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Autonomie artistique et reproductibilité technique

La possibilité d'une esthétique critique La tension dialectique entre Benjamin et Adorno.

3.3 Sur le schéma de la culture de masse

3.3.2 Autonomie artistique et reproductibilité technique

Dans la perspective adornienne, il faut voir que ces considérations brechtiennes qui teintent la rédaction de L'Œuvre d'art forcent Benjamin à poser un constat sur l'art moderne aux conséquences regrettables. Ainsi, pour Adorno, cette influence perverse de Brecht se manifeste profondément dans l'antinomie chimérique entre art auratique et art reproductible ancrée au coeur même de l'analyse benjamienne.

La thèse développée par Benjamin dans L'Œuvre d'art s'érige sur la prémisse selon laquelle le déclin de l'aura serait exclusivement le fruit de l'avènement de la reproduction technique. Ainsi, n'est proprement dépouillée de l'aura traditionnel que l'œuvre

mécaniquement reproductible. Sous cet angle, l'avant-garde artistique, appréhendée comme « œuvre d'art autonome », est perçue comme illusoire, magique et auratique ce qui l'amène ipso facto à revêtir un caractère ahistorique et réactionnaire. Selon la théorie adornienne, en accordant « sans plus de façon » le concept d'aura à l'œuvre d'art autonome et en lui attribuant une vocation purement contre-révolutionnaire, Benjamin tend à supprimer toute idée d'autonomie artistique. C'est en ce sens qu'Adorno écrit : « [...] il me semble que le centre de l'œuvre d'art autonome n'appartient pas lui-même au côté mythique [...] mais qu'il est en soi dialectique : qu'il croise en lui l'élément magique avec le signe de la

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liberté . » L'autonomie de l'œuvre d'art, sa « forme/chose » comme le dit l'auteur, ne se voit point identique à l'élément auratique en elle. Ainsi, bien qu'il admette comme Benjamin le primat de la technologie dans l'art moderne et son rôle prépondérant dans la désacralisation de l'art, il ne voit pas dans la reproductibilité technique la seule cause du déclin de l'aura. Encore faut-il aussi l'attribuer selon lui à « l'accomplissement de la loi formelle "autonome"234 » qui est le propre de l'œuvre d'art. Citant notamment Kafka et

Schôenberg, Adorno montre que c'est ce processus technique immanent qui liquide les qualités mythiques et fétichisées de la production avant-gardiste. Une fois isolée et réifiée du fait de la division du travail dans la culture capitaliste, l'art autonome parvient, de par sa seule loi formelle, « la loi de son mouvement ? », à critiquer le social, soit à révéler

comment il est consciemment produit et fait. Mais en « politisant » l'art au sens où l'entendait Brecht, Benjamin sacrifie l'autonomie artistique qui constitue pourtant le lieu même de sa liberté et de son potentiel critique. Le défaut dialectique de son analyse tient alors à ce qu'il ne reconnaît pas l'incidence manifeste du développement de la loi formelle autonome dans l'affranchissement de l'art à la fois de ses origines magiques mais aussi de la forme technique qui le réduit à l'état de simple marchandise. Pour reprendre la formulation même d'Adorno :

Aussi dialectique que soit votre travail, il ne l'est pas sur l'œuvre d'art autonome elle-même ; il passe à côté de l'expérience élémentaire [...] que justement l'application la plus conséquente de la loi technologique à l'art autonome modifie celui-ci et, loin de la transformer en tabou ou en

" Adorno et Benjamin, Correspondance, p. 147.

234 lbid., p. 148.

fétiche, le rapproche de l'état de liberté, de la fabrication consciente, de ce qui requiert un faire .

En conférant des vertus politisantes à l'art moderne reproductible, soit à l'art dit communément « populaire », Benjamin s'attaque aux fondements mêmes de la position adornienne sur le fétichisme de l'objet d'art. En ce sens, Adorno considère que les objets de production et de consommation de masse, incluant ceux émanant de la reproduction technique de l'art, constituent des fétiches en ce qu'ils présentent la caractéristique fondamentale d'apparaître détachés des rapports sociaux de production et de l'activité constitutive des sujets qui à la fois les produisent et les consomment. La conscience fétichisée, dans la récupération adornienne de la théorie de Marx, émerge de cette aliénation, de cette rupture entre le sujet et ses objets. Dès lors, on constate que les concepts de « fétiche » et d'« aura » partagent une spécificité commune, celle de réfléchir l'idée d'une distance, d'une disjonction entre le sujet et l'objet. Ainsi que le souligne Witkin : « Both [concepts] appear in quasi-magical guise and both demand from the subject an act of "submission" . » Par conséquent, selon Adorno, il faut voir que Benjamin se méprend profondément lorsqu'il suggère, notamment par son analyse du cinéma, que l'art de masse reproductible est nécessairement dépourvu d'aura et par suite, à même de libérer une imagination critique chez les masses. Une telle assertion ne saurait effectivement prendre en considération la nature singulière de l'industrie culturelle.

Si on adopte la définition de Walter Benjamin, la définition de l'œuvre d'art traditionnelle par l'aura, par la présence d'un non- présent, alors l'industrie culturelle se définit par le fait qu'elle n'oppose pas autre chose de façon nette à cette aura, mais qu'elle se sert de cette aura en état de décomposition comme d'un halo fumeux. Ainsi elle se convainc immédiatement elle-même de sa

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monstruosité idéologique .

Bien qu'affranchie de la sphère cultuelle, l'industrie culturelle réintègre la dimension magique dans ses produits. Elle recrée artificiellement l'illusion distinctive de l'art auratique par la commercialisation et la fétichisation de l'objet. En ce sens, la valeur

236 Adorno et Benjamin, Correspondance, p. 147-148. 237 Witkin, p. 54.

d'exposition qui, conformément aux dires de Benjamin, est conviée à se substituer à la valeur cultuelle, ne représente dans les faits qu'une image du processus d'échange. Comme l'explique Adorno, « l'art qui ne peut se dégager de la valeur d'exposition sert le processus d'échange [...] ». Or, en étant entièrement soumis aux principes d'échange et de profitabilité, les produits de la culture populaire se trouvent dénués de toute force politique et ne peuvent que renforcer l'idéologie capitaliste dominante. Ils sont voués par la force des choses à s'accommoder à l'intérieur du statu quo. Dans ces conditions, le projet benjamien d'inspiration brechtienne consistant à rapprocher le bien culturel de la conscience ordinaire des masses prend les allures d'une « identification avec l'agresseur240 ». Loin de favoriser

une quelconque émancipation politique, il se fait plutôt apologétique de la soumission du sujet à la force omnisciente de l'industrie culturelle, représentante en règle du monopole capitaliste. C'est d'ailleurs ce constat quant au rapport nécessaire entre l'industrie culturelle et l'idéologie dominante qui amène Adorno à juger de l'insuffisance dialectique de l'analyse benjamienne :

Le défaut de la grande conception que Benjamin développe dans sa théorie de la reproductibilité est que ces catégories bipolaires ne permettent pas de distinguer entre la conception d'un art débarrassé jusque dans son fondement de l'idéologie et l'abus de la rationalité esthétique aux fins d'exploitation et de domination des masses ; l'alternative n'est qu'à peine effleurée241.

Ainsi, ce qu'il faudrait reprocher à Benjamin, c'est d'avoir renforcé paradoxalement la distinction entre l'aspect auratique et l'aspect technologique de l'art. Dans la perspective adornienne, cette dichotomie entre une œuvre d'art moderne reproductible et une œuvre d'art traditionnelle unique ne se justifie pas en ce qu'elle ne permet pas de reconnaître que l'antagonisme au sein même du concept de technique puisse disparaître. En d'autres termes, elle ne rend pas suffisamment compte du fait que les procédés mécaniques puissent être récupérés par l'idéologie puis manipulés dans des objectifs de mystification et d'asservissement des masses. Ce qui manque à la théorie de Benjamin, c'est donc « l'élément [...] de la distanciation, du rapport critique à l'égard de la surface idéologique

'9 Adorno, Théorie esthétique, p. 69. 240 Adorno, Sur Walter Benjamin, p. 56. 241 Adorno, Théorie esthétique, p. 82.

de la réalité242. » Selon Adorno, il faut constater que le problème ne réside pas tant dans

l'opposition entre un art auratique et un art reproductible que dans celle entre un art autonome, représenté par les avant-gardes, et un art dépendant, symbolisé par l'industrie culturelle.

La dissimilitude fondamentale entre ces deux pôles de Fart moderne tient essentiellement au rapport que chacun entretient avec l'idéologie. L'art dépendant s'érige comme la consécration du processus de « démocratisation culturelle » placé sous le joug d'une rationalité purement économique. Sous le couvert de l'industrie culturelle, de l'exploitation programmatique de la culture à des fins commerciales, il prend l'apparence d'un art à grande diffusion qui « dégénère en idéologie pure et simple243 ». Ainsi, dans la

pratique artistique standardisée, conditionnée et commercialisée, art et idéologie ne forment qu'un. En revanche, l'art autonome, qui demeure une pratique artistique authentique tout en bénéficiant des acquis de ses propres innovations techniques, se distingue de l'art dépendant en ce qu'il témoigne d'une liberté relative à l'égard de l'idéologie dominante, entretient une certaine distance par rapport à la réalité empirique. Selon Adorno, il « exprime l'aveuglement, mais en même temps, motivée par l'impossibilité de concilier l'idéologie avec l'existence, la tentative de s'en arracher 44 ». Cette autonomie qui fonde la

légitimité politique de l'art se traduit dans sa négativité immanente, sa force critique qui dévoile la fausseté de la réconciliation et « les signes du monde déchiré ». Dans la perspective adornienne, la « distance » que l'œuvre entretient avec la réalité devient ainsi partie intégrante et essentielle de ce potentiel de protestation :

L'identité esthétique doit défendre le non-identique qu'opprime, dans la réalité, la contrainte de l'identité. C'est seulement en vertu de sa séparation vis-à-vis de la réalité empirique, qui permet à l'art de façonner selon ses besoins le rapport du tout aux parties, que l'œuvre d'art devient Être à la puissance deux ".

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4 Adorno, Prismes, p. 12. 244 lbid., p. 18.

Or, si l'œuvre d'avant-garde dispose d'un tel potentiel critique que l'art populaire ne possède pas, c'est en vertu de son caractère fragmentaire et dissonant qui lui confère une souveraineté partielle lui permettant d'entretenir une distance avec le monde réel et de protester contre ce dernier. D'une part, elle s'avère fragmentaire en ce qu'elle exprime négativement l'idée d'harmonie en donnant forme aux contradictions au sein même de sa structure. Il en va de la sorte par exemple pour les romans de Kafka qui, selon Adorno, ne réconcilient pas les antagonismes dans une harmonie illusoire mais au contraire nient la possibilité même de l'« expérience du temps formant une totalité246 ». D'autre part, elle est

dissonante en ce qu'elle fonde l'expérience esthétique non pas sur l'harmonie sensuelle mais plutôt sur la rencontre non-harmonieuse des sons, des mots et des couleurs, soit par l'inclusion du non-intégrable dans le processus de composition artistique. De ce fait, la musique atonale de Schônberg, notamment, en refusant l'harmonie et la mélodie, traduit l'objection de tout compromis avec les contradictions sociales. Si les dissonances musicales qu'elle propose paraissent insupportables pour les auditeurs, c'est qu'elles leur parlent de leur propre condition247. Ces attributs singuliers de l'œuvre d'avant-garde dont Adorno fait

l'apologie mettent en lumière toute l'importance qu'il accorde à l'idée de distance dans la détermination du potentiel critique de l'art. Ce n'est qu'en entretenant cette disjonction avec la réalité empirique, qu'en cultivant un hermétisme et une complexité la rendant difficilement récupérable par l'industrie culturelle, que l'œuvre d'art peut demeurer un îlot de résistance. Nier ce potentiel critique de l'art autonome, détruire la distance qui le sépare de la conscience ordinaire des masses, comme le prévoient les projets benjamien et brechtien, équivalent alors littéralement, dans la perspective adornienne, à sacrifier l'art au domaine du kitsch culturel, où la production artistique se mue en simple marchandise.

On comprend que, dans l'optique d'Adorno, Benjamin se méprend profondément lorsqu'il sacrifie l'art autonome au profit de l'art de masse. Celui-ci nie le seul moment critique véritable de l'art et glorifie sa dépendance à l'endroit de l'idéologie dominante. Ne tirant sa technique que d'elle-même, ne recevant sa détermination d'aucune hétéronomie, seule l'œuvre d'art autonome peut se prétendre véritablement exempte de tout caractère magique. Ainsi, en prétextant que le déclin de l'aura s'opère de manière beaucoup plus

246 Adorno, Prismes, p. 283.

prononcée dans les œuvres mécaniquement reproduites, Benjamin « sous-estime la technicité de l'art autonome et surestime celle de l'art dépendant248 ». Il ignore

simultanément le caractère progressiste de l'art autonome et le côté régressif de l'art de masse. Ce défaut dialectique de l'analyse benjamienne est, dans l'optique adornienne, particulièrement criant dans le traitement élogieux que réserve L'Œuvre d'art au capital filmique. Selon Adorno, le montage et autres techniques avancées ne sont que très peu utilisés au cinéma. Au contraire, dans le film, nous dit-il, « la réalité est édifiée mimétiquement de manière puérile, et ensuite "photographiée"249 ». C'est pourquoi, s'il

existe véritablement un caractère auratique, « celui-ci est inhérent au cinéma dans la mesure la plus élevée et justement la plus inquiétante qui soit ». A l'instar d'Adorno, on peut effectivement se questionner sur la légitimité d'un tel optimisme technologique chez Benjamin. Il demeure tout à fait raisonnable de croire qu'un spectateur réactionnaire ne devienne pas systématiquement un spectateur d'avant-garde à la seule vue d'un film de Chaplin. Et en ce sens, la requête adornienne adressée à Benjamin dans les lignes suivantes, apparaît tout à fait à propos :

Ce que je postulerais, ce serait donc un plus de dialectique. D'un côté, une dialectisation de bout en bout de l'œuvre d'art 'autonome', se transcendant par sa propre technologie jusqu'à l'œuvre planifiée ; de l'autre côté, dialectisation encore plus forte de l'art utilitaire dans sa négativité, que vous ne méconnaissez certes pas mais qui est néanmoins désignée par des catégories relativement abstraites [...] sans être suivies jusqu'au bout en

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elles-mêmes, à savoir comme irrationalité immanente " .

Il serait inexact de voir en cette critique de la théorie benjamienne de l'art un plaidoyer en règle contre toute forme d'art populaire. Loin d'afficher un positionnement aussi unilatéral, le point central du billet d'Adorno vise non pas à promouvoir l'art autonome en reléguant l'art de masse au second plan, mais plutôt à mettre en lumière la dialectique s'opérant dans et entre ces catégories en tant qu'elles font partie intégrante d'un système total. Comme le souligne l'auteur à cet effet : « Tous deux portent les stigmates du

Adorno et Benjamin, Correspondance, p. 151.

249 lbid., p. 150. 250 lbid., p. 149-150. 251 lbid., p. 150.

capitalisme, tous deux contiennent les éléments de la transformation [...]252. » Ainsi,

malgré le constat commun chez Benjamin et Adorno du caractère éminemment progressiste du déclin de l'aura, il faut surtout retenir que leur confrontation sur le plan théorique tient fondamentalement à une divergence d'ordre paradigmatique. Là où le premier fonde son esthétique sur une dichotomie entre art auratique et art reproductible, le second la fonde sur une dichotomie entre art dépendant et art autonome. Ce profond écart conceptuel, nous le verrons dans la prochaine section, a d'importants contrecoups notamment sur la manière dont les auteurs appréhendent les changements intervenant dans le mode de réception de l'objet d'art.

3.3.3 Concentration et distraction

Pour Adorno et Benjamin, l'avènement de nouvelles formes d'art comme le cinéma, s'accompagne inévitablement d'une transformation majeure dans la façon dont s'opère la perception artistique. Cette modification des conditions de représentation de l'objet d'art se traduit essentiellement dans le déplacement psychosensoriel du récepteur du pôle de la concentration vers celui de la distraction. Ainsi, Benjamin souligne avec justesse les grandes lignes du problème lorsqu'il écrit qu'avec le cinéma, « les masses cherchent à se distraire, alors que l'art exige le recueillement " ». Originellement, l'œuvre d'art traditionnelle, conformément à l'idéal-type qu'on en donne, ne peut être appréciée par le sujet qu'à travers une immersion imaginative complète et totale en elle-même, soit par la pénétration dans la formation même de ses relations internes. Une telle introduction au sein de l'œuvre nécessite une capacité de concentration accrue du récepteur. Ainsi, comme l'explique Benjamin, seule l'application d'un certain effort de contemplation est à même de favoriser l'absorption du sujet dans le processus formatif de l'œuvre : « [...] celui qui se recueille devant une œuvre d'art s'y abîme ; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut 34. » Cependant, avec

l'irruption de Fart cinématographique, le mode de réception artistique se modifie drastiquement. L'emphase n'étant plus mise sur l'effort contemplatif mais plutôt sur la

252 lbid., p. 149.

5 j Benjamin, L 'Œuvre d'art, p. 70. 254 lbid., p. 71

distraction, c'est non plus l'œuvre qui reçoit le sujet en elle-même, mais « la masse distraite qui recueille l'œuvre en elle255 ». Que l'image cinématographique suscite désormais chez

les masses un type d'intérêt fondé sur la distraction est un constat qui fait consensus chez Adorno et Benjamin. Le point de tension entre ces derniers réside alors dans le fait de savoir si cet état de fait constitue ou non un argument favorable à la réflexion sur l'art populaire.

Il faut noter que la « distraction » (Zerstreuung) telle qu'invoquée par Benjamin s'inscrit directement dans la critique qu'il dresse des Scènes de la vie future (1930) écrites par G. Duhamel . Selon l'auteur de L'Œuvre d'art, on ne pourrait souscrire aveuglément à l'argument duhamelien selon lequel les masses « recherchent » la distraction par opposition au spectateur singulier qui lui exige le recueillement. Au contraire, l'analyse benjamienne se fixe-t-elle plutôt pour objectif d'affranchir le concept de distraction de la connotation péjorative qui lui est accolée et de le réintroduire corrélativement dans un projet critique différent. On doit donc voir que, pour Benjamin, la distraction qu'offre l'art populaire, plus spécifiquement le cinéma, s'avère intimement liée au potentiel proprement révolutionnaire de ce dernier. Ainsi que nous l'avons expliqué dans le chapitre I, l'art cinématographique possède un caractère spécifiquement progressiste dans la mesure où il conduit à un approfondissement de l'aperception. Tout comme les travaux de Freud sur la parapraxie dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) ont contribué à «l'analyse de réalités qui jusqu'alors se perdaient [...] dans le vaste flot des choses perçues », le cinéma nous ouvre désormais l'accès à un nouveau monde de phénomènes optiques et acoustiques en faisant éclater les cloisons de notre conscience. Le film apparaît alors supérieur à la peinture ou au théâtre non seulement en ce qu'il fournit une description incomparablement plus précise de la réalité, mais en ce qu'il met littéralement en lumière de nouvelles structures de la matière, autrement dit, nous apporte la clé d'une connaissance plus vaste du monde :

Il est bien clair [...] que la nature qui parle à la caméra n'est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que.

255 lbid.

256 Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1930. 257 Benjamin, L 'Œuvre d'art, p. 59.

à l'espace où domine la conscience de l'homme, elle substitue un espace où règne l'inconscient. [...] Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons à peu près tout du jeu qui se déroule réellement entre la main et le métal, à plus forte raison des changements qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C'est dans ce domaine que pénètre la caméra [...] .

Dans cette optique, il faut comprendre que la distraction constitue la condition