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La liberté sartrienne, un bien ou un mal pour l'homme?

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Academic year: 2021

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(1)

PIERRE AUDET

HL

ñw

C.'â-LA LIBERTE SARTRIENNE, UN BIEN OU UN MAL POUR

L’HOMME?

Mémoire

présenté

à la Faculté des études supérieures

de l’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

Juillet 2003

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que la vision sartrienne absolutiste de la liberté doit être disqualifiée au profit d’une conception plus humaine. Cette nouvelle formulation de la liberté, a dû, à son tour, être éprouvée, selon la même méthode, afin d’en découvrir la portée et d’en examiner le bien fondé. Certes, la vision sartrienne de la liberté de L’être et le néant doit être remise en question. Une définition pleinement satisfaisante de la liberté demanderait à pousser encore plus loin nos recherches sur le sujet. Ce sera l’objet d’une autre recherche, de niveau doctoral, celle-là.

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INTRODUCTION

IMPORTANCE DE LA QUESTION ET CHOIX D’UNE PERSPECTIVE______ page 1

MÉTHODE « SOCRATICO-ARISTOTÉLICIENNE »______________________ page 3

POSITION DU PROBLÈME, LES TROIS APORIES RETENUES, ET DÉROULEMENT DE L’ARGUMENTATION____________________________ page 4

ARGUMENTATION

LES MOTS

L’ÊTRE ET LA CONSCIENCE

L'EN-SOI page 10

CONDITIONS DE LA CONSCIENCE page 17

LA CONSCIENCE page 19

T/INTERROGATION page 23

(4)

POUR-SOI ET VALEUR page 41

LA LIBERTÉ

L’INTENTIONNALITÉ nage 45

L'ANGOISSE page 58

LA MAUVAISE FOI

nage

62

LA LIBERTÉ EN ELLE-MÊME page 68

LE PROBLÈME DES ESSENCES

L’HOMME CRÉATEUR DES ESSENCES nage 74

CAUSA SUI

(5)

ESSAI DE SOLUTION DES DIFFICULTÉS____________________________ _ page 93

CONCLUSION

page 97 QUE RESTE-T-IL DE LA LIBERTÉ?.

(6)

INTRODUCTION

IMPORTANCE DE LA QUESTION ET CHOIX D’UNE PERSPECTIVE

Le thème de la liberté compte parmi les grands thèmes de la philosophie. Aucune époque n’échappe au débat entre les partisans de la liberté et ceux du déterminisme. Et, si ces derniers ont tendu vers une négation de la liberté, force est de constater qu’ils se sont penchés sur cette question fondamentale, qui, suivant la réponse que l’on lui donne, définit l’aspect de l’univers philosophique de celui qui formule cette réponse. Ce n’est pas étonnant. Si la philosophie est l'étude de l'homme, tout penseur doit nécessairement en venir à l'étude de la liberté, caractéristique spécifique de la condition humaine, qui participe à la définition de cette humanité, même par son absence, dans le cas du déterminisme. Il me semble donc indispensable, en tant que philosophe, d'explorer cet incontournable sujet : la liberté, l’homme ainsi que la relation qui les unit et qui fait de lui ce qu’il est.

Plusieurs théories de la liberté ont évidemment déjà été énoncées. Pour ne pas nous égarer dans le traitement d’une question aussi vaste que radicale, il est primordial de déterminer un cadre spécifique à notre exploration du ce thème. Dans cette optique, le choix d’une relecture de l'œuvre de Jean-Paul Sartre, plus particulièrement de son ouvrage L'être et le néant, semble tout à fait approprié, la liberté occupant une très large

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place dans sa pensée. En fait, la conception sartrienne de la liberté est si intimement liée à son ontologie, à son anthropologique philosophique, qu’elle ne peut être abordée, pas plus qu'elle ne peut être comprise, sans un retour sur l'ensemble des conceptions sartriennes de l’être et de l'être humain. Cette inter-relation est si étroite qu’il va jusqu’à écrire; « [...] la liberté n'est pas une faculté de l'âme humaine qui pourrait être envisagée et décrite isolément. »* Ce qui réaffirme le lien intrinsèque mentionné plus haut entre l’homme et la liberté et qui justifie notre intérêt pour l’auteur et son œuvre dont l’effort en grande partie est d’établir ce rapport. Ainsi, même si nous ne serons pas toujours d’accord avec la théorie sartrienne, celle-ci répond tout de même adéquatement à notre besoin, comme fil conducteur de nos recherches, d’une étude de la liberté qui soit également une étude de l’homme.

Ainsi, reprenant le parcours de L’être et le néant, cette pièce maîtresse de la pensée de l'auteur, ce mémoire résumera la position de Jean-Paul Sartre du point de vue de sa conception de l’homme et de sa liberté. Nulle part ailleurs retrouverons-nous sa philosophie dans toute sa profondeur, l’ouvrage fournissant un éclairage indispensable à la compréhension des œuvres plus littéraires. Comme l’écrit Francis Jeanson :

« [...] l’Être et le néant, c’est aussi un ouvrage que peu de gens ont lu — et dont les autres aiment penser qu’il est précisément illisible. On parle de « jongleries verbales », et l’on admet qu’il est après tout bien compréhensible que Sartre, se prenant pour un philosophe, ait tenu à rédiger, lui aussi, son Traité de haute philosophie. Perspective qui laisse libre de le tenir surtout pour un littérateur, et de tenir !’existentialisme pour le «truc» publicitaire d’un romancier-auteur dramatique. Cependant, il est clair qu’en procédant ainsi on se prive résolument des dernières lueurs de compréhension dont on pourrait encore bénéficier à la lecture d’ouvrages plus attractifs— comme la Nausée, les Chemins de la liberté, ou à la représentation de pièces à succès et «qu’il faut avoir vues», comme Huis Clos et Morts sans sépulture...»1 2

Ce qui ne veut pas dire que nous ignorerons l'aspect littéraire de l’œuvre de Jean-Paul Sartre. Mais principalement, il nous servira comme aide dans la compréhension des conceptions philosophiques de L'être et le néant, puisque nous y puiserons des

1 Sartre, Jean-Paul, L'être et le néant Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, «Tel», 1943, p. 59.

2 Jeanson. Francis, Le problème morale et la pensée de Sartre, Paris, Seuil, 1965, p. 137- 138.

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MÉTHODE « SOCRATICO-ARISTOTÉLICIENNE »

Le parcours de Sartre sur le chemin de sa liberté le mènera t-il quelque part, nous mènera t-il quelque part? C’est ce que nous voulons voir, et qui a motivé notre choix de Sartre comme exemple d’un effort d’exploration de l’homme et de sa liberté. Ainsi, à partir de l'examen des réponses sartriennes aux problèmes posés par la définition de la liberté, nous serons à même d’apprécier si ses réponses sont acceptables ou si des erreurs ont pu se glisser dans sa solution des difficultés. Si ces erreurs doivent nous emmener à disqualifier la vision sartrienne, vers une conception différente de la liberté, cela voudra dire que grâce à lui nous aurons avancé dans nos recherches vers une conception plus valable de la liberté et de l’homme. Telle sont, d’après Aristote, les étapes à franchir, si nous voulons conduire un problème philosophique à sa conclusion :

« [...] il faut poursuivre l’examen et l’on doit tâcher de diriger une telle recherche de façon à ce qu’elle permette d’obtenir l’essence, afin de résoudre nos difficultés, de transformer en propriétés véritables du lieu celles que l’on avait seulement admises comme telles, et en outre, à rendre manifeste la raison des embarras et endroits difficiles rencontrés dans ce sujet. Telle est la meilleure manière de tout expliquer. »3

Remarquons-le, la méthode fournit « la meilleure manière de tout expliquer! » Elle est universelle. Elle vaut pour la solution des problèmes associés à la notion de « lieu », elle s’applique également à nos recherches sur la liberté. Elle exige que l’on s’interroge afin de déterminer si 1’ « essence », la « définition », de la liberté que propose Sartre répond

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aux difficultés du sujet. Dans le cas contraire, si des interrogations subsistent, elle nous enjoint de chercher solution aux problèmes rencontrés en nous basant, si possible, sur une conception plus juste, ici une autre idée de la liberté, devant nous permettre de démêler le vrai du faux. Ainsi, si cela est fait convenablement, tout s’éclaire, les embarras s’expliquent, et les conclusions s’en trouvent appuyées.

POSITION DU PROBLÈME. LES TROIS APORIES RETENUES, ET

DÉROULEMENT DE P ARGUMENTATION

Si la liberté fait l’objet d’un débat chez les philosophes, ce n’est évidemment pas parce que l’une ou l’autre des visions sur la liberté, même de son absence, réussit à s’imposer sans problème; sinon la chose serait entendue depuis longtemps. Sartre fait donc face, lui aussi, à des problèmes dans son effort pour établir et définir sa liberté. Il serait logique de considérer les problèmes auxquels Sartre se sent confronté, avant d’en examiner la solution chez lui.

A) Les mots : Un premier problème se présente en deux parties, qui sont résumés dans la courte citation qui suit :

« La dénomination même de liberté est dangereuse si l'on doit sous-entendre que le mot renvoie à un concept, comme les mots font à l'ordinaire. »4

Le problème, c’est d’abord que les mots revoient à un concept qui définit la chose nommée. Ce concept fige la chose, c’est sa nature, et, par suite, elle ne peut plus qu’être égale à cette nature. Ce qui peut faire l’affaire pour les pierres, les animaux, à la rigueur, mais qui ne peut pas s’appliquer à l’Homme, car, du coup, il ne serait plus libre, comme le veut Sartre. L’Homme devrait être égal à cette définition de lui-même, ce qui le déterminerait au point où, individuellement comme collectivement, il ne serait plus à même de se définir lui-même. « L’hommerie » ne pourrait être changée, comme la nature

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qui la figerait dans une définition. C’est de nouveau le problème de nommer sans contredire l’aspect libre par une définition, car si nommer l’homme contredisait « l’homme libre » par une définition qui l’enchaînait, de nommer la liberté le contredit aussi de la même manière. Ainsi, Sartre doit également trouver le moyen de nommer la liberté sans doter l’homme d’une liberté assujettissante.

B) Le problème des essences : Un peu plus haut, nous avons dit qu’à la rigueur une définition des pierres, des choses, et des animaux pouvait être acceptable. Il convient d’y regarder mieux pour y découvrir un autre problème auquel fait face Sartre.

Si les choses ont une essence préétablie, il y a donc une vérité des choses. Cette vérité leur vient d’une façon ou d’une autre : par Dieu s’il existe, qui les crée et ainsi les définit, ce qui comprend l’ordre des choses, la façon dont ces essences interagissent. Même s’il n’y a pas de Dieu créateur, mais une vérité qui existe d’elle-même, au ciel intelligible disons, les choses et leur ordre sont établis tout autant que dans le cas de la création. De toute manière, l’homme, comme faisant partie de ces choses, en tant qu’il fait partie du monde, est déterminé. Ainsi, la liberté de l’homme semble encore niée par un ordre des choses ou une pré-définition de l’univers, par une vérité à laquelle il ne peut qu’adhérer, sous peine de tomber dans l’erreur. C’est un problème semblable à celui que Descartes avait rencontré avec son libre-arbitre et que Sartre exprime très bien dans son article intitulé « la liberté cartésienne » :

« C'est donc un paradoxe assez frappant que l'attitude du mathématicien5 6: et son esprit est semblable à un homme qui engagé dans un sentier fort étroit où chacun de ses pas et la position même de son corps seraient rigoureusement

5 Sartre fait allusion à Descartes.

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conditionnés par la nature et la nécessité de la marche, serait pourtant pénétré par l'inébranlable conviction d'accomplir librement tous ces actes. »6

Sartre, comme Descartes, ne veut pas d'une telle liberté. Et son problème sera de rendre l’homme maître de la vérité pour qu’il soit ainsi libre et maître de sa destiné.

C) Causa sui : Une fois que nous aurons vu comment Sartre arrive à ses fins, nous verrons comment ses solutions aux problèmes de la liberté soulèvent une autre difficulté. Si elles font l’homme libre, de la façon dont les choses s’y placent, l’homme devrait se définir lui-même, c’est ce qui le rendait libre. Ce qui s’avère pour le moins difficile, puisque pour se faire; il devrait être, en quelque sorte, antérieur à lui-même. Ainsi, le problème sera de voir comment l’homme pourrait être, dans la vision sartrienne, autre chose qu’une passion inutile et malheureuse; c’est-à-dire comment l’homme pourra être autre chose qu’une aspiration déçue à une manière d’être impossible, que l’échec d’une réalisation de la liberté autrement que dans son aliénation.

Ainsi, en vertu de ce que nous venons de dire, nous commencerons par voir comment Sartre arrive à isoler l’homme de sa définition. Cela nécessitera une façon particulière de voir l’être et de concevoir l’existence de la conscience.

Parce que l’homme, c’est avant tout sa conscience, c’est elle qui le fait homme et le distingue de l’animal. Si l’animal peut-être dit « au fait de lui-même », s’il est au courant de sa position dans son milieu pour pouvoir y réagir correctement. Il ne franchit pourtant pas l’étape que l’homme réalise en prenant « conscience de lui-même ». L’animal ne prend pas une position extérieure à lui-même pour observer son existence. Le cogito en témoigner donc de façon éloquente, c’est la faculté de prendre conscience de lui-même, sur le plan du « Soi », qui marque l’avènement de l’homme.

Dans cette première étape, nous verrons comment l’être se résume, chez Sartre, à l’en- soi, avec comme caractéristique de celui-ci une identité à lui-même négatrice de la conscience et une contingence dérivée directement de l’injustifiabilité du fait de l’être. Ce

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Ce qui nous mènera à étudier comment la conscience se fait le lien entre l’en-soi et le pour-soi qui semblent définitivement séparés. Nous étudierons avec Sartre !’interrogation comme terrain où observer la conscience à l’œuvre. Cette conduite interrogative se révélera impliquer une relation de la conscience avec le néant, le non-être. Pour comprendre cette relation, nous suivrons l’examen sartrien de la façon dont s’effectuent les jugements négatifs. Ce qui nous permettra de voir le néant comme soutenant et permettant ces jugements. Par la suite, comme le néant ne peut venir de l’être plein de l’en-soi, il faudra regarder comment ce néant peut faire son apparition. Son origine dépendra d’un être qui, pour le manipuler, doit être néant ontologiquement. Un être qui doit être son propre néant, pour sortir le néant de lui-même. Ce qui nous mènera à l’homme comme origine du néant, et néant ontologique, de par sa liberté qui l’isole de l’être.

Nous serons alors en mesure d’aborder la façon d’exister du pour-soi, reconnue nécessaire, mais encore inexpliquée. Celui-ci consistera en une présence, en un recul, par rapport à l’être qui permet de le considéré, bref, en la conscience. Nous verrons aussi comment, en tant que négation, le pour-soi ne peut se constituer qu’entre la réalité dont il s’arrache et une autre réalité vers laquelle il se projette et qui définit ce qu’il est. Idéal qui donnera par la suite une perspective à la considération de l’être du pour-soi.

Après cette description sartrienne de l’homme libre, nous nous pencherons avec l’auteur sur un portrait de la liberté à proprement dit, afin d’observer comment Sartre se défait de la difficulté de décrire la liberté sans l’enchaîner d’une définition.

D’abord la liberté sera observée sur le terrain de l’intentionnalité. Nous verrons comment, dans les faits, c’est la liberté elle-même qui définit et délimite l’acte intentionnel véritable de par le choix d’intention qu’elle donne. Ce choix, puisque libre,

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devient, en dernier recours, choix injustifiable d’une manière d’être et d’agir. De cette part nécessaire d’injustifiable découle une angoisse, témoignant de la liberté même de nos choix. Angoisse qui entraîne à sa suite une réaction de fuite, une dénégation de notre liberté, vers un déterminisme rassurant. Ce qui se résume en une mauvaise foi vis-à-vis notre liberté fondamentale, qui n’est finalement que reconnaissance, dans sa possibilité même, de cette liberté qu’elle utilise justement pour la nier.

Toujours sur les traces de Sartre, nous passerons ensuite à la description de la liberté, c’est-à-dire, la liberté comme néant au sein de l’homme, comme trou à la place d’une essence, qui lui permet d’être libre. Finalisant ainsi la tâche entreprise de décrire l’homme et sa liberté sans l’enfermer dans une détermination.

Dernier obstacle à la liberté, une vérité des essences préexistantes l’avènement de la conscience sera-t-elle aussi combattu. Ce combat était déjà amorcé dans l’affirmation de la contingence et l’adoption de la réduction phénoménologique. Il ne restera plus à Sartre qu’à rapatrier la liberté créatrice des essences, que Descartes avait placé en Dieu, pour enfin réussir à donner la liberté à l’homme.

Mais paradoxalement, rien de tel n’arrive, l’homme ne peut se définir lui-même comme le suppose une liberté créatrice des essences. Ce qui nous laisse devant l’embarras de la liberté Sartrienne, qui est de n’exister que sous une forme aliénée par rapport à une auto-définition représentant sa plénitude. Laissant l’homme passion inutile pour une manière d’être impossible.

Nous chercherons finalement, comme nous y oblige la méthode retenue, la raison de ces embarras dans une mauvaise compréhension du sens de privation, mettant en lumière un défaut dans la conception sartrienne de la conscience et de la liberté. De même, à partir d’une compréhension plus juste de la privation, nous serons en mesure de proposer une autre conception de la liberté offrant solution aux problèmes rencontrés par Sartre.

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LES MOTS

L’ÊTRE ET LA CONSCIENCE

L'EN-SOI

« L'être en soi est ce qu'il est. »7 Ce qu’il est, il l'est tellement qu'en lui le concept du soi, qui suppose une conscience d'être, une relation à soi-même, perd cette signification.

La conception de soi nécessite un recul vis-à-vis soi-même qui permet d'en prendre conscience, dans une subtile différenciation engageant le rapport du soi. La conscience se trouve être à la fois ce dont elle prend conscience, et ce qui prend conscience de. Dire soi, moi, c'est déjà se placer à l'extérieur de soi-même pour le contempler, en même temps que l’on reste celui-là même que l’on observe. Le soi implique un tel mouvement : « C'est la nature même de la conscience d'exister "en cercle". C'est ce qui peut s'exprimer en ces termes : toute existence consciente existe comme consciente d'exister. »8

7 L’être et le néant, p. 32. 8 Ibid., p. 20.

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conscience d'elle-même sans distance, sans prendre position par rapport à elle-même. C’est là le premier rapport de la conscience avec elle-même et, comme nous le verrons, ce rapport préréflexif ne saurait être un rapport du type de la connaissance puisque celle- ci implique un positionnement sujet-objet, donc une distance :

« [...] toute conscience positionnelle d'objets est en même temps conscience non-positionnelle d'elle-même. Si je compte les cigarettes qui sont dans cet étui, j'ai l'impression du dévoilement d'une qualité objective de ce groupe de cigarettes: elles sont douze. Cette propriété apparaît à ma conscience comme une propriété existant dans le monde. Je puis fort bien n'avoir aucune conscience positionnelle de les compter. Je ne me "connais pas comptant." La preuve en est que les enfants qui sont capables de faire une addition spontanément, ne peuvent pas expliquer ensuite comment ils s'y sont pris; [...] »»

Si un rapport de connaissance, qui introduirait le couple connaissant-connu dans la conscience, doit être rejeté. Cela ne veut pas dire que l’on ait jamais connaissance de ce dont on a conscience. Comment ne pas trouver absurde une conscience qui s’ignorerait elle-même et qui bien évidemment serait étrangère au soi :

« Si ma conscience n’était pas conscience d’être conscience de table, elle serait donc conscience de cette table sans avoir conscience de l’être ou, si l’on veut, une conscience qui s’ignorerait soi-même, une conscience inconsciente—ce qui est absurde. »1°

Le problème réside, non pas dans le fait d’avoir connaissance de ce dont on a conscience, mais dans celui de faire de la connaissance le rapport primitif de la conscience à elle-même. Lorsque l’on parle de connaissance, on fait inévitablement 9 10

9 Ibid., p. 19. 10 Ibid., p. 18.

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référence au couple connaissant-connu, à une dualité sujet-objet, et c’est là où l’on se retrouve confronté à la régression à l’infini suivante :

« La réduction de la conscience à la connaissance, en effet, implique qu’on introduit dans la conscience la dualité sujet-objet, qui est typique de la connaissance. Mais si nous acceptons la loi du couple connaissant-connu, un troisième terme sera nécessaire pour que le connaissant devienne connu à son tour et nous serons placés devant ce dilemme : ou nous arrêter à un terme quelconque de la série : connu—connaissant connu—connaissant connu du connaissant, etc., alors c’est la totalité du phénomène qui tombe dans l’inconnu, c’est à dire que nous butons toujours contre une réflexion non consciente de soi et terme dernier—ou bien nous admettons la nécessité d’une régression à l’infini (idea ideae ideae, etc.) ce qui est absurde. »״

Ainsi, si nous voulons éviter que la conscience devienne inconcevable, que la conscience soit repousser infiniment de plus en plus loin. Il faut qu’il y ait un moment de la conscience où elle n’est pas dans un rapport positionnel avec elle-même :

« La conscience de soi n'est pas couple. Il faut, si nous voulons éviter la régression à l'infini, qu'elle soit rapport immédiat et non cognitif de soi à soi. »11 12

C’est pour marquer ce non-positionnement original de la conscience, que Sartre met entre parenthèses le de dans l'expression conscience (de) soi. Le de syntaxique insinue une dualité et un positionnement, ce que Sartre veut éviter à ce niveau où l’on cherche un point d’appui à l’apparition de la conscience, qui autrement s’évanouirait à l’infini : conscience de conscience, conscience de conscience de conscience, etc. Le cercle de la conscience tournerait sans jamais s'arrêter, repoussant sans fin la prise de conscience recherchée, !’institution du soi. C'est pourquoi il faut un moment préréflexif, non- positionnel, de la conscience (de) soi pour éviter ce jeu de miroir. Écoutons Sartre :

« Nous comprenons maintenant pourquoi la conscience première de conscience n’est pas positionnelle : C’est qu’elle ne fait qu’un avec la conscience dont elle est consciente. Du coup elle se détermine comme conscience de perception et comme perception. Ces nécessités de la syntaxe nous ont obligé jusqu’ici à parler de la « conscience non positionnelle de soi ». Mais nous ne pouvons user plus longtemps de cette expression ou le « de soi » éveille encore l’idée de connaissance.( Nous mettrons désormais le « de » entre

11 Ibid., p. 18-19. 12 Ibid., p. 19.

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générale et l’institution du soi:

« Ainsi n’y a t-il aucune espèce de primat de la réflexion sur la conscience réfléchie : ce n’est pas celle-là qui révèle celle-ci à elle-même. Tout au contraire, c'est la conscience non-réflexive qui rend la réflexion possible : il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien. »14

Car dès que l'on m'interroge sur mon activité, celle de compter les cigarettes pour continuer sur le même exemple, je passe en mode réflexif, positionnel, et, m'examinant ainsi, je saisis ma conscience préréflexive (de) moi-même, qui, s’évanouissant dans ce passage à la réflexivité, tout en le soutenant, me permet d’avoir conscience de compter :

« [...] au moment où ces cigarettes se dévoilent à moi comme douze, j’ai une conscience non-thétique de mon activité additive. Si l’on m’interroge, en effet, si l’on me demande : « Que faite vous là? » je répondrai aussitôt : « Je compte », [...] »15

Cette longue parenthèse sur la nécessité d’un moment préréflexif de la conscience (de) soi, préalable au rapport positionnel qu’est la conscience de soi, et généralement de toute conscience, nous a éloignés de la description de l’en-soi que nous avions amorcée. C’était un détour inévitable, car, comme nous le verrons dans les pages qui suivent, Sartre fera abondamment référence à l’aspect « à distance » de la conscience. C’est pourquoi il doit prendre, dès le début, cette précaution contre la régression à l’infini dans laquelle la conscience réfléchie se trouverait impossible en l’appuyant sur une conscience préréflexive première sans distance avec elle-même.

13 Ibid., p. 20. 14 Ibid., p. 19. 15 Ibid., p. 19.

(19)

Revenons maintenant à notre description de l'en-soi. Le soi n'y est pas, disions-nous, un rapport. En fait, l’en-soi est le plus éloigné que l’on puisse imaginer d’un rapport. Sa manière d’être lui-même est celle de la pierre qui existe en parfait accord avec elle- même, mais aussi dans l’inconscience totale de cette existence. Comme la lettre A est parfaitement A et parfaitement insensible à ce fait :

« Mais si l'être est en soi, cela signifie qu'il ne renvoie pas à soi, comme la conscience (de) soi: ce soi, il l'est. Il l'est au point que la réflexion perpétuelle qui constitue le soi se fond en une identité. C'est pourquoi l'être est, au fond, pas delà le soi et notre première formule ne peut être qu'une approximation due aux nécessités du langage. En fait, l'être est opaque à lui-même précisément parce qu'il est rempli de lui-même. »16

L'en-soi est dans l'inconscience de lui-même, comme du reste : « Il est lui-même indéfiniment et il s'épuise à l’être. »17 Ainsi s'il n'existait que de l'en-soi, n'étant que ce qu'il est sans autre dimension, il n'existerait que des pierres incapables d'être conscientes, ni d'elles-mêmes, ni d’autres pierres ou d'existants d'aucunes autres natures :

« L’être-en-soi n’a point de dedans qui s’opposerait à un dehors et qui serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi. L’en-soi n’a pas de secret : il est massif. En un sens on peut le désigner comme une synthèse. Mais c’est la plus indissoluble de toutes : la synthèse de soi avec soi. Il en résulte évidemment que l’être est isolé dans son être et qu’il n’entretient aucun rapport avec ce qui n’est pas lui. »18

L'être en soi, en plus de son inconsciente plénitude, comporte une autre caractéristique, non moins importante: la contingence.

Deux choses permettent à Sartre d’affirmer la contingence de l’être en-soi : D’abord, la création est rejetée comme source de nécessité pour l’être. Même s’il la création a eu lieu, ce dont Sartre doute fort, l’être créé échappe, doit échapper, à son créateur pour exister autrement que dans la pensée de Dieu. Lisons le texte suivant de notre auteur :

« La claire vision du phénomène d’être a été obscurcie souvent par un préjugé très général que nous nommerons créationnisme. Comme on supposait que Dieu avait donné l’être au monde, l’être paraissait toujours entaché d’une certaine passivité. Mais une création ex nihilo ne peut expliquer le 16 Ibid., p. 32.

17 Ibid., p. 33. 18 Ibid., p. 32.

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un mot, même s’il était crée, l’être-en-soi serait inexplicable par la création, car il reprend son être par delà celle-ci. »19

Si l’être n’est pas créé, s’il ne garde aucune dépendance envers sa création, advenant qu’elle fut, son existence ne peut qu’être contingente et inexplicable car il devrait se produire lui-même ce qui est impossible ; « il ne faudrait pas conclure que l’être se crée lui-même, ce qui supposerait qu’il est antérieur à soi. »2°

L’être en-soi est, mais cette existence n’apparaît pas justifiable, ni compréhensible, d’où sa contingence; sans raison d'être, l’être en-soi est de trop, puisque rien ne peut apporter de nécessité au fait qu’il y ait de l’être:

« L'être-en-soi n'est jamais possible ni impossible, il est. C'est ce que la conscience exprimera - en termes anthropomorphiques - en disant qu'il est de trop, c'est à dire qu'elle ne peut absolument le dériver de rien, ni d'un autre être, ni d'un possible, ni d'une loi nécessaire. Incréé, sans raison d'être, sans rapport aucun avec un autre être, l'être-en-soi est de trop pour l'éternité. »21

Cette contingence de l’être, Roquentin en fait l’expérience dans le roman La nausée, dont le parallèle avec L ,être et le néant est établit, lorsqu’il examine, par exemple, la racine d’arbre à ses pieds :

« J’avais beau me répéter : C’est une racine—ça ne prenait plus. Je voyais bien qu’on ne pouvait pas passer de sa fonction de racine, de pompe aspirante, à ça, à cette peau dure et compacte de phoque, à cet aspect huileux, calleux entêté. La fonction n’explique rien : elle permet de comprendre en gros ce que c’était qu’une racine, mais pas du tout celle-ci. »22

19 Ibid., p. 31. 20 Ibid., p. 31. 21 Ibid., p. 33.

(21)

Oui, il y a des principes physiques, biologiques, etc., c'est un fait, une facticité qui n'est pas remise en question, ni niée. Mais ceux-ci ne sont que ce qu'ils sont, ils sont en-soi, dans l'indifférence, tout aurait pu être autrement. L'en-soi est ce qu’il est jusque dans sa fonctionnalité, mais cette nécessité n’est qu’interne, cela n’enlève rien de sa contingence fondamentale.

Il sera important de nous rappeler ces postulats sartriens de la contingence de l'être-en- soi de même que celui de sa plénitude négatrice de la conscience. Ils toucheront tout ce qui existe parce que finalement, l'en-soi, c'est l'être tel que Sartre le définit dès le début de L’être et le néant. La contingence de l’être est l'intuition première, la conviction profonde de Sartre. Tout reposera sur elle comme tout repose sur l'être. Tel que le souligne René Lafargue, l’expérience de la contingence que vie Roquentin dans La nausée est plus que du roman, c’est Sartre lui-même qui parle à travers lui de sa propre expérience de la contingence :

« À travers les pages du journal de Roquentin, c'est bien le philosophe qui s'interroge et qui soudain se soumet à l'évidence, car la nausée n'est pas une création imaginaire, mais une expérience, une expérience métaphysique. Les mots et l'accent écartent l'hypothèse du jeu. Ils ne trompent pas. Sartre se trouve en présence de l'être. Certainement que l'intuition qui fait le philosophe peut lui être donnée de diverses manières, l'essentiel c'est qu'elle soit. Ici, c'est à travers une expérience pénible, faite de peur et de dégoût, que l’être est saisi dans sa contingence et sa gratuité, mais le point de départ de la pensée de Sartre (car il ne s'agit plus maintenant de Roquentin mais de Sartre) est fixé et la conceptualisation va se faire. La conception est du reste, déjà commencée, et elle se poursuivra tout du long de l'Être et le néant. »23

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CONDITIONS DE LA CONSCIENCE

Mais de toute évidence, il n'y a pas que de l'en-soi, tel que Sartre le définit. Le cogito nous l'apprend. Il y a un être qui pense et qui est conscient. Si l'homme est celui qui pense, la question est de savoir comment doit-il être pour être celui par qui la conscience vient au monde? Pour être celui qui s’arrache à l’emprise de l’inconsciente plénitude de l’en-soi et chez qui le soi est véritable?

Si l’homme doit se sortir de l'en-soi, il faut bien premièrement qu’il existe en-soi, ne serait-ce que pour dépasser ce mode d’être. Si l'homme doit se transcender pour prendre conscience de lui-même, il doit exister préalablement à ce dépassement. On voit mal comment un dépassement pourrait être possible sans qu’il n’y ait rien à dépasser. C'est à partir d’une facticité, d’une existence donnée, que l'homme doit se transcender. C'est la condition première de sa conscience, l'évidence du cogito, au sens où il doit être s'il est conscient. Comment l'homme doit-il être pour être conscient? Voici une partie de la réponse : il doit d'abord être, « primo esse » disaient les théologiens du moyen-âge. C’est ce que Sartre exprime en ces termes :

« Dire que la conscience est conscience de quelque chose, c’est dire qu’elle doit se produire comme révélation révélée d’un être qui n’est pas elle et qui se donne comme existant déjà lorsqu’elle le révèle. »24

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Mais, s'il le doit, il ne peut pas, non plus, n'être qu’ en-soi. Pour prendre conscience de son existence, pour ne pas rester dans une identité sans distance, dans !,indifférence « rocheuse » de l'en-soi, il doit « s'arracher » à ce mode d'être comme deuxième condition de sa prise de conscience. Si la conscience est conscience de quelque chose, elle en est séparée. L'homme doit donc assumer une autre position que celle qu'il veut dépasser. Ainsi, l'homme

se

transcende-t-il lui-même puisqu'il est, a à être, cet en-soi qui est transcendé et, qu’en même temps, il est celui-là même qui le transcende, établissant ainsi le rapport du soi. Cette seconde manière d'être, nous la nommerons avec Sartre: l'être- pour-soi. L'existence pour-soi est la deuxième condition, après l'existence de fait, de la conscience. Même si nous ne pouvons pas encore saisir explicitement ce qu'est ce nouveau mode d'existence, il faut admettre sa nécessité comme seule possibilité d'atteindre un éloignement suffisant de la condition d'en-soi pour en prendre compte :

« [...] cette élucidation du sens de l’être ne vaut que pour l’être du phénomène.25 L’être de la conscience étant radicalement autre, son sens nécessitera une élucidation particulière à partir de la révélation-révélée d’un autre type d’être, l’être-pour-soi, que nous définirons plus loin et qui s’oppose à l’être-en-soi du phénomène. »26

25 L’en-soi.

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LA CONSCIENCE

Ainsi, pour résumer ce que l’on peut comprendre des observations précédentes, la conscience est un rapport et celui-ci s'induit, d’abord, par une négation d'identité entre la conscience et le monde, un arrachement à l’être en-soi nécessaire à sa considération, considération et différenciation du monde qui est implicitement une prise de conscience préréflexive (de) soi. Ensuite, par une « dé-fusion » entre la conscience et l'en-soi qu'elle a à être, mais dont elle doit se détacher pour en prendre conscience, dans le mouvement encore inexpliqué du pour-soi, reprenant sur le mode réflexif la conscience non-thétique première pour en arriver à la distance doublée paradoxalement d’identité que représente le soi. La conscience se trouvant être à la fois ce dont elle prend conscience, et ce qui prend conscience de.

Dans ce mouvement, la prise de conscience du monde est simultanément sa définition. La contemplation du monde par la conscience insinue une différenciation entre elle et le monde et cette prise de position définit l’un comme l’autre. Le monde est autre que la conscience et il est tel que la conscience l’observe. Dans son arrachement à l’être en-soi, l'homme réalise son être dans le monde, il réalise son être et l'être du monde. Un monde qui n'aurait eu d'existence dans l'inconscience « minérale » de l'en-soi, un monde où cette conscience est, où elle se constitue dans et par le rapport qu'elle entretient avec lui. Elle le réalise au sens qu'elle le fait exister par la conscience qu'elle en prend. La conscience est ; « l'être premier à qui toutes les autres apparitions apparaissent, l'absolue par rappo

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quoi tout phénomène est relatif.»27 Le monde est sien. Il vient à l'être par elle, parce qu'elle s'en fait le témoin, comme elle se fait, en étant témoin d'elle-même. Prenant conscience de lui-même en se libérant de l'emprise de l'en-soi, l'homme se réalise en même temps qu’il réalise le monde.

Ce qui permet à Sartre d’affirmer ce primat de la conscience, c’est que, dès le début, il réalise une « réduction phénoménologique » qui fait en sorte que l’apparition, le phénomène, est la seule réalité. Les dualismes, à l’exemple de celui de l’intérieur et de l’extérieur, qui aurait pu s’opposer à une telle réduction sont niés :

« Il n’y a plus d’extérieur de l’existant, si l’on entend par-là une peau superficielle qui dissimulerait aux regards la véritable nature de l’objet. Et cette véritable nature, à son tour, si elle doit être la réalité secrète de la chose, qu’on peut pressentir ou supposer mais jamais atteindre parce qu’elle est « intérieure » à l’objet considéré, n’existe pas non plus. »28

Ainsi, après avoir éliminer de la sorte les dualismes de la puissance et de l’acte, celui de l’apparence et de l’essence, nous évitons les chimères des « arrières-mondes » et l’apparence devient la seule chose à notre portée, la seule existence réelle et positive qui soit, ce qui nous place d’emblée sur le terrain de la phénoménologie :

« Tant que Ton a pu croire aux réalités nouménales, on a présenté l’apparence comme un négatif pur. C’était « ce qui n’est pas l’être »; elle n’avait d’autre être que celui de l’illusion et de Terreur. Mais cette être même était emprunté, il était lui-même un faux-semblant et la difficulté la plus grande qu’on pouvait rencontrer, c’était de maintenir assez de cohésion et d’existence à l’apparence pour qu’elle ne se résorbe pas d’elle-même au sein de l’être non-phénoménal. Mais si nous nous sommes une fois dépris de ce que Nietzsche appelait « l’illusion des arrières-mondes » et si nous ne croyons plus à l’être-de- derrière-Tapparition, celle-ci devient, au contraire, pleine positivité, son essence est un « paraître » qui ne s’oppose plus à l’être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l’être d’un existant, c’est précisément ce qu’il paraît. Ainsi parvenons-nous à l’idée de phénomène telle qu’on peut la rencontrer, par exemple dans la « Phénoménologie » de Husserl ou de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu. »29

27 Ibid., p. 23. 28 Ibid., p. 11. 29 Ibid., p. 12.

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l’apparition ne renvoie pas à l’être comme le phénomène kantien au noumène. Puisqu’il n’y a rien derrière elle et qu’elle n’indique qu’elle-même (et la série totale des apparitions), [...] »3°

Ainsi la conscience peut-elle être l’être absolu qui dévoile le monde, ainsi elle devient ; « l'être premier à qui toutes les autres apparitions apparaissent, l'absolue par rapport à quoi tout phénomène est relatif.»30 31

Si nous sommes en mesure de dépasser la série des apparitions du rouge vers une « essence » du rouge, ce n’est pas que cette essence préexiste ou est derrière le rouge. C’est la conscience qui dépasse la série et fait exister cette essence en ce qu’elle lui apparaît, elle aussi. Ce qui rend l’essence relative à la conscience qui en est prise.

Voilà qui est dit, maintenant, reprenons notre résumer dé la vision sartrienne de la conscience, devant nous mener à une définition de l’homme qui ne nierait pas sa liberté.

Comme nous l’avons vu plus haut, le soi a en même temps un aspect double et unique. Ceci doit nous mettre sur nos gardes quant à notre division en-soi/pour-soi qui ne nous aide pas dans notre compréhension de l’aspect unique de la conscience. Elle insinue une séparation là où il ne devrait pas y en avoir. Oui, il y a, nous venons de le marquer, une séparation qui permet la conscience, mais cette séparation a si peu d'épaisseur, comme nous le verrons plus loin il s'agit d'une épaisseur de néant, que la dichotomie de l'en-soi et du pour-soi trahit leur véritable existence synthétique. Si bien que par la suite, une réunification des deux termes s’avérera une difficulté insurmontable, comme l’explique Sartre :

30 Ibid., p. 14. 31 Ibid., p. 23.

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« Descartes s'est retrouvé en face d'un problème analogue lorsqu'il dut s'occuper des relations de l'âme avec le corps. Il conseillait alors d'en chercher la solution sur le terrain de fait où s'opérait l'union de la substance pensante avec la substance étendue, c'est à dire !'imagination. Le conseil est précieux; certes notre souci n'est pas celui de Descartes et nous ne concevons pas !'imagination comme lui. Mais ce qu'on peut retenir, c'est qu'il ne convient pas de séparer d'abord les deux termes d'un rapport pour essayer de les rejoindre ensuite : le rapport est synthèse. » 32

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L'INTERROGATION

Ce terrain de fait où observer l'union de l'en-soi et du pour-soi et ainsi saisir la dynamique de la conscience dans son ensemble, Sartre le retrouve dans !'interrogation. Par l'examen de cette conduite nous pourrons réussir à mieux cerner la conscience.

Premièrement, !'interrogation implique déjà à priori un être questionné et un être questionnant. Évidemment, les deux pôles de cette relation tombent dans l'absurdité, advenant l'absence de l'autre. Un questionné sans questionnant n'est pas plus concevable qu'un questionnant sans questionné, indication d’un aspect synthétique dans !'interrogation en dehors duquel elle devient impensable. Justement le type de relation synthétique reconnue comme constituant la conscience que nous cherchons à comprendre.

De cette première constatation découle évidemment que le questionnant s'est différencié du questionné, ce qui exige !'institution d'un soi, prise de conscience de lui- même et du monde. On peut difficilement concevoir la possibilité de !'interrogation sans qu'il y ait antérieurement une prise de conscience du questionnant comme questionnant, à la fois définition du questionnant et du questionné. Que la question vise le monde ou qu'elle se retourne vers celui-là même qui la pose, il faut d'entrée s'arracher à l'en-soi, se réaliser en le réalisant, pour le questionner. Une question inconsciente ne saurait être

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autrement qu'absurde. Ce qui confirme à nouveau notre intérêt pour !'interrogation comme terrain d'observation de la conscience :

« Dans toute question nous nous tenons en face d'un être que nous interrogeons. Toute question suppose donc un être qui questionne et un être qu'on questionne. Elle n'est pas le rapport primitif de l'homme à l'être-en-soi, mais au contraire elle se tient dans les limites de ce rapport et elle le suppose. »33

La prise de conscience nécessaire à !'interrogation est difficilement concevable dans Γinconscience pleine de l'en-soi. Je suis moi, le monde est là, tout est plein, j’en suis rempli et, manquant d'espace pour le recul, le monde reste sans question, comme sans conscience. L'interrogation, par sa possibilité, semble donc marquer la présence d'un élément primordial au recul conscientisant. Cet élément, nous le retrouvons dans Y état de non-détermination du questionnant, c'est l'état original du questionnant: il attend une réponse, il ne sait pas. Ce qui suppose qu'il soit au fait de la possibilité d'une réponse négative : le questionné peut être ou non, être ou non selon la manière d'être que je cherche en lui : « C'est la possibilité permanente du non-être, hors de nous et en nous, qui conditionne nos questions sur l'être. »34 L'interrogation implique la possibilité du non- être et cette considération de non-être, de sa seule possibilité, ébranle le plein positif de l'en-soi. Elle introduit un vide indispensable dans la masse de l'en-soi, l'espace pour le recul, la conscience, !'interrogation.

L'étude de !'interrogation nous a fait découvrir une nouvelle dimension au problème de la conscience, celle du rapport de l'homme au non-être, qui nous apparaît maintenant condition de conscience comme de !’interrogation. C'est cette relation que nous allons maintenant aborder dans l'analyse que Sartre propose des jugements négatifs.

33 Ibid., p. 38. 34 Ibid., p. 40.

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JUGEMENTS NÉGATIFS

Dans !'interrogation, il y a une compréhension, comme nous venons de le dire, du non- être. Lorsqu’une question est posée, on s'attend à un dévoilement, soit d'être, soit de non- être : « Si j'attends un dévoilement d'être, c'est que je suis préparé du même coup à l'éventualité du non-être. »35

Ce qui nous aiderait dans notre compréhension de la relation de l'humain au non-être, ce serait de déterminer si, lors du jugement négatif : n'est pas, nous découvrons un non- être ou si c'est ce jugement qui fait apparaître le non-être. Sartre arrive au café où il a rendez-vous avec Pierre. Or, Pierre n'est pas là. Comment ce jugement est-il effectué?

Dire que j'ai l'intuition de l'absence serait absurde. J'aurais l'intuition de rien, d'un rien, devant un plein d'être. Le café est un plein d'être, Pierre est pleinement où il est actuellement, même hors de ma vue. L'en-soi est plein, massif, il faudrait qu'il soit capable d'indiquer ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire un vide inexistant dans le plein qu'il est. Mais puisque Sartre voit bien que son ami Pierre n'est pas là, comment en arrive t-il à cette conclusion?

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La première chose qui lui permet ce jugement négatif, c'est d’abord que toute perception demande !'organisation d'un fond sur lequel se découpe la chose que l’on veut percevoir. Pourquoi Sartre parle t-il de néantisation dans cette opération? Les objets qui composent le fond ne disparaissent pas, bien sûr, de la surface de la planète. Ce qui leur arrive, c'est qu'ils ne sont pas Pierre. De ce fait, successivement, dans l’exploration du café à la recherche de celui-ci, ils tombent tous dans l'indifférence du fond ainsi organisé. Ils glissent en arrière dans une totalité indifférenciée à laquelle nous n’accordons notre attention que de manière marginale. L'être plein du café est dégradé, néantisé, il n'existe que comme la masse informe de tout ce qui n’est pas Pierre, que comme néant de Pierre :

« Lorsque j'entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître. Et cette organisation du café est une première néantisation. »36

Mais cela ne suffit pas pour juger que Pierre n'est pas là. Il faut encore la saisie d’une autre forme néantie. C'est une forme absente que je découvre, un néant de la forme attendue. Le fond exige l'apparition de la forme; or, la forme que nous découvrons dans Pierre n'est pas là est un néant. C'est la deuxième néantisation, quand la forme attendue est remplacée par un néant. C'est à ce moment que le jugement négatif se réalise. Il est une saisie de la double néantisation effectuée, du néant de la forme attendue mais absente du café réduit en fond à son intention :

« De sorte que ce qui est offert à l’intuition, c’est un papillotement de néant, c’est le néant du fond, dont la néantisation appelle, exige l’apparition de la forme, et c’est la forme—néant qui glisse comme un rien à la surface du fond. Ce qui sert de fondement au jugement : « Pierre n’est pas là », c’est donc bien la saisie intuitive d’une double néantisation. [...] Cela suffit à montrer que le non-être ne vient pas aux choses par le jugement de négation: c'est le jugement de négation au contraire qui est conditionné et soutenu par le non-être. »37

Ces riens, ces néants qui soutiennent les jugements négatifs, Sartre leurs trouve un nom, négatités. Leur réalité, même si négative, ne peut être niée, puisque ces négatités instituent des réactions cohérentes par rapport à elles :

36 Ibid., p. 44. 37 Ibid., p. 44-45.

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Pierre présent dans sa chambre. C’est une négatité, une entité négative qui a bien une existence, même à titre de néant, puisque je peux constater l’absence et c’est elle qui soutient le jugement. Si ce n’était véritablement rien, je ne serais pas stimulé par les négatités à retrouver Pierre par exemple ou à me remplir les poches devant la négatité : « Je n’ai pas d’argent ». Ainsi, s’il est difficile de parler d’existence pour les négatités, au sens strict de participation à l’être, leur influence se fait quand même sentir comme fondement derrière les jugements négatifs. Elles servent quotidiennement à circonscrire la réalité, à en prendre compte, prioritairement à toute réaction face cette même réalité ; « [...]j’use continuellement des négatités pour isoler et déterminer les existants, [...] »39.

La découverte du néant dans !'interrogation et dans le jugement négatif comme fondement des deux conduites, plutôt que leur produit, pose le problème de l'origine de ce néant. De même, comme nous avons entrepris d'analyser ces conduites pour nous rapprocher d'une compréhension de la conscience, nous sommes aussi en droit de nous interroger sur le rôle que le néant occupera dans celle-ci. Bref; « [...] d'où vient le néant? Et s'il est la condition première de la conduite interrogative et, plus généralement, de toute enquête philosophique ou scientifique, quel est le rapport premier de l'être humain au néant? » 40

38 Ibid., p. 56. 39 Ibid., p. 62. 40 Ibid., p. 46.

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LE NÉANT

Pour Sartre, il faut résister à la tentation de suivre l'exemple d'Hegel qui calque sa conception de néant sur celle de l'être. Celui-ci fait du néant et de l'être deux composantes de la réalité les insérant dans une dialectique qui les oppose comme thèse et antithèse. Hegel définit l'être pur comme immédiat, sans essence, avant toute essence. Un être, abstrait de toute forme, comme en blanc. La substance à la base de tout être, mais qui n'est jamais vue en elle-même parce que les êtres de la réalité ont une essence, une forme, dès qu'ils sortent de !'abstraction pour se concrétiser. Le néant pur, pareillement, ne se rencontre jamais en lui-même. Il est une abstraction vide, lui aussi, avant de prendre forme en néant de Pierre, par exemple.

Somme tout, il n'y a pas une grande différence entre le néant pur et l'être pur. Ils sont tous deux fondateurs des apparitions relatives à chacun dans le réel, bien qu’en eux- mêmes ils ne se rencontrent jamais dans leur forme pure et abstraite. Ils s'opposent comme contraires, thèse et antithèse, mais ils ne sont finalement que les cotés d'une même médaille, de leur synthèse; l'ensemble de la réalité :

« Nous avons constaté en effet un certain parallélisme entre les conduites humaines en face de l’être et celles que l’homme tient en face du néant; et il nous vient aussitôt la tentation de considérer l’être et le non-être comme deux composantes complémentaires du réel, à la façon de l’ombre et de la lumière : il s’agirait en somme de deux notions rigoureusement contemporaines qui s’uniraient de telle sorte dans la production des existants, qu’il serait vain de

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contradiction, il y a d'abord la position de ce qui sera contredit, puis, sa négation, la contradiction en elle-même. L'être est donc logiquement antérieur à sa contradiction: le néant. Etre et néant ne peuvent donc pas être simultanés comme des contraires tel que l’indique Hegel :

« Mais le non-être n'est pas le contraire de l'être, il est son contradictoire. Cela implique une postériorité logique du néant sur l'être puisqu'il est l'être posé d'abord puis nié. Il ne se peut donc pas que l'être et le non-être soient des concepts de même contenu puisque, au contraire, le non-être suppose une démarche irréductible de l'esprit: quelle que soit l'indifférenciation primitive de l'être, le non-être est cette même indifférenciation niée. »42

Hegel semble oublier que l'être est et que le néant n'est pas. Il lui confère une apparence d'existence indépendante, en tant que contraire. Ce qui ne se peut; le non-être ne peut se donner par lui-même l’être qu’il n’a pas. Il faut que l'être supporte son existence de négatité. Le néant apparaît toujours par rapport à un être posé d'abord. Ils ne sont donc pas simultanés. L'être, peu importe son abstraction, sera toujours antérieur à sa négation puisque fondateur de l'existence de cette dernière. Le néant tire sa réalité de l'être qu'il contredit : le vide est vide de quelque chose et en ce sens toute négation est détermination :

« Socrate même, avec sa phrase fameuse: « je sais que je ne sais rien » désigne par ce rien précisément la totalité de l'être considérée en tant que Vérité. » 43

Sachant maintenant que le néant dépend de l'être, qu'il se découpe à sa surface, nous progressons dans nos recherches sur son origine. Pourtant la question est loin d'être épuisée. Le néant ne peut venir de l'être. L'être est plein, sans vide. Néanmoins, il en

41 Ibid., p. 46. 42 Ibid., p. 49. 43 Ibid., p. 50.

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dépend quand même pour son existence. Alors, comment ce néant, qui hante l'être, qui ne peut se passer de lui quoiqu’il ne puisse en venir, peut-il faire son apparition?

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ORIGINE DU NÉANT

D'abord, le néant ne se néantise pas. Il lui faudrait de l'être pour se néantiser. Le néant doit être néantisé. Un être le fait exister et le soutient à l'être de son être propre, pour qu'il puisse en avoir un semblant. Pour saisir l'origine du néant, il faut retrouver cet être qui le fait venir au monde, un être pour qui le néant représente une caractéristique ontologique

« L'être par qui arrive le neant dans le monde est un être en qui, dans son être, 11 est question du neant de son être l'être par qui le néant vient au monde doit être son propre neant Et par-la 11 faut entendre non un acte neantisant, qui requerrait à son tour un fondement dans l'être, mais une caractéristique ontologique de l'être requis »44

Le néant doit émaner d'un être dont il est la substantifique moelle, un être dont le fait d'être est d'être néant. Un être séparé par son être néant de tout fondement ontologique dans l'être, qui l'emplirait d'être à jamais sans espoir ne serait-ce que de concevoir le néant. Ce qui veut dire que pour lui, en lui, être doit constamment être remis en question. S'il doit contenir le néant comme caractéristique ontologique, être néant, il doit perpétuellement secréter cet « être néant», nier son être et le remettre en question; telle sera son existence en tant que néant. Il ne peut jamais s'arrêter de néantiser, de s'extraire

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par la négation de l'être par rapport auquel il se forme, mais qu'il ne peut être sous peine de se perdre comme néant. Être pour lui, c'est nier être. Ce qui nous laisse devant un être pour le moins singulier, à la fois être et néant dans une existence pour le moins paradoxale : « Reste à savoir dans quelle région délicate et exquise de l'être nous rencontrerons l'être qui est son propre néant. »45

Nous avons marqué que !'interrogation supposait qu'on entrevoit la possibilité du dévoilement du non-être, d'une réponse négative. La considération d'une telle possibilité exige du questionnant qu'il; « [...] réalise un recul néantisant avec le donné, qui devient une simple présentation qui oscille entre l'être et le néant. »46Si le questionnant restait en plein contact avec le donné, il resterait dans la plénitude de l'en-soi, qui ne donne que de l'être sans trace de néant. Toute question serait impossible. Il faut que le questionnant s’échappe, se désenglue, de l'en-soi par une double opération de néantisation, introduisant dans le monde sa part de néant. Le questionnant en concevant la possibilité du non-être, introduit le néant, l’espace, par lequel il se décolle, se désenglue, de l'être en le remettant en question. Ce qui implique non seulement qu'il se décolle, qu’il néantise l'être du monde, qui est mis entre parenthèses, mais également une néantisation de son propre être, qui le retiendrait tout autant, de son plein d'être, dans !'impossibilité de questionner. Celui qui questionne possède donc le néant nécessaire à cet fin. Ce qui suppose chez lui une remise en question de l’être qui représente la production du néant recherchée, en même temps que l’être néant ontologique, remise en question de son propre être, qu’exige cette néantisation en tant qu’arrachement à l’être :

« Il néantise le questionné par rapport à lui, en le plaçant dans un état neutre, entre l'être et le non-être—et il se néantise lui-même par rapport au questionné en s'arrachant à l'être pour pouvoir sortir de soi la possibilité du non-être. »47

Or, de toute évidence celui qui questionne, que ce soit dans une recherche scientifique ou philosophique, c'est l'homme. L’interrogation est un processus humain. L'homme serait donc l'être recherché comme l'origine du néant. S'il pose la question, comme nous

45 Ibid., p. 57. 46 Ibid., p. 58. 47 Ibid., p. 58.

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être pour que par lui le néant vienne à l'être? »48

Dans l'opération de néantisation permettant la question, l'être en-soi n'est pas détruit lors de sa mise entre parenthèses. Ce qui change, c'est la création d'un rapport avec cet être. Ce rapport sera la conscience. D'une proximité, d'une adhésion totale à l'en-soi qui la rendrait impossible, la conscience, dans son surgissement, établit une distance la rendant possible. Grâce au néant qu'elle secrète, elle s'isole, se met hors circuit de l'être en se plaçant par delà ce néant. Elle doit secréter ce néant de manière constante. C'est l'exigence de son existence en tant qu'être dont l'essence est d’être néant, tout contact direct avec l'être la ferait disparaître. Ainsi retirée de l'être, celui-ci ne saurait avoir d’emprise sur la conscience;

« [...] elle s'est retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité- humaine de secréter un néant qui l'isole, Descartes, après les stoïciens, lui a donné un nom: c'est la liberté. »49

Voilà ce qu'est l'homme en tant que producteur du néant: il est libre. C'est par la liberté qu'il peut s'échapper de l'être, c'est par elle qu'il est conscient. Ce qui oblige à une perpétuelle distance par rapport à l’être, qu’il s’agisse du monde ou de lui-même : l’homme ne peut rester conscient que s'il néantit constamment son être, s'il s'en isole par le néant. Autrement, nous nous retrouvons dans l'inconscience de l'identité. On comprend dès lors, ce que l’on entend en affirmant l’homme condamné à être libre, c’est à dire qu’il doit à jamais rester à distance de l’être ce qui représente à la fois sa conscience et sa liberté.

48 Ibid., p. 59. 49 Idem.

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Ainsi, l'homme est-il néant puisque l'être par qui le néant arrive doit l'être ontologiquement pour être en mesure ne serait-ce que de concevoir le néant, tâche impossible pour tout être plein. La liberté de l’homme ne fait qu’un avec sa condition ontologique et c’est par elle, et le néant qu’elle fait de lui, qu’il s’arrache à l’être vers la conscience.

Grâce à cette mise en situation nous comprendrons mieux ce que nous sommes sur le point d'aborder, c'est-à-dire ce que Sartre nous dit plus particulièrement de la liberté, puisque la question suivante : « Que doit être la liberté humaine si le néant doit venir par elle au monde?»50, se présente comme l’enchaînement naturel de notre approche.

Toutefois, avant de chercher réponse à cette question, il nous faut auparavant décrire le mode d’existence du pour-soi. Nous avions reconnu la nécessité de ce mode d’existence dès les premiers instants sans toute fois pouvoir l’expliquer. C’est ce que nous allons faire maintenant que nos recherches nous ont fournies suffisamment d’éléments.

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LE POUR-SOI

Le pour-soi se constitue par rapport à l’en-soi, comme le néant par rapport à l’être, le pour-soi est ce rapport, en même temps qu’il le suppose et qu’il se tient à sa limite.

En lui, le soi est véritable. Dans l'en-soi, le soi n'avait rien d'un rapport à soi, le soi de l'en-soi avait plus l'aspect du principe d'identité, l'en-soi est soi dans l'indifférence comme A est A. Dans le pour-soi, le soi est rapport, se retourne sur lui-même : « La loi d'être du pour-soi, comme fondement ontologique de la conscience, c'est d'être lui-même sous forme de présence à soi »51.

Le pour-soi s’assimile à la conscience, il contemple toujours à distance et cette distance ne peut être franchie. Si le pour-soi se veut le lieu du recul conscientisant par rapport à l'en-soi, que nous exigeons comme condition de la conscience, il ne peut donc jamais s’y laisser prendre. Si le pour-soi coïncidait « tout à fait » avec lui-même, il serait

sans recul et la prise de conscience serait impossible :

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« La présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée dans l'être S'il est presence à soi, c'est qu'il n'est pas tout à fait soi La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence, car elle suppose la séparation »52

S’il ne demeure jamais l'en-soi qu’il nie, qu’il se doit de nier être dans sa prise de conscience. Le pour-soi en dépend tout de même dans la mesure où cet en-soi soutient à l'être le néant qu'est le pour-soi et la conscience qui est prise de quelque chose. Primo esse C'est sur lui, sur son être d'en-soi, que se découpe le néant du pour-soi, c'est lui qui soutient la conscience, peu importe la manière dont cette dernière voudra le réaliser. En cela, nous retrouvons l'antécédence logique de l'être sur le néant.

Toutefois, cette dépendance ne pétrifie pas le pour-soi dans la masse de l'en-soi: il lui échappe, il s'en arrache perpétuellement.

Le pour-soi est évanescent et insaisissable, dès qu’il semble être surpris, il glisse entre les doigts, déjà un peu plus loin, il contemple l’être qu’il réalise en se réalisant lui-même comme présence, comme conscience Une conscience éloignement et arrachement perpétuel par rapport à elle-même, une conscience qui s’observe comme reflet entre deux glaces. C’est pourquoi l’on peut dire que le pour-soi est ce rapport entre l’être et la conscience, en même temps qu’il est le rapport de la conscience avec elle-même. De même que l’on peut dire qu’il est dans la limite de ce rapport et qu’il le suppose :

« [ ]la conscience est reflet, mais justement en tant que reflet elle est le réfléchissant et, si nous tentons de la saisir comme réfléchissant, elle s’évanouit et nous retombons sur le reflet »53

Ce perpétuel mouvement qui le caractérise, cette liaison intime et nécessaire avec l'en- soi, auquel il doit tout aussi nécessairement échapper, voilà autant d'indications que le pour-soi fait partie de cette synthèse indivisible, de cette dynamique, de la conscience que nous cherchions à comprendre dans sa totalité, comme le recommandait Descartes. Le pour-soi est un moment de cette dynamique Son existence en tant que présence à,

52 Idem..

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jamais en-soi : «Le pour-soi est l'être qui se détermine lui-même en tant qu'il ne peut coïncider avec lui-même. »54 Le pour-soi est constamment coupé de l’être auquel il est présence par une épaisseur de néant qui le laisse percevoir cet en-soi qui est sien et qui en même temps l'en isole parfaitement. Par ce néant, il est à la fois le moins éloigné possible de son être, d'une épaisseur de néant, tout en étant dans !'impossibilité totale de franchir cette distance.

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CONTINGENCE DU POUR-SOI

Il faut malgré tout préciser que l'en-soi, s'il ne pétrifie pas le pour-soi, lui transmet tout de même sa part de contingence. Le pour-soi est source de son propre néant, c'est là une condition de sa possibilité. Nous avons marqué que l'être qui produirait le néant devrait en être le véritable auteur. Si le néant lui était donné, cela obligerait à en rechercher l'origine dans un autre être et ainsi de suite à l'infini, ou jusqu'à ce que nous trouvions cet être recherché comme la source du néant. Le pour-soi est son propre fondement, la propre source de son être néant. Ainsi, échappe t-il à la contingence en étant sa propre origine, son propre fondement en tant que néantisation de l’être.

Cependant, l’être en-soi contingent qui soutient la néantisation ne peut que faire rejaillir cette contingence sur le pour-soi qui « a à l’être » :

« [...] reste que cet en-soi englouti et néantisé dans l'événement absolu qu'est l'apparition du fondement ou surgissement du pour-soi demeure au sein du pour-soi comme sa contingence originelle. » 55

La contingence de l'être en-soi, qui soutient à l'être le néant qu'est le pour-soi, est transmise de ce fait à celui-ci. Elle est sa facticité, au même titre que son existence en- soi :

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Plus encore, en lui-même le pour-soi contient sa propre contingence: il est lui-même improbable, injustifiable. Pourquoi n'y aurai t-il pas que de l'en-soi? Pourquoi un pour-soi serait-il nécessaire, si l'on refuse cette nécessité à l'en-soi? :

« Ainsi l’être de la conscience, en tant que cet être est en-soi pour se néantiser en pour-soi, demeure contingent, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à la conscience de se le donner, ni non plus de le recevoir des autres. »57

Le pour-soi se fonde lui-même: s'il y a conscience, il y a pour-soi, recul néantisant, présence de la conscience à elle-même, ce qui réclame le néant d’être nécessaire à l'opération. Et, puisqu'il est ce néant, il se produit lui-même, il est sa propre origine. Mais même s'il existe de lui-même, il n'élimine pas pour autant la contingence de son existence. Le néant du pour-soi n'est pas plus nécessaire que l'en-soi. Le cogito nous assure de l'existence de l'en-soi et du pour-soi. Sa possibilité, en tant que consciente, implique un en-soi et un pour-soi comme condition. Mais ce rapport, s'il prouve en lui- même son existence et celle de ces termes, ne démontre pas pour autant la nécessité de l'un ou de l'autre des termes du rapport, pas plus qu'il n'empêche l'existence même de ce rapport d'être contingente. Pourquoi un en-soi? Pourquoi un pour-soi? Pourquoi une conscience où tous deux entreraient en rapport et qui serait ce rapport? Pourquoi l’être plutôt que rien, pourquoi celui-là plutôt qu'un autre :

« Le rapport du pour-soi, qui est son propre fondement en tant que pour-soi, à la facticité peut être correctement nommé: nécessité de fait. Et c'est bien cette nécessité de fait que Descartes et Husserl saisissent comme constituant l'évidence du cogito. Nécessaire, le pour-soi l'est en tant qu'il se fonde lui- même. Et c'est pourquoi il est l'objet réfléchit d'une intuition apodictique: je ne peux pas douter que je sois. Mais en tant que ce pour-soi tel qu'il est, pourrait ne pas être, il a toute la contingence du fait. De même que ma liberté

56 Ibid., p. 116. 57 Ibid., p. 117.

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néantisante se saisit elle-même par l'angoisse, le pour-soi est conscient de sa facticité 11 a le sentiment de son entière gratuite, 11 se saisit comme étant la pour rien, comme étant de trop »58

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POUR-SOI ET VALEUR

Le pour-soi, dans son existence, nous venons de le marquer, reste donc contingent. Sans nécessité d'être : il est de trop. De trop, parce que pas assez: manquant de son être véritable qui le ferait être le fondement de son être et échapper à la contingence. Dans cette condition originelle, il s'éprouve comme manque, en manque de lui-même : Le pour-soi n'est pas ce qu'il est, mais il est, on ne peut en douter. S'il n'est pas ce qu'il est, il existe à ce titre même, il est ce qu'il n'est pas. Rappelons-nous que toute négation est détermination, le pour-soi ne saurait être une négation vague de l'en-soi dont il s’arrache :

« Le pour-soi ne peut soutenir la néantisation de son être sans se determiner lui-même comme un défaut d'être Cela signifie que la néantisation ne coïncide pas avec une simple introduction du vide dans la conscience » 59

Le pour-soi n'est pas ce qu'il est en-soi, seulement, pour voir la différence entre lui et ce qu’il « à a être », il doit se comparer à autre chose II ne se borne pas à nier l'en-soi. Il le remplace virtuellement par un être qu'il détermine, qu'il choisit Ce qui met en relief son ne pas être cet en-soi,définit sa distance d'avec lui. La prise de conscience du pour- soi implique la constatation d'un manque dans l'en-soi. Un manque d'un être présent dans

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