dès 1935, l'avènement d'un enjeu beaucoup plus large, celui d'une crise généralisée de l'art dans sa totalité. Mais pour comprendre ce que signifie ce « déclin de l'aura », il implique préalablement de retracer l'origine du concept.

Cette intuition de la dégénérescence de l'aura trouve sa source originelle dans les écrits de Hegel qui, selon Benjamin, « a entrevu le problème, autant que lui permettait son idéalisme ». Par là, il renvoie aux spéculations hégéliennes sur « la fin de l'art » qui servirent de pierre d'assise à tous les théoriciens de l'art de la période moderne, de Heidegger à Nietzsche en passant par Adorno. Ainsi, dans un passage du Cours d'esthétique, Hegel semble déjà présager l'avènement d'un dépérissement esthétique où l'art cesse de satisfaire « le besoin le plus élevé de l'esprit » :

Nous n'en sommes plus à pouvoir vénérer religieusement les œuvres d'art et à leur vouer un culte ; l'impression qu'elles produisent est à présent plus tempérée, plus rassise, et ce qui s'éveille en nous par leur intermédiaire nécessite encore une plus haute pierre de touche .

Cette pierre de touche, Hegel l'identifie à la « science philosophique » qui prend désormais le relais de l'activité artistique. L'art n'est donc plus voué à la suprême destination à laquelle on l'associait autrefois. Devenu objet de représentation, il ne possède plus, selon Hegel, cette immédiateté, cette plénitude vitale dont il jouissait à son heure d'effloraison dans la Grèce Antique. 11 se présente non plus comme l'expression vivante d'une foi mais comme simple réflexion. Ce constat trouve sa justification la plus lourde de sens lorsque Hegel écrit : « Nous avons beau trouver toute l'excellence que nous voulons aux images des dieux grecs, et voir exposés Dieu le Père, le Christ et Marie avec toute la perfection et toute la dignité possibles — rien n'y fait, nous ne ployons plus pour autant le genou48. » L'art retombe ainsi dans la contingence où il cesse d'affirmer l'esprit d'un

peuple et se contente d'être un jeu avec les objets par lequel se manifeste la créativité individuelle.

46 Benjamin, L 'Œuvre d'art, p. 26, n. 1. 47 Hegel, p. 43.

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Mais la fin programmée de l'art par l'esthétique hégélienne n'inspire pas à elle seule la réflexion que porte Benjamin sur le déclin de l'aura. Encore faut-il voir que cette perte du statut privilégié de l'art va de pair avec le processus de désacralisation qui bouleverse l'ensemble de la réalité sociale à l'aube du XXe siècle. C'est pourquoi les thèses de Weber

sur le désenchantement du monde ont un impact fondamental sur la critique de Benjamin. Chez Hegel, il ne serait pas possible de parler d'un art à proprement désacralisé. Simplement peut-on dire qu'il a cédé l'accès exclusif à la vérité métaphysique à une philosophie qui « garde les connotations d'une théologie rationnelle49. » Mais chez Weber,

la désillusion de l'art lui-même est corollaire du processus généralisé de la perte de sens du monde. En fait, il attribue ce recul des croyances religieuses et conséquemment ce « désenchantement du monde » au processus de rationalisation caractéristique de la modernité. Selon lui, la rationalisation moderne « a conduit les humains à bannir les valeurs suprêmes les plus sublimes de la vie publique5 », si bien que l'art se voit dorénavant

contraint de survivre dans la sphère privée. Or, c'est à ce désenchantement que Benjamin réagit. Car si l'art n'est plus à même de nous libérer des forces mythiques dont participe l'apparence et qu'il se voit de facto condamné à l'état d'artifice, il devient nécessaire selon l'auteur « de sacrifier l'art au sens traditionnel pour préserver le statut public et le rôle pragmatique de ses productions" ». Autrement dit, cette « barbarie positive » qui provoque la désacralisation de l'art constitue un impératif en ce qu'elle seule pourra laisser place à de nouvelles formes d'expression publiques. La destruction des formes esthétiques traditionnelles et l'émergence des nouvelles tendances artistiques comme la photographie ou le cinéma s'inscrivent ainsi comme la condition sine qua non d'une critique révolutionnaire. Ceci étant dit, il faut souligner que Benjamin se distingue néanmoins fondamentalement de Weber pour deux raisons précises. Non seulement n'endossera-t-il jamais la critique protestante de ce dernier mais il ira par ailleurs beaucoup plus loin dans l'analyse du processus de désenchantement de l'art. Dès lors, l'objectif de Benjamin ne consiste pas tant à observer la dynamique générale de désacralisation qu'à montrer de manière précise les mutations qu'elle engendre dans certaines tendances artistiques selon leur constitution technique et leur contexte social de réception.

49 Rochlitz, p. 175.

Max Weber, Le savant et le politique, introd. par Raymond Aron, Paris, Pion, 1959 [1919], p. 106.

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Le concept d'« aura » apparaît pour la première fois dans un texte de 1931 intitulé Petite histoire de la photographie. Dans cet essai, Benjamin l'associe intimement à l'invention d'un mode de représentation qui ébranle radicalement le statut de la peinture à la charnière des XIXe et XXe siècles : la photographie. Ainsi, c'est à la vue d'une photo de

Kafka enfant qu'il introduit cette idée d'« aura » :

Dans son insondable tristesse, cette image fait pendant aux premières photographies, où les gens ne jetaient pas encore sur le monde, comme ici le jeune Kafka, un regard perdu et délaissé. Il y avait alors autour d'eux une aura, un médium qui, traversé par leur regard, lui donnait plénitude et assurance .

L'ancienne photographie à laquelle on fait référence ici est illustrée par les portraits du photographe écossais David Octavius Hill. Selon Benjamin, l'aura de ces productions réside dans l'accord rigoureux qui existe entre le moyen technique utilisé et le sujet traité. Pour comprendre la signification d'une telle assertion, il faut s'en remettre à la technique photographique telle qu'employée avant sa phase d'industrialisation. À l'époque, le taux de sensibilité peu élevé des pellicules exige un long temps d'exposition qui provoque un « continuum absolu de la plus claire lumière à l'ombre la plus obscure [...] ». De cette combinaison d'ombre et de lumière émane une atmosphère donnant littéralement l'impression que les objets dans l'image sont auréolés d'un halo de sacralité. Or, à cette ambiance de mystère créée par le procédé technique, Benjamin associe une manière « innocente » et « timide » de poser devant l'appareil, une manière exempte d'extériorisation ostentatoire. Pour lui, cette attitude vive, empreinte d'intégrité et de plénitude laisse place « à une imprégnation ontologiquement forte de l'image par son modèle54 » qui permet à la photo de conserver la trace de son réfèrent. C'est pourquoi, en

1931, l'aura se comprend essentiellement comme le trait singulier de ces «anciennes images » qui préservent l'être à même l'apparence. Elle se présente, en d'autres termes, comme la résultante d'une correspondance précise entre l'objet et la technique. Dans cette

>2 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », In Œuvres 11, trad. Maurice de Gandillac, revue par

Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 307.

53 lbid.

Atelier d'Esthétique, « L'esthétique dans la mouvance de l'école de Francfort », Esthétique et philosophie de l'art : repères historiques et thématiques. Bruxelles, De Boeck, 2002, p. 175.

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optique, il appert, selon Benjamin, que la photographie naissante bénéficie d'un avantage majeur sur la peinture, celui de ne pas soumettre l'art à l'artifice :

[...] les tableaux ne durent que dans la mesure où ils témoignent de l'art de celui qui les a peints. Avec la photographie, cependant, on assiste à quelque chose de neuf et de singulier : dans cette pêcheuse de New Haven, qui baisse les yeux avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose de plus qu'une pièce témoignant de l'art du photographe Hill, quelque chose qu'il est impossible de réduire au silence et qui réclame impérieusement le nom de celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché et ne passera jamais entièrement dans l'art55.

La thèse benjamienne consiste alors à montrer qu'à partir des années 1880 l'aura disparaît dans les images photographiques avec l'avènement de sa reproduction artificielle par la photographie industrielle. En tentant de recréer l'illusion auratique par l'utilisation abusive de la retouche et de la surcharge décorative, les photographes de la « bourgeoisie triomphante » ont, semble-t-il, substitué l'artificiel à l'artistique dépossédant du fait même l'image de sa qualité esthétique première. Dès lors, la nouvelle photographie ne fait plus exception par rapport à la peinture mais participe elle-même à la liquidation de ce moment où « le réel, dans sa singularité, perçait le grain de l'image56 ». En somme, dans sa version

industrialisée, elle se présente désormais, aux yeux de Benjamin, comme partie prenante du dépérissement de son aura.

Avec L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, la perspective benjamienne se modifie et s'élargit. La question de la dimension auratique engage cette fois une problématique d'ordre universel manifestement en rapport avec la thèse wébérienne du désenchantement du monde. Alors qu'en 1931 la dimension auratique se comprend comme une qualité liée à un art spécifique à une époque particulière, soit la photographie avant sa phase d'industrialisation, elle en vient à signifier, à partir de 1935, quelque chose de beaucoup plus global, soit une caractéristique générale des arts plastiques avant leur reproduction mécanisée, ancrée dans leurs fondements magiques et religieux. Autrement dit, Benjamin n'appréhende plus le déclin de l'aura dans le champ limité de la photographie

55 Benjamin, « Petite histoire de la photographie », In Œuvres II, p. 299.

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mais dans celui de l'art pris dans sa totalité, sans distinction de registres. En cela, il faut voir que son point de vue se transforme considérablement et que par le fait même son ambition théorique s'en trouve fortement amplifiée. Désormais, le déclin de l'aura ne peut être compris que dans le cadre du développement des techniques de reproduction et parallèlement de l'extension même du régime de production capitaliste. Mais comment dans les nouvelles conditions de la modernité s'opère exactement cette dépréciation de l'aura ?

Pour y répondre, il faut s'en remettre à la relation nécessaire que Benjamin établit entre l'art authentique et la tradition dans L'Œuvre d'art. Comme il a été montré dans la section précédente, l'aura de l'œuvre renvoie essentiellement à son authenticité, à « l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve ». Ce qui fonde le caractère authentique d'une chose, selon Benjamin, est «[...] tout ce qu'elle contient d'originairement transmissible, de sa durée matérielle, à son pouvoir de témoignage historique57 ». L'œuvre

d'art dispose d'une force, d'un caractère unique et sacré qui va en croissant au fil des âges. L'aura ne se révèle donc pas comme une caractéristique inhérente à l'objet lui-même mais plutôt comme un halo de sacralité construit autour de celui-ci par l'intermédiaire de l'histoire et des conditions sociales d'existence. Elle se présente comme un phénomène socialement construit. L'unicité de l'œuvre, c'est-à-dire son appréhension comme trame singulière d'espace et de temps, ne saurait alors être présupposée que par l'autorité de la tradition. Conséquemment, c'est cet ancrage réel dans l'épaisseur d'une tradition qui, pour Benjamin, tend à se perdre au temps de la reproduction technique :

On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l'objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s'offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise

C Q

l'objet reproduit' .

La société moderne assiste à un profond dépérissement de la chose transmise, du seul amarrage qui liait autrefois l'humanité à une temporalité et à un sens dont l'œuvre était

57 Benjamin, L 'Œuvre d'art, p. 16. 58 lbid., p. 17.

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