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La possibilité d'une esthétique critique La tension dialectique entre Benjamin et Adorno.

3.3 Sur le schéma de la culture de masse

3.3.1 Les motifs brechtiens de L'Œuvre d'art

Il va sans dire qu'Adorno mise juste lorsqu'il souligne l'importante influence théorique de Brecht sur l'espoir que nourrit la perspective benjamienne à l'égard de l'art reproductible. Cette idée du déclin de l'aura comme principe annonciateur d'une démocratisation et d'une politisation de la culture, Benjamin la doit effectivement à la conception brechtienne du théâtre épique. Dramaturge, poète, metteur en scène et théoricien allemand, Bertolt Brecht se singularise par sa volonté de rompre avec les conventions de l'illusion qui définissent le théâtre du XIXe siècle. Aux fondements de son théâtre épique

226 Tackles, p. 46.

Adorno et Benjamin, Correspondance, p. 148.

réside l'idée qu'une production théâtrale véritablement marxiste doit s'émanciper du principe aristotélicien selon lequel le public doit croire à ce qu'il voit229. Dans l'idéal

traditionnel, le jeu théâtral est construit sur une avant-scène en forme d'arche prenant les allures d'un univers autonome et suffisant. Situé dans un temps et un espace qui lui sont propres, ce monde artificiellement construit érige une insurmontable distance entre les consciences ordinaires des membres de l'audience et lui-même. L'abîme entre le jeu et l'auditoire s'accroît dès lors que les acteurs non seulement incarnent les personnages mais s'identifient littéralement à eux. Tout confère à la pièce aristotélicienne l'apparence d'un lieu étranger, souverain et réel. Or, cette « distance » que crée le théâtre d'illusion entre le contemplé et le contemplateur se trouve tout à fait assimilable à celle résultant de l'œuvre d'art auratique décrite par Benjamin. Elle s'en rapproche d'autant plus que, selon Brecht, elle confère au théâtre une certaine forme de religiosité, un élément proprement magique qui se traduit dans des effets manifestement aliénants. En effet, le théâtre aristotélicien, de par l'illusion de cet univers autre qu'il crée, plonge le spectateur assis et passif dans une transe hypnotique qui l'amène à s'identifier émotionnellement avec le héro. Il projette l'image d'un monde de contradictions, fermé à toute intervention qui puisse modifier les conditions d'existence des individus. La passivité du spectateur à l'égard de ce spectacle qu'il est encouragé à prendre pour la réalité correspond alors aux yeux de Brecht à l'acceptation passive du monde réel qu'il est amené à développer.

Dans la démarche brechtienne, il apparaît impératif d'éliminer la pseudo-religiosité qui détermine cette aliénation des masses. Pour ce faire, il faut recourir à un processus de « distanciation » par lequel on pourra amener le spectateur à adopter un détachement critique vis-à-vis de la représentation et à se former une conscience de sa théâtralité. Il s'agit alors de montrer aux membres de l'audience, non pas à s'identifier avec les personnages interprétés, mais à considérer l'action sur scène de manière critique, à la lumière de leurs propres expériences individuelles aussi singulières et différentes soient- elles. C'est ce qui explique la nature ouvertement didactique des pièces de Brecht et des procédés qu'il mobilisait. Que ce soit par l'usage d'apartés orientés vers le public pour commenter la pièce ou d'intermèdes chantés, l'acteur est toujours conscient de jouer un

Bertolt Brecht, Théâtre épique, théâtre dialectique : écrits sur le théâtre, trad. Jean Tailleur, Guy Delfel et Edith Winkler, Paris, l'Arche, 1999, p. 17.

personnage et l'audience d'être au théâtre. Seule cette distanciation est à même de susciter la réflexion et le jugement chez le spectateur. Ainsi, ce n'est que lorsque l'expérience théâtrale peut être resituée dans la conscience ordinaire des masses, soit mis en rapport avec leur expérience réelle du monde, que l'élément magique du théâtre peut être éliminée. Comme l'explique Witkin :

Once drama has been relocated at the level of ordinary consciousness, fake religiosity disappears and the audience finds itself engaged in practical and personally situated reflection on the events before it. Instead of being enrolled as 'universal' man or woman, each member of the audience enters the auditorium as a fully situated individual in his or her real-life roe and the drama is recontextualized at the level of that person's real world

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experience .

Dès lors, il faut comprendre que l'interprétation que fait Benjamin de la déperdition de l'aura dans L'Œuvre d'art se situe dans le prolongement immédiat du questionnement initié par Brecht dans sa théorie du théâtre épique : comment l'art traditionnellement élitiste et restreint à une classe sociale privilégiée peut-il réaliser son potentiel progressiste au niveau de la conscience des masses ? Pour les deux auteurs, la réponse semble manifestement claire. L'émancipation populaire dans la culture ne peut passer que par la destruction de la distance instituée entre l'objet d'art et la conscience ordinaire du peuple, autrement dit, par la liquidation de l'aura de l'œuvre. De fait, le caractère auratique de l'art traditionnel revêt un aspect profondément réactionnaire en ce qu'il symbolise la manifestation d'un pouvoir que la classe dominante reconnaît comme sien. Ainsi, la tranche privilégiée de la société s'identifie à l'œuvre auratique et fusionne à sa divinité dans un esprit de dévouement absolu en ce qu'elle y voit l'expression de sa propre autorité. Benjamin montre à cet égard que la nostalgie de l'aura qui culmine dans la doctrine de « Fart pour l'art » ne traduit, dans les faits, qu'une volonté bourgeoise contre- révolutionnaire de revenir à une conception élitiste de l'art : « C'est d'elle qu'est né ce qu'il faut appeler une théologie négative sous la forme de l'idée d'un art "pur", qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais encore toute évocation d'un sujet concret ' . » Cette

230 Witkin, p. 53.

rhétorique passéiste n'a effectivement d'autre but que de renforcer l'attitude bourgeoise qui confine l'art dans la sphère de l'inaccessible et nie la violence des forces productives.

Benjamin hérite donc de Brecht cette conviction profonde que la liquidation de l'aura et le repli consécutif de l'objet d'art au niveau de la conscience ordinaire des masses forment les conditions de libération d'une imagination critique grâce à laquelle l'art perdrait son exclusivité et deviendrait instrument d'émancipation au service du peuple. Les techniques de reproduction, en tant qu'elles se présentent comme facteur premier de la désacralisation de l'art et de la perte de son caractère auratique, deviennent de ce fait vecteur déterminant de l'affranchissement politique dans l'optique benjamienne. Évidemment, Benjamin ne nie pas que les médias de masse puissent être réappropriés à des fins réactionnaires. Il en va d'ailleurs précisément du cas du fascisme qui culmine dans ses efforts pour « esthétiser la politique ». Toutefois, il faut surtout comprendre, selon lui, que les médias modernes tels le cinéma et le radio portent en eux l'espoir d'une amplification du pouvoir esthétique des masses, pouvoir qui s'enracinerait au sein même de leur praxis quotidienne. Par conséquent, si les techniques de reproduction et de diffusion de masse revêtent un caractère foncièrement progressiste pour Benjamin, c'est que, pareillement au théâtre épique de Brecht, ils rapprochent l'œuvre d'art de la conscience ordinaire des individus, soit de leur expérience réelle du monde.