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Le double caractère de l'art : autonomie et fait social

Theodor W Adorno Vers une esthétique négative.

2.3 Le double caractère de l'art : autonomie et fait social

La situation aporétique de Fart moderne que décrit Adorno s'avère tributaire d'une dichotomie centrale à la Théorie esthétique. Cette dichotomie est celle du « double caractère de l'art comme autonomie et fait social [...] » qui marque la position de la production artistique à l'intérieur des sociétés capitalistes avancées. L'œuvre d'art doit donc être appréhendée simultanément dans ses acceptations kantienne et marxienne, c'est- à-dire à la fois esthétiquement en tant que production autonome et sociologiquement en tant que marchandise.

Tel que présenté dans la section précédente, l'autonomie artistique désigne ce moment où l'art s'extirpe des fonctions qui lui étaient inculquées dans le cadre du rituel. Avant la période des Lumières, la production artistique répond à des fins qui lui sont dictées par les autorités religieuses. Mais avec le déclin du patronage ecclésiastique et l'ascendance de la culture bourgeoise à la fin du XVIIIe siècle, l'art perd cette fonction

sociale directe pour devenir non-fonctionnel. Il ne s'avère désormais plus du rôle des artistes de créer des œuvres destinées à la contemplation divine ou aux services religieux ; la spécificité de l'art devient son inutilité, son absence de fonction sociale. Cette idée de l'œuvre d'art affranchie de toute utilité sociale que mobilise Adorno correspond alors à l'idée de Kant selon laquelle l'art constitue « une finalité sans fin ». Dans la perspective kantienne, on a finalité lorsqu'une volonté a commandé une action à partir de la représentation d'une fin. Néanmoins, il apparaît tout de même possible selon Kant de penser une finalité sans représentation claire de la volonté et des fins qui en sont à l'origine. C'est le cas notamment de la Beauté qui est « la forme de la finalité d'un objet en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans la représentation d'une fin1 ». L'œuvre d'art comme

objet beau s'avère donc une « finalité sans fin » dans la mesure où elle ne pose pas les causes de la finalité en une volonté extérieure : « les œuvres ont leur finalité en elles- mêmes, sans fin positive par-delà leur structure interne ». Trouvant sa fin en elle-même, elle ne possède aucune visée utilitaire et n'est en aucun temps une activité imposée et

141 lbid., p. 21.

142 Kant, Critique de la faculté déjuger, p. 106. I4j Adorno, Théorie esthétique, p. 164.

contraignante. Bien qu'elle fasse tout de même partie de l'activité productrice, elle constitue pourtant, contrairement au travail, une activité de production libre animée par aucun intérêt.

Néanmoins, il faut voir que le développement de l'autonomie artistique s'accompagne parallèlement d'un processus de marchandisation de l'art. Comme le souligne Attali, « l'artiste naît en même temps que se vend son œuvre144 ». De fait, on ne

pourrait penser l'avènement d'œuvres affranchies de toute fonction sociale en faisant abstraction de leur entrée dans le système marchand. Selon Adorno, les productions artistiques socialement autonomes, bien qu'elles puissent épouser ou rejeter la logique du marché, n'ont pas d'autre choix, en tant que fait social, que de prendre la forme de marchandises. Elles font effectivement partie intégrante d'une société où l'échange est devenu le principe dominant des rapports sociaux. L'art est alors nécessairement produit et consommé conformément à cette logique. Ici, Adorno reprend à son compte la critique que Marx développe dans le livre premier du Capital, celle du fétichisme de la marchandise. Ce fétichisme désigne le processus par lequel la marchandise, dans le système capitaliste, s'établit comme fondement des rapports de production, octroyant ainsi aux rapports sociaux l'apparence de rapports entre des choses. Comme l'explique Artous, il renvoie au phénomène selon lequel « la valeur des marchandises, à travers laquelle s'organise l'échange, est socialement perçue comme leur attribut naturel, alors qu'elle est générée par des rapports de production spécifiques ». Autrement dit, dans l'économie de marché où ils se voient vendus et achetés, les biens semblent acquérir une vie autonome. Ils paraissent dotés d'une valeur et d'une existence indépendamment des êtres humains qui les ont produites. Le marché ne régulant la production sociale que par l'échange de marchandises, ces dernières en viennent alors à masquer le caractère social de la production. Résultat : les relations sociales se confondent à la marchandise qui apparaît désormais comme étant elle- même pourvue des pouvoirs humains.

144 Jacques Attali, Bruits : essai sur l'économie politique de la musique, Paris, Presses universitaires de

France, 1977, p. 95.

Or, au même titre que toutes les autres marchandises produites sous les conditions du capitalisme, l'œuvre d'art autonome comme fait social se présente, selon Adorno, tel un fétiche voilant la part de travail social à l'intérieur d'elle. Ce caractère fétiche de la production artistique lui confère le statut d'entité culturelle supérieure, en quelque sorte détachée des conditions sociales de production et pourvue d'une existence propre. Mais l'œuvre d'art apparaît d'autant plus fétichisée pour Adorno qu'elle se singularise de par son inutilité sociale : « Pour autant qu'il est possible d'assigner une fonction sociale aux œuvres d'art, celle-ci réside dans l'absence de toute fonction ». Ainsi, la production artistique, ne semblant servir aucune fin au-dehors de sa propre existence, apparaît comme étant foncièrement irrationnelle et inspire conséquemment une vénération presque superstitieuse. Voilà pourquoi, dans la conception adornienne, l'œuvre artistique fétichisée se suffisant à elle-même, engendrant sa propre loi formelle et se fermant à ce qu'elle est, semble prédisposée à faire l'objet d'une récupération idéologique et à proférer l'illusion de la totalité unifiée :

[...] toute œuvre d'art pourrait être frappée du verdict de fausse conscience et être mise au compte de l'idéologie. Du point de vue formel, elles sont idéologiques — indépendamment de ce qu'elles disent — en ce qu'elles posent a priori un élément spirituel comme quelque chose d'indépendant des conditions de sa production matérielle et de ce fait d'une qualité supérieure, en trompant aussi sur la faute séculaire de la division entre travail matériel et travail intellectuel147.

En revanche, l'art autonome fétichisé, selon Adorno, a la particularité de disposer simultanément de propriétés critiques dites défitichisantes. Effectivement, en donnant l'impression d'avoir une existence propre, l'œuvre d'art tend à remettre en question une société où tout semble régulé par le principe d'échange. Apparaissant détachée des conditions de production économique, elle acquiert la capacité de proposer des conditions de changement et de nous remémorer les motifs humains aux fondements de l'activité productrice, motifs que la raison instrumentale oublie manifestement. Dans son inutilité sociale, l'œuvre d'art « représente] les objets qui cessent d'être pervertis par l'échange et

46 Adorno, Théorie esthétique, p. 288. 147 lbid., p. 289.

ce qui n'est plus déformé par le profit ni par les faux besoins de l'humanité dégradée148 ». Il

critique la société par sa seule existence dans la mesure où sa fonction sociale réside paradoxalement dans son absence de fonction. Dès lors, si l'art est social, ce n'est ni à cause du mode de sa production, ni à cause de l'origine sociale de son contenu thématique. Il l'est plutôt de par la position antagonique qu'il adopte par rapport à la société. Autrement dit, il est social en ce qu'il représente la négation de la société elle-même. Dans ces conditions, le caractère fétiche de la production artistique ne s'inscrit alors plus comme une pure illusion comme l'entendait le marxisme orthodoxe mais se présente dorénavant, telle la condition même de son « contenu de vérité », de sa « vérité sociale149 ». Par là faut-il

comprendre que l'indépendance, la consistance interne et la singularité de l'œuvre d'art ont des origines et des implications proprement sociales. Comme le souligne Zuidervaart, « works of art follow their own path in their own way, but the path itself and the impetus for traveling come from the surrounding society ». On parlera donc des œuvres d'art comme étant des « fétiches défitichisants ». Car leur position unique dans la société capitaliste leur permet d'exprimer les processus sociaux de manière telle que des transformations structurelles apparaissent désormais non seulement possibles mais surtout nécessaires.

On comprend ainsi que les facettes de Fart comme autonomie et fait social, bien qu'entrant constamment en tension, coexistent dans une sorte de relation d'interdépendance. Pour reprendre Adorno, on devrait dire plus précisément qu'elles se trouvent imbriquées dans un rapport d'opposition dialectique : « [...] something severs itself from empirical reality and thereby from society's functional context and yet is at the same time part of empirical reality and society's functional context151 ». Par là l'auteur signifie

que l'œuvre d'art se trouve à la fois dépendante et indépendante de la société, qu'elle se voit simultanément pourvue et dépourvue d'une identité propre. Conséquemment, ce qui fait l'indépendance, la singularité et la consistance d'une production artistique c'est sa

148 lbid. u"lbid.

'50 Lambert Zuidervaart, Adorno's Aesthetic theory : the redemption of illusion, Cambridge, MIT Press, 1991,

p.89.

151 Theodor W. Adorno, Aesthetic Theory, trad. R-Hullot-Kentor, London, Athlone, p. 146, cité par Andy

Hamilton, «Adorno and the autonomy of art », In Nostalgia for a redeemed future : critical theory, dir. Stefano Giacchetti Ludovisi, Rome, John Cabot University Press, 2009, p. 254.

dépendance, son universalité et son inconsistance puis vice versa. La tension entre l'autonomie et le caractère social de Fart s'avère à ce point accentuée que l'autonomie artistique possède elle-même une nature sociale et que le caractère social de l'œuvre est en lui-même autonome. Pourtant, ces deux facettes de l'art ne sauraient être interprétées comme les deux faces d'une même pièce. En fait, elles présentent plutôt la spécificité d'être fondamentalement irréconciliables. Alors que les prétentions de Fart à être autonome, soit à disposer d'une dignité non-échangeable apparaissent illusoires du point de vue du marché, la marchandisation de l'art, soit l'attribution d'une valeur d'échange à une « finalité sans fin », se présente réciproquement comme fallacieux du point de vue de l'autonomie. Bien qu'étant nécessairement interdépendantes, chaque position se révèle fausse lorsque appréhendée dans les termes du pôle antagonique. C'est ce qui amènera Adorno à affirmer que « le caractère double de l'art, autonomie et fait social, se manifeste toujours dans des dépendances et des conflits étroits entre les deux sphères152 ».

Dès lors, la thèse clé de la dialectique adornienne consiste à montrer que les fonctions sociales indirectes de l'art autonome émanent précisément du fait de son apparente absence de fonction sociale ; au même titre que ce n'est que par la marchandisation que l'art a pu acquérir son autonomie. Il faut maintenant voir que ces fonctions indirectes peuvent à la fois être de nature progressiste, lorsque l'art se fait critique sociale, ou conservatrice, lorsqu'il cède à l'exploitation capitaliste et se fait industrie culturelle. C'est pourquoi dans les prochaines sections nous nous attarderons spécifiquement à l'analyse de ce double statut de la production artistique, celui l'amenant simultanément à refléter et à critiquer les conditions de domination imposées par la société de marché.