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Theodor W Adorno Vers une esthétique négative.

2.5 La vérité artistique : un espoir négatif

2.5.4 Du caractère énigmatique de l'art

Jusqu'ici, il nous a été possible de constater que s'il y a de la vérité dans l'art, si ce dernier dispose d'un privilège critique aux yeux d'Adorno, c'est essentiellement en vertu de son objectivation formelle qui engendre une communication du différent à travers laquelle la chose peut se manifester telle qu'elle est dans sa non-identité et les contradictions sociales peuvent se révéler. Néanmoins, la pensée adornienne nous montre que la pratique

Adorno, Théorie esthétique, p. 276.

artistique autonome, bien que critique en tant que langage social latent, constitue somme toute un langage muet puisqu'il demeure prisonnier de l'apparence. Ainsi, le fait que Fart ne puisse assurer l'apparition, soit le déploiement du non-étant, que dans et par l'apparence, tend à lui conférer un « caractère énigmatique ».

Dans la théorie adornienne, toute œuvre d'art se présente comme une énigme en ce sens qu'elle ne se laisse pas décrypter de manière univoque. Comme l'exprime si bien Adorno, elle fuit devant l'interprète de la même manière que s'évanouit l'arc-en-ciel devant

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le promeneur . Ainsi, la comparaison de l'œuvre d'art à une devinette nous permet de saisir plus spécifiquement de quoi retourne ce caractère proprement énigmatique. La devinette se distingue en ce que sa structure formelle contient en elle-même la solution à l'énigme. Nul n'est alors besoin d'exposer explicitement ce qui est simplement masqué car la structure constitue simultanément ce qui cache et dévoile la réponse. Mais contrairement à la devinette, dans laquelle la solution est nécessairement à la portée de l'énonciation discursive, l'œuvre d'art se singularise en ce que la clé de son interprétation, son contenu de vérité demeure nécessairement inaccessible au langage discursif. Par conséquent, si les œuvres se font communication, si elles « parlent », ce ne peut pas être par le langage conceptuel.

L'art digne de ce nom est étranger au concept même là où il emploie des concepts et se prête, en surface, à la compréhension. Aucun de ses concepts ne s'introduit dans l'œuvre d'art tel qu'il est ; il se modifie au point que sa propre portée peut être affectée, sa signification complètement détournée °8.

Malgré cette insignifiance du langage discursif dans l'interprétation de l'œuvre, il faut comprendre que la production artistique n'en demeure pas moins strictement une énigme. De fait, l'œuvre d'art contient « potentiellement » la solution à son caractère énigmatique à la seule différence que celle-ci ne se voit pas posée objectivement. Si la production artistique contient indubitablement la réponse à son énigme, il advient qu'elle reste incapable de la fournir puisqu'elle est fondamentalement « muette ». C'est pourquoi.

207 lbid., p. 161. 208 lbid., p. 162.

selon Adorno, en cherchant à comprendre l'œuvre d'art par l'immanence de la conscience, on ne peut que sombrer systématiquement dans l'incompréhension : « Plus la compréhension s'accroît, plus le sentiment d'insuffisance augmente, aveuglément inscrit dans le sortilège de l'art auquel s'oppose son contenu de vérité209. » Celui qui se contente

de comprendre quelque chose à l'art en fait quelque chose qui va de soi, ce qu'il n'est pourtant pas. Dès lors, connaître l'art, dans la perspective adornienne, c'est à la fois le comprendre de manière adéquate mais aussi se plier à l'incompréhensibilité de son énigme.

On remarque ici que la détermination du caractère énigmatique de l'art constitue, dans la théorie adornienne, un autre argument contre les tentatives de réification et de récupération idéologique. De fait, non seulement les œuvres ne jugent pas sur la base de jugements discursifs, mais elles n'ont tout simplement pas à juger du tout. C'est d'ailleurs ce qui explique la critique que fait Adorno des œuvres dites engagées. Selon lui, ces dernières, en tant qu'explication du caractère énigmatique, s'apparentent à l'idéologie de la domination dans la mesure où elles poussent l'œuvre à juger de manière univoque ce qui, nécessairement, tend à fausser son contenu de vérité. En prenant parti politiquement de la sorte, l'art engagé sacrifie littéralement son autonomie et par conséquent ne se fait plus synonyme de liberté. Comme quoi, pour Adorno, il s'avère impératif de comprendre que le potentiel critique de l'art dépend essentiellement de son caractère énigmatique, de son impénétrabilité par la rationalité moderne. Prisonnière de l'apparence, l'œuvre ne peut exprimer cette vérité, cette critique sociale latente sous la forme d'un jugement univoque : de cette manière, elle reste forcément ancrée dans un certain mutisme.

Dans l'optique adornienne, il en va du rôle de la philosophie de répondre au caractère énigmatique de l'art moderne et par le fait même, de répondre à la question que pose le problème de son existence dans le monde : « Le contenu de vérité est la résolution objective de l'énigme de toute œuvre particulière. [...] Celui-ci ne peut être obtenu que par la réflexion philosophique. Ce dernier point, et aucun autre, justifie l'esthétique . » L'art, pour exprimer les antagonismes sociaux et suggérer la possibilité d'une « réconciliation », requiert nécessairement la réflexion philosophique. Pourquoi ? Parce que seule cette

209 lbid., p. 161. 2,0 lbid., p. 435.

dernière, aux yeux d'Adorno, semble permettre l'analyse des rapports qui se tissent entre la structure interne de l'œuvre et l'idéologie dominante. L'esthétique, en tant qu'interprétation philosophique, doit donc être appréhendée comme la résolution objective de l'énigme artistique, soit comme le dévoilement du potentiel critique de l'œuvre, dans la mesure où elle rend justement possible l'étude de ces rapports.

Réflexion faite, on constate qu'Adorno appréhende l'ambiguïté de l'art moderne dans la perspective de son double caractère d'autonomie et de fait social. En tant qu'autonomie, soit en tant que finalité sans fin, il porte en lui-même les modalités d'une protestation contre la société administrée ; en tant que fait social, soit en tant que produit du travail social, il ne peut au contraire que refléter les effets de la domination. La Théorie esthétique nous montre alors que cette position paradoxale de la production artistique dans les sociétés post-industrielles ne peut ultimement que déboucher sur une aporie. De fait, si l'art renonce à son autonomie, il s'engage littéralement dans le mécanisme de la société existante, et s'il demeure strictement pour soi, il n'échappe pas pour autant à l'intégration dans l'idéologie dominante. Dès lors, on remarque que le problème soulevé par l'analyse adornienne n'est autre que celui d'un art qui, autrefois synonyme de liberté et d'émancipation, prend désormais place dans la fausseté de la réalité et contribue, sous forme d'industrie culturelle, à reproduire les structures de domination. Néanmoins, au-delà de l'omnipotence de l'oppression, la pensée d'Adorno nourrit encore l'espoir négatif d'un potentiel critique dans l'œuvre, d'un contenu de vérité qui se dévoilerait dans sa structure formelle sous les traits d'une communication du différent. Bien qu'il ne soit à même de réaliser la révolution, l'art serait tout de même en mesure d'exprimer la libération quoique sous les traits d'une négation plus que d'une proposition. L'espérance d'une émancipation prochaine ne pourrait paradoxalement croître qu'en fonction de la crainte liée à son impossibilité. Comprendre le sens du refus proposé par l'art nous amènerait alors à réaliser que c'est dans le désespoir que l'espoir est le plus vivace.

La possibilité d'une esthétique critique. La tension