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Theodor W Adorno Vers une esthétique négative.

2.2 Le paradoxe de l'art autonome

Si la critique de Y Aufklàrung apparaît comme le motif central du parcours philosophique d'Adorno, il nous semble tout à fait légitime d'affirmer que sa Théorie esthétique en exprime la radicalisation ultime mais cette fois, dans le champ esthétique. Bien que l'approche « paratactique » de Fauteur fasse en sorte qu'il soit difficile de

systématiser son argumentation, il n'en demeure pas moins que les multiples fragments de l'ouvrage s'organisent autour d'une thèse centrale qui, selon nous, pourrait être synthétisée de la sorte : le caractère dialectique de la raison est repérable dans l'œuvre d'art qui constitue en soi une aporie. Ainsi, cette idée traduit une ambivalence, un paradoxe dans lequel l'art moderne se trouve imbriqué malgré lui. Lieu de liberté et de critique par essence, l'œuvre d'art, à l'époque post-industrielle, devient désormais lieu de manipulation et de conditionnement. La compréhension de cet état antinomique passe par l'élucidation d'un phénomène qu'Adorno identifie comme étant symptomatique de la modernité, soit l'autonomisation de l'art et du discours esthétique. Attardons-nous donc plus attentivement à cette question.

Lorsqu'il utilise l'expression « art autonome », Adorno réfère essentiellement à ce moment transitoire que Benjamin identifie dans le développement social de Fart, celui assurant le passage de l'art cultuel à l'art reproductible. Comme il a été démontré dans le chapitre précédent, les œuvres d'art, à l'origine, doivent être appréhendées comme des objets cérémoniaux désignés à des fins cultuelles. Elles se distinguent alors de par leur autorité magique et leur caractère auratique. Mais avant d'en arriver au stade de la reproduction mécanique, phase qui met un terme définitif à l'aura de l'œuvre, Benjamin reconnaît, dans la première version de L'Œuvre d'art, l'existence d'un moment transitionnel qu'il définit comme celui de l'autonomisation de l'art . A cette étape, les pratiques artistiques sont dites « autonomes » dans la mesure où elles s'émancipent du rituel. Non plus destinées à des fins de culte, elles s'affranchissent de toute fonction sociale et acquièrent par le fait même un semblant d'autonomie. Elles deviennent comme le dirait Kant, « une finalité sans fin134 ». Leur singularité réside ainsi dans le fait que, bien qu'elles

ne soient plus utilisées à des fins magiques et qu'elles soient dépourvues de toute utilité sociale, elles détiennent néanmoins l'aura de la tradition et son autorité. Dans la mesure où les critères d'authenticité et d'unicité sont toujours applicables à elle, l'œuvre conserve le caractère auratique des productions artistiques magiques. Or, lorsque Adorno traite de l'art autonome moderne, il fait justement référence à ces formes artistiques affranchies de leur fonction rituelle. Par là, il désigne spécifiquement les productions artistiques dites

3 Benjamin, « L'Œuvre d'art (première version) », In Œuvres III, p. 84.

« savantes » qui se sont développées à partir du XIXe siècle et qui ont mené à l'avènement

des « avant-gardes » dans les années 1950 et 1960. Parmi elles, notons, sur le plan musical, les œuvres de Beethoven ainsi que la musique atonale de la deuxième école de Vienne (Schônberg, Berg et Webern) puis, sur le plan littéraire, les romans de Joyce, Beckett, Proust et Kafka. Pour Adorno, ces différents parcours doivent être interprétés comme la conséquence d'un même et unique processus par lequel l'art dans son entièreté s'est arraché de la tradition.

Par conséquent, ce qu'il faut entendre par « art autonome » est la résultante d'un processus historique, celui de la constitution de la raison moderne. Comme Weber le souligne, la modernité se caractérise par un désenchantement du monde, soit par un processus de rationalisation qui substitue le savoir rationnel à la religion et à la métaphysique pré-moderne comme mode d'explication des phénomènes. Ce processus participe notamment à la répartition formelle des discours en trois domaines distincts : théorique, pratique et esthétique. Cette distinction des sphères de rationalité possède deux conséquences majeures, d'une part la dissociation nette entre les questions se rapportant à l'« être » et celles se rapportant au « devoir-être », d'autre part la séparation catégorique de l'esthétique et de la pratique. Pour plusieurs philosophes dont Habermas, ce processus de répartition, qui trouve sa théorisation philosophique la plus poussée dans le criticisme kantien, doit être interprété comme la « conquête du rationalisme moderne135 ». Mais pour

d'autres, comme Adorno, Schelling ou Heidegger, cette séparation des sphères de rationalité se présente plutôt comme le problème même de la modernité. Et ce problème, selon eux, s'exprime de manière particulièrement criante dans les domaines de l'art et de l'esthétique. Pour reprendre les mots de Thibodeau, « l'expérience esthétique moderne, indépendante de toute prétention à la vérité théorique et pratique, leur semble être l'expérience problématique — symptomatique — par laquelle la modernité révèle son caractère problématique ». On comprend alors que, dans la perspective adornienne, l'art moderne soit envisagé comme l'expérience d'une perte, celle de son exclusion des domaines de la vérité cognitive et pratique. Le langage de l'œuvre d'art moderne, celui de

Jiirgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité : douze conférences, trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz. Paris, Gallimard, 1988, p. 23.

la particularité sensible, n'est plus à même d'exprimer la vérité puisqu'il n'est pas celui de la raison théorique, ni celui de la raison pratique.

Ainsi, le problème de l'art moderne peut être résumé de la sorte. Une fois, autonomisé, sécularisé et affranchi de toute fonction sociale, l'art se voit dépourvu de sa capacité de signifier toute vérité théorique ou pratique. Il se retrouve en quelque sorte contraint à n'être qu'apparence esthétique et par le fait même condamné à l'affirmation, soit à la légitimation du statu quo : « De par sa rupture inévitable avec la théologie et avec l'ambition absolue d'une vérité rédemptrice [...] l'art se condamne à octroyer à l'individu et à l'ordre établi une consolation qui, privée de l'espérance en un monde autre, renforce le sortilège dont aurait voulu se libérer son autonomie ». Cette situation, Adorno la définit comme étant « la blessure de l'art ». En prétendant poser une totalité extérieure, une sphère hermétique renfermée sur elle-même, Fart autonome semble astreint à une fonction consolatrice, celle de créer l'illusion factice que le monde constitue une totalité unifiée. En somme, si l'art a acquis son caractère autonome en se libérant de sa fonction cultuelle, on comprend que cette autonomie semble aujourd'hui montrer des signes patents d'essoufflement. La preuve en est que l'art moderne d'avant-garde, selon Adorno, semble sur le point de s'effacer et de se dissoudre dans ce qu'il nomme « l'industrie culturelle ». Le problème est alors celui d'un art autonome qui, relégué dans la seule sphère de l'apparence esthétique, est devenu sujet à une récupération esthétique par le système marchand et s'avère conséquemment voué à répondre d'une logique affirmative.

Mais pour Adorno, le seul point de vue selon lequel Fart est désormais le lieu d'une consolation n'est pas à même d'éclaircir l'« inintelligibilité » notoire des formes artistiques modernes. Effectivement, il ne peut traduire le fait que « la négation de la tradition qui conduit à la perte d'évidence de Fart est précisément une tentative pour faire éclater l'illusion de cette totalité unifiée [...] ». Selon la conception adornienne, l'art moderne, bien qu'il ait été exclu du domaine de la vérité théorique et pratique, contient néanmoins les éléments d'une protestation, d'une prétention à une vérité autre qui lui a été retirée par le

1,7 Adorno, Théorie esthétique, p. 16. 138 lbid

processus d'autonomisation des sphères de rationalité. Il ne revendique pas simplement une logique différente, une prétention à la vérité qui s'établirait en marge des discours théoriques et pratiques, mais bel et bien une vérité fournissant les termes d'une critique des insuffisances de la rationalité moderne. Ainsi, pour Adorno, l'art autonome contient les modalités d'une contestation de la rationalité extra-esthétique elle-même, soit de la logique sur laquelle s'appuie Y Aufklàrung. Il révèle que la raison, qui appuie sa légitimité sur le principe de subsomption de la particularité sous un universel, constitue en fait l'instrument de la domination de la nature et par le fait même, de la domination de l'homme. La logique artistique, celle qui réaffirme le particulier et qui s'oppose à l'identité, dévoile pour ainsi dire les conditions de possibilité d'une véritable raison autonome.

Dans le rapport à la réalité empirique, l'art sublime le principe qui y règne, celui du sese conservare, en idéal d'être soi-même que poursuivent ses productions. [...] Toute œuvre d'art aspire d'elle- même à l'identité avec soi qui, dans la réalité empirique, s'impose par la violence à tous les objets, en tant qu'identité au sujet, manquée par là-même. L'identité esthétique doit défendre le non- identique qu'opprime, dans la réalité, la contrainte de l'identité1 .

Dès lors, il faut voir que l'art autonome se retrouve dans une situation antinomique et fait face à un paradoxe : il est à la fois dans l'obligation et dans l'impossibilité de déborder le champ de son autonomie. En ce sens, le caractère illusoire de l'œuvre d'art moderne, c'est-à-dire sa relégation dans la sphère de l'apparence esthétique, non seulement le condamne à être consolation et reflet de la totalité oppressante mais forme simultanément la condition sine qua non lui permettant de prétendre à une vérité autre, vérité pouvant s'édifier en critique des domaines pratique et théorique de la rationalité moderne. Pour Adorno, l'enjeu d'une théorie esthétique consiste justement à comprendre ce développement aporétique de l'art autonome. Il s'agit de découvrir comment Fart en est venu à vouloir dépasser le cadre de son essence affirmative, à briser l'illusion de la totalité unifiée tout en ne pouvant s'abstenir d'en refléter la substance même.