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Theodor W Adorno Vers une esthétique négative.

2.5 La vérité artistique : un espoir négatif

2.5.3 Avant-garde et négation déterminée

Si l'œuvre d'art, par son organisation formelle, renferme une contestation permanente de la domination organisée et fait jaillir l'espoir d'une libération prochaine,

Adorno, Théorie esthétique, p. 187.

Adorno insiste sur le fait que cette utopie ne pourrait aujourd'hui se manifester que dans les circonstances de la répression. L'art moderne, bien que proposant l'image d'un sujet libre, ne semble pouvoir exposer cette image, dans les conditions présentes de l'oppression, que sous les traits d'une négation de l'aliénation. Il ne peut exprimer l'inexprimable que par la négativité de la représentation du monde. Cette faculté propre à l'art d'évoquer l'utopie par le rejet systématique de la totalité, Adorno la désigne sous le principe de « négation déterminée ». Pour bien comprendre de quoi il en retourne, il faut s'en remettre à l'analyse que dresse l'auteur des mouvements « avant-gardistes ».

Selon Adorno, Fart d'avant-garde parvient au stade de la dénonciation idéologique et devient proprement « politique » lorsqu'il s'érige en tant que critique d'un état artistique antérieur, celui de l'art traditionnel. Ce traditionalisme artistique est fondé sur le principe de propriété traditionnelle et sur la croyance en des absolus. De fait, dans l'optique de la conception traditionnelle, notamment du classicisme, l'art se conjugue à l'immortalité ; il se fait durée et acquiert un caractère éternel. Mais l'œuvre nouvelle pour se faire critique, nous dit Adorno, doit exiger un nouveau rapport au temps : « Si l'art se débarrassait de l'illusion de la durée [...] ce ne pourrait être qu'en vertu d'une conception de la vérité qui ne s'acharne pas à considérer celle-ci comme abstraite, mais prend conscience de son moyen temporel201. » Ce n'est qu'en visant l'éphémère et en considérant le matériau non

plus comme « donné » mais comme « historique » que l'œuvre peut assurer le déploiement du contenu de vérité.

Dès lors, on comprend que l'art d'avant-garde, de par le remodelage et le dépassement du matériau traditionnel qu'il opère, s'inscrit non seulement comme une coupure idéologique par rapport au traditionalisme artistique mais aussi comme une coupure avec l'idéologie dominante. La décomposition formelle à laquelle il procède témoigne d'une contestation, d'un constat quant à l'impossibilité de conserver un certain « ordre » dans la constitution de l'œuvre, ordre assimilable à celui de la domination idéologique. L'idéologie du système clos, dont Adorno distingue la présence dans le classicisme, a pour objectif d'intégrer tous les éléments rebelles à l'intérieur d'une totalité harmonieuse et oppressante. Or, la déconstruction de la forme dans l'œuvre d'avant-garde,

en critiquant l'aspect illusoire de la totalité, a précisément pour effet « de redonner à [ces éléments différenciés] la vitalité perdue au cours des siècles de domination [...]202 » Elle

signifie paradoxalement que la réconciliation authentique de l'art et du monde ne saurait transiger que par une communication de la rupture, soit un refus de toute identification structurelle entre l'œuvre et la réalité extérieure. Par conséquent, Fart ne semble pouvoir survivre, résister contre les tentatives de récupération de la société administrée, que par la « négation déterminée », c'est-à-dire en anéantissant toute forme sujette à recréer un ordre esthétique qui le réharmoniserait au contenu. Seule la destruction formelle apparaît à même de signifier une protestation contre la structure organisatrice et oppressante imposée par l'idéologie dominante.

On constate alors que, contrairement à Benjamin qui envisage la possibilité de faire de l'art moderne un véhicule révolutionnaire à part entière, Adorno n'assigne aux nouvelles tendances artistiques qu'une fonction négative. Dans les conditions de la domination, le sens de l'art ne pourrait résider que dans le refus de l'apparence et de la réconciliation : « L'art n'exprime l'inexprimable, l'utopie, que par l'absolue négativité de cette image203. »

Or, c'est sur cette négativité que l'art moderne, selon Adorno, fonde son authenticité. Le modernisme artistique ne saurait se faire autre chose qu'un « langage de la souffrance » (Sprache des Leidens). L'art révèle précisément la nature de la réalité empirique en signifiant ce que cette dernière rejette, c'est-à-dire le « refoulé », le non-identique. Ainsi, la souffrance qu'il exprime ne pourrait prendre fin que dans une société émancipée. Comme le souligne Jimenez, « tant que subsistent les faux besoins et les fausses institutions, tant que prédomine la culture officielle, Fart moderne ne peut être qu'expression du déclin et du malheur204 ». De ce fait, il nous semble qu'Adorno mobilise l'image de la catastrophe de

manière plus prononcée que Benjamin, lui qui nourrissait pourtant, dans son Œuvre d'art, une crainte incessante à l'égard d'une possible récupération fasciste de l'image spéculaire. Effectivement, dans la théorie adornienne, l'art, du fait de sa négativité, révèle la promesse d'un non-étant, d'un « autre » qui risque de ne jamais se réaliser. L'impossibilité du possible qu'il annonce devient littéralement principe du potentiel critique qu'il contient :

" Jimenez, Adorno : art, idéologie, p. 295. °' Adorno, Théorie esthétique, p. 54.

« l'expérience esthétique est celle de quelque chose que l'esprit ne pourrait avoir, ni de lui- même, ni du monde, possibilité promise par son impossibilité 3. » Conséquemment, la

réflexion d'Adorno sur l'art en tant que privilège critique par rapport aux structures de domination sociale doit être appréhendée comme l'esprit d'une époque qui allie la possibilité de l'utopie et à celle de la catastrophe finale. Dans cette optique, il faut comprendre que la pratique artistique se fait plus protestation que proposition et que, par le fait même, elle témoigne de sa propre impuissance pratique.

Mais cette interpénétration de l'art dans la négativité, nous amène à nous interroger sur la possibilité d'une société meilleure. Est-il seulement possible d'envisager le devenir artistique dans une collectivité pacifiée et libérée ? Selon Adorno, il semble qu'on ne puisse répondre à cette question que par la négative. Il ne serait jamais possible d'esquisser la forme de Fart dans une société transformée sans compromettre simultanément son existence même. Pour reprendre l'explication adornienne, le fait « que l'art nouvellement apparu retournerait à la paix et à l'ordre, à la copie affirmative et à l'harmonie, serait le sacrifice de sa liberté206 ». En somme, dans la mesure où la positivité ne signifie que fausse

réconciliation, Fart ne peut être que négatif, soit critique de la raison technique dominatrice. La perspective d'une utopie positive, soit d'une élimination de la domination, demeure donc inimaginable en ce qu'elle n'est pas, comme le dirait Horkheimer, une « nécessité historique ». La réalité humaine trouvant sa teneur historique dans la souffrance, l'art comme déploiement de la liberté, ne peut se définir qu'en tant que souvenance de cette souffrance.