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Vers une nouvelle dialectisation du problème esthétique

La possibilité d'une esthétique critique La tension dialectique entre Benjamin et Adorno.

3.4 Vers une nouvelle dialectisation du problème esthétique

Compte tenu de ce que nous avons démontré dans les sections précédentes, il nous paraît légitime d'affirmer que les différences d'ordre paradigmatique entre les théories esthétiques de Benjamin et d'Adorno peuvent être tenues en partie responsables de la confrontation théorique qui a émergé entre les deux auteurs. Mais plus fondamental encore que les interprétations hétérogènes qu'elles invoquent, il nous semble que ces divergences théoriques quant à la manière d'appréhender l'ambiguïté de Fart moderne nous éclairent précisément sur les qualités et les défauts de chacune des analyses.

Orienté vers la question de la fonction politique de l'art, l'examen esthétique de la modernité que pose Benjamin s'avère plus prescriptif que descriptif. S'il faut raisonnablement admettre que les procédés mécaniques de l'art reproductible jouent un rôle clé dans le développement de l'aperception et nous révèlent de ce fait les optiques inconscientes de la réalité, il semble néanmoins que la perspective benjamienne néglige de différencier l'art populaire de l'art sérieux en fonction des rapports qu'ils entretiennent respectivement avec l'idéologie dominante. Attribuant à la reproductibilité technique un rôle intrinsèquement progressiste, Benjamin feint alors d'approfondir suffisamment sa réflexion sur la possible récupération de procédés de reproduction à des fins de manipulation et de détournement des consciences.

Adorno, quant à lui, réassigne à l'analyse esthétique la tâche de différencier l'art autonome de l'art dépendant. Bien qu'il mise juste en mettant en évidence le potentiel critique procédant des innovations formelles de l'art d'avant-garde, sa théorie fait pourtant

abstraction du pouvoir critique pouvant aussi émaner de certaines formes d'art populaire. En érigeant l'art autonome au rang de « mécène idéologique279 », comme le dirait

Benjamin, comme seule forme d'art politiquement tenable, l'analyse adornienne n'accepte pas autant qu'il le faudrait la possibilité que le contenu de l'art populaire, au lieu de simplement renforcer l'idéologie des classes dominantes, puisse aussi figurer un contenu de vérité. Si l'autonomie de l'art moderne ne peut être que relative, pourquoi n'en irait-il pas de même avec l'hétéronomie de l'art de masse ?

Loin de nous pousser à privilégier l'une ou l'autre de ces perspectives esthétiques, il nous semble au contraire que notre analyse comparative nous incite plutôt à les considérer comme parties prenantes d'un même mouvement dialectique ou, pour reprendre l'expression de Gunster, à les suspendre dans un « champ de force dialectique ». En ce sens, si les théories benjamienne et adornienne de l'art conditionnent la possibilité même d'une esthétique critique, c'est qu'elles constituent deux pôles opposés qui se maintiennent néanmoins dans une tension productive ; chacune exprimant de manière différente, les tendances conflictuelles qui résident à l'intérieur même de l'objet d'art. Maintenues dans ce commun rapport dialectique, elles rendent précisément compte du projet théorique envisagé par Adorno dans sa Dialectique négative, celui de dépasser la simple réduction de l'objet au concept :

La connaissance dialectique n'a pas [...] à construire d'en haut des contradictions et à progresser par leur résolution [...] Au lieu de cela, il s'agit de poursuivre en elle l'inadéquation entre la pensée et la chose ; de l'éprouver dans la chose. La dialectique n'a pas besoin de craindre le reproche d'être possédée par l'idée fixe de l'antagonisme objectif alors que la chose serait déjà pacifiée ; rien de singulier ne trouve la paix dans le tout non pacifié. Les concepts aporétiques de la philosophie sont les marques de ce qui n'est pas résolu, non seulement par le penser mais objectivement .

Si tout effort critique vise à dégager les médiations entre le particulier et l'universel de l'apparence de l'identité, toute esthétique qui se veut critique doit alors nécessairement

279 Benjamin, « L'auteur comme producteur », In Essais sur Brecht, p. 131.

0 Shane Gunster, Capitalizing on culture : critical theory for cultural studies, Toronto, University of

Toronto Press, 2004, p. 167.

aller faire jaillir les contradictions objectives inhérentes à l'objet d'art. Et c'est justement ce que permettent les théories benjamienne et adornienne lorsque appréhendées comme antinomies dialectiques : elles réorientent l'analyse des tendances de l'art vers le différent, l'inconciliable, le non-identique. Dans cet esprit, il faut donc voir que les spéculations utopiques de Benjamin à l'égard du fondement révolutionnaire de l'art reproductible s'avèrent tout aussi véridiques que les exagérations élitistes d'Adorno quant à la nature réactionnaire de Fart populaire. Effectivement, liées à la même constellation, ces

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perspectives prennent homologiquement valeur de vérité . Nul n'est alors besoin de trancher envers l'une ou l'autre. Toutes deux deviennent vraies puisque toutes deux mettent en lumière des tendances existant à l'intérieur de leur objet. Mais quel intérêt théorique y a- t-il à les appréhender de la sorte ? En fait, il faut comprendre que de cet apparent paradoxe jaillit la possibilité même de comprendre simultanément les dangers et les opportunités de

la marchandisation de l'art à l'ère moderne.

Comme l'invoque brillamment Jameson, il faut faire l'impossible pour penser le développement du capitalisme positivement et négativement, en d'autres mots, « pour atteindre un type de réflexion capable de saisir les traits manifestement néfastes du capitalisme en même temps que son dynamisme extraordinaire et libérateur, simultanément et au sein d'une même pensée, et sans atténuer en rien la force de l'un ou l'autre de ces

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deux jugements ». Or, voilà ce que rend possible la mise en rapport dialectique des analyses benjamienne et adornienne. Elle initie un mode de pensée critique permettant d'appréhender l'art moderne comme l'expression de possibilités confisquées en même temps qu'elles sont offertes. Autrement dit, elle réaffirme l'impératif de penser l'art et son rapport au politique et ses effets à la fois réels et possibles. Cette ambition théorique, on la trouve en quelque sorte légitimée par les propos mêmes d'Adorno. Dans sa Théorie esthétique, l'auteur nous rappelle que « le comportement esthétique est l'aptitude à

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percevoir dans les choses plus qu'elles ne sont ». Or, cette idée renvoie à la nécessité de rendre compte non seulement de ce qu'est l'objet d'art, mais aussi de ce qu'il pourrait être. 282 Gunster, p. 168.

Fredric Jameson. Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif, trad. Florence Nevoltry, Paris, Beaux-Arts de Paris, p. 95.

Elle engage, en plus d'une disposition réaliste quant au statut de l'art moderne, un moment spéculatif quant à son potentiel inhérent. Disposées en un commun champ de force dialectique, les perspectives de Benjamin et d'Adorno assurent justement l'émergence d'une esthétique critique pouvant articuler synchroniquement les monstruosités et les possibilités induites par la forme marchande de l'art.

Il faut remarquer qu'à l'intérieur de cette constellation, les objectifs partagés par les théories benjamienne et adornienne demeurent tout aussi cruciaux sinon plus que leurs points de divergence. Dès lors, malgré les dissemblances théoriques que nous avons pu dégager dans le cadre de ce chapitre, il nous faut mettre en évidence le fait que les deux auteurs partagent une impression commune, c'est-à-dire un sentiment d'urgence à l'égard de la croissance effrénée de la forme marchande et du repliement de la conscience humaine

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dans le mythe ~. Si cet effroi, aux premiers abords, nous paraît infiniment plus clair dans l'analyse d'Adorno que dans celle de Benjamin, on ne pourrait cependant nier que ce dernier perçoit dans la récupération capitaliste de l'art un processus dangereux pouvant mener à une mystification des masses. À cet égard, le passage de L 'Œuvre d'art traitant du cinéma se voit particulièrement révélateur. Au rebours du reproche d'Adorno, il ne faudrait pas croire que Benjamin pose un constat favorable du cinéma sans relever l'exploitation commerciale et idéologique qu'il véhicule. Comme nous le montrent ces quelques lignes, doit-on constater au contraire qu'il ne perd pas un instant de vue le processus d'échange dans lequel se trouve confinée la production cinématographique :

En Europe occidentale l'exploitation capitaliste de l'industrie cinématographique refuse de tenir compte de la revendication légitime de l'homme d'aujourd'hui de voir son image reproduite. Dans ces conditions, l'industrie cinématographique a tout intérêt à stimuler l'attention des masses par des représentations illusoires et

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des spéculations équivoques .

Par conséquent, si l'optimisme technologique de Benjamin s'appuie sur les potentialités du film à supplanter les pratiques sociales et culturelles, Fauteur admet sans équivoque que ce potentiel ne pourrait se réaliser dans les conditions opprimantes du

285 Gunster, p. 168.

capitalisme. Néanmoins, le fait que le processus d'échange détourne à son profit l'image qui s'expose au cinéma ne justifie pas que cette dernière soit systématiquement caractérisée de réactionnaire. En effet, le pouvoir de l'image cinématographique en tant que force critique ne se trouve-t-il pas littéralement anéanti par les instances du capital, mais simplement interrompu, tétanisé :

Aussi longtemps que le capitalisme mènera le jeu du cinéma, le seul service qu'on doive attendre du cinéma en faveur de la Révolution est qu'il permette une critique révolutionnaire des conceptions traditionnelles de l'art. Nous ne contestons pas pour autant que, dans certains cas particuliers, il puisse aller plus loin encore et favoriser une critique révolutionnaire des rapports sociaux, voire des rapports de propriété. Ce n'est là pourtant ni l'objet principal de notre étude ni l'apport essentiel de la

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production cinématographique en Europe occidentale .

C'est pourquoi, bien que l'analyse qui réduit le film à sa dimension mercantile soit juste, Benjamin nous montre qu'elle ne serait pourtant en mesure de rendre compte du phénomène cinématographique dans toute sa complexité. En ce sens, la mise en lumière des possibilités d'un objet ou d'une pratique artistique ne doit pas être confondue avec la croyance selon laquelle ces potentialités pourraient être actualisées dans les rapports sociaux qui englobent cet objet ou cette pratique2 8. Ce n'est pas, en d'autres termes, parce

que le cinéma possède un pouvoir critique intrinsèque que les conditions d'existence actuelles garantiront nécessairement son déploiement. Il faut alors remarquer que si Benjamin et Adorno se rejoignent, c'est qu'ils partagent précisément le même sentiment de danger et de frustration à l'égard des moyens par lesquels l'exploitation capitaliste restreint le potentiel libérateur de la création.

Aussi créatif et utile que puisse être le moment spéculatif dans l'actualisation des potentialités de l'art moderne, celui-ci ne doit pas masquer toute l'importance du moment descriptif, soit la reconnaissance du fait que de telles potentialités n'ont toujours pas été déployées dans les conditions de production présentes. Et c'est sur ce plan que la théorie adornienne trouve toute sa légitimité. En effet, elle nous montre que seul un constat

287 lbid., p. 46.

pessimiste quant à la perversion de la culture de masse semble être à même de pallier à une appropriation frauduleuse de la théorie benjamienne. Si certains aimeraient faire dire à Benjamin que tout art reproductible fait nécessairement figure de résistance, Adorno rétorque au contraire que l'art populaire, dans la société capitaliste avancée, se voit plus souvent qu'autrement mobilisé à des fins idéologiques, voire réactionnaires :

L'effet d'ensemble de l'industrie culturelle est celui d'une anti- démystification, celui d'une anû-Aufklàrung ; dans l'industrie culturelle [...] la démystification, Y Aufklàrung, à savoir la domination technique progressive se mue en tromperie des masses, c'est-à-dire en moyen de garotter (sic) la conscience. Elle empêche la formation d'individus autonomes, indépendants, capables de

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juger et de se décider consciemment .

La thèse adornienne des industries culturelles infléchit donc la perspective benjamienne en un sens éminemment plus critique. Elle l'amène à être interprétée non plus comme un plaidoyer en faveur d'une insurrection culturelle mais plutôt tel un acte de récrimination contre une existence sociale régie par l'impératif marchand. De fait, la perspective d'Adorno a l'avantage de mettre en relief l'une des propriétés les plus pernicieuses de la culture de masse, soit celle d'acclimater les sujets à une série de défaites renforçant la limitation des conditions d'existences présentes. Ne permettant pas de croire que nous n'habitons pas déjà le meilleur des mondes, elle simule en quelque sorte une potentialité qui se trouve aussitôt refusée. Il ne s'agit plus de tendre vers un objectif, mais simplement de jouir de ce qui est : « Ce que l'industrie culturelle élucubre ne sont ni des règles pour une vie heureuse, ni un nouveau poème moral, mais des exhortations à la conformité à ce qui a derrière soi les plus gros intérêts . » Ce point de vue souligne le danger de récupération qui accompagne inévitablement la méthode révolutionnaire de Benjamin et amplifie simultanément le caractère critique de cette dernière.

Les analyses benjamienne et adornienne se recoupent encore en ce qu'elles demeurent chacune indissolublement liée à une pensée de l'Utopie. L'une et l'autre supposent la possibilité que de la forme marchande puisse émerger une critique immanente

89 Adorno, « L'industrie culturelle », Communications, p. 18. 290 lbid., p. 17.

de sa fétichisation. Elles octroient toutes deux à l'art-marchandise la capacité d'évoquer, fût-ce de manière lointaine, un objet affranchi de toute rationalité instrumentale. Comme l'explique Adorno, « à l'ère du capitalisme, l'utopie du qualitatif se réfugie dans les traits du fétichisme : tout ce qui, en vertu de sa différence et de son unicité, n'entre pas dans les relations d'échange qui prédominent. ' » Ainsi, bien qu'illusions, les images que suscite Fart-marchandise apportent encore néanmoins une « promesse de bonheur », l'espoir d'une existence sociale libérée des contraintes de l'identité. Mais ce potentiel critique de l'art, pour Adorno comme pour Benjamin, ne saurait se traduire que négativement : « [...] il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie . »

Autrement dit, pour l'un et l'autre, jamais l'art n'a-t-il associé de façon aussi serrée l'expérience de l'aliénation et de la laideur à la possibilité d'un sauvetage de ce qui a été perdu : « Dans la résistance au monde fongible de l'échange, est irréductible celle du regard

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qui ne veut pas que le monde perde toutes ses couleurs . » Au sein même de la représentation de la marchandise comme dépérissement repose la prospection d'un monde « autre », la vraisemblance que les choses n'ont pas à être ce qu'elles sont présentement. La théorie benjamienne possède à cet égard la particularité de faire jaillir l'espoir que la « barbarie culturelle » contemporaine puisse être éradiquée par les mêmes forces qui la masquent actuellement. Non seulement les images et les souvenirs réprimés dans l'inconscient peuvent-ils être ramenés à l'état de conscience pour stimuler le changement social mais peuvent-ils l'être de surcroît par l'intermédiaire des produits de l'industrie culturelle. L'Utopie ne se situe donc pas dans l'avenir lointain du développement historique, mais directement dans l'image artistique moderne :

[...] l'art que l'on considérait souvent comme réfractaire à toute relation avec le progrès, peut servir à déterminer la nature authentique de celui-ci. Le progrès ne loge pas dans la continuité du cours du temps, mais dans ses interférences : là où quelque chose

291 Theodor W. Adorno, Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, trad. Eliane Kaufholz et Jean-René

Ladmiral, Paris, Gallimard, 2003 [1951], p. 162.

" Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire », In Œuvres III, p. 433.

de véritablement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la

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sobriété de l'aube

Les théories d'Adorno et Benjamin ne sont pas incompatibles. Il faut au contraire les concevoir comme parties intégrantes d'un même champ de force dialectique. Appréhendées de la sorte, elles nous offrent effectivement des outils précieux pour penser l'art moderne dans son ambiguïté singulière, c'est-à-dire à la fois comme limitation du possible et comme source d'affranchissement.

En posant un regard rétrospectif sur les conceptions benjamienne et adornienne de l'art, il nous a été possible de voir que, dans la foulée du tournant critique de l'esthétique, l'activité artistique se fait le lieu d'une vérité paradoxale, à la fois comme force de protestation contre la barbarie sociale et comme reflet de la substance objective de la domination. Reléguant à l'avant-plan la question de la possibilité d'une résistance esthétique, Benjamin et Adorno sont ainsi amenés à réfléchir sur la signification sociale, politique et historique de l'œuvre d'art. Alors que le premier perçoit un potentiel révolutionnaire dans l'objet artistique reproductible et dépourvu d'aura, le second abandonne toute position offensive en matière de reproduction et ne saurait penser l'art moderne en dehors de la liquidation répressive de sa force critique par l'industrie culturelle. On constate ainsi que la problématique du statut de l'activité artistique à l'ère du capitalisme avancé déploie deux horizons théoriques distincts et en apparente opposition.

Dans le premier, Benjamin jette un regard optimiste sur l'art populaire en analysant soigneusement les possibilités productives qui émanent de la technologie de reproduction. Avec la reproductibilité technique, les masses se voient telles qu'elles sont et pour la première fois de nouvelles structures inconsciemment agissantes deviennent visibles. Là réside toute la vertu d'une fonctionnalisation « post-esthétique » de la production de réel. Mais cet espoir placé ostensiblement dans la capacité de l'art reproductible à actualiser le possible, le « technologisme » benjamien le nourrit à la lumière d'une menace, celle de la possible récupération propagandiste de la technique. Le spectre du fascisme qui plane sur le combat pour la domination sociale de la technique et qui, par le rapatriement de l'image spéculaire cherche à freiner la libération des masses, fait alors figure de motif pour légitimer « la politisation de l'art » contre « F esthétisation du politique ».

Dans le second horizon. Adorno indique plutôt l'impératif de maintenir la dimension de « l'art pour l'art » en tant que contrepoids essentiel aux forces de standardisation de l'économie de marché. L'industrie culturelle, dont l'analyse benjamienne, sous l'influence de Brecht, mènerait à faire l'apologie, tend non pas au dépassement de la culture vers la vie pratique ni à la dénonciation de l'idéologie mais au

démantèlement de la création et de la réception artistiques, c'est-à-dire à la suppression despotique de leur puissance critique. Intarissablement, l'analyse adornienne en appelle donc plutôt au pouvoir de contradiction de l'art, à sa négativité immanente pour œuvrer au renversement du consensus culturel. Si l'art de masse, produit de l'industrie culturelle, se met au service de la barbarie sociale et de l'identité contraignante, l'art authentique, sérieux, doit au contraire lui opposer la force intransigeante de la dissonance, de la communication du différent. Entretenant un scepticisme méfiant à l'égard des formes dégénérées de l'art populaire moderne, l'esthétique négative d'Adorno ne saurait alors penser la possibilité de dévisager la catastrophe et de réfléchir le visage de l'Utopie que sous les modalités d'un art dissonant.

Néanmoins, malgré les divergences théoriques entre les esthétiques benjamienne et adornienne sur les questions de la culture de masse, des médiations sociales de l'art et de son rapport à l'idéologie, notre examen comparatif nous a permis de conclure à la nécessité d'appréhender ces perspectives comme les pôles d'une même problématique qui est celle d'une « esthétique critique ». Dès lors, dans le sillage des travaux de Gunster, il nous a fallu consentir à l'idée que sa possibilité tient à la « redialectisation » de la Théorie critique, c'est-à-dire à l'inscription des théories de Benjamin et d'Adorno à l'intérieur d'un « champ de force dialectique » commun. Selon nous, le fait de lire Benjamin et Adorno de concert sur la question du statut problématique de l'activité artistique présente une utilité