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RAISON DES PROBLÈMES

Essayons de trouver d’où peut bien venir cette fin en queue de poisson de la liberté sartrienne qui ne donne finalement à l’homme qu’une liberté défectueuse, dont le signe dans le monde est l’échec, et une conscience dont l’être est cet échec même dans un malheur ontologique.

D’abord, il convient de revoir comment le pour-soi vient à « l’être ». Si l’on s’en souvient, le pour-soi n’a d’existence que négativement, il s’arrache par la négation de l’en-soi vers un être en-soi-pour-soi qu’il n’est pas non plus. Il est une négatité finalement de ce dernier être qui lui permet d’exister, puisque toute négation est détermination, le pour-soi doit déterminer ce dont il est manque, pour exister comme manque :

« Le pour-soi, comme fondement de soi, est surgissement de la négation. Il se fonde en tant qu’il nie de soi un certain être ou une manière d’être. Ce qu’il nie ou néantit, nous le savons, c’est l’être-en-soi. Mais non pas n’importe quel être-en-soi : la réalité-humaine est avant tout son propre néant. Ce qu’elle nie néantit de soi comme pour-soi, ce ne peut être que soi. Et, comme elle est constituée dans son sens par cette néantisation et cette présence en elle de ce qu’elle néantit à tire de néantisé, c’est le soi-comme-être-en-soi manqué qui fait le sens de la réalité-humaine. En tant que, dans son rapport primitif à soi, la réalité-humaine n’est pas ce qu’elle est, son rapport à soi n’est pas primitif et ne peut tirer son sens que d’un premier rapport qui est le rapport nul ou d’identité. C’est le soi qui serait ce qu’il est, qui permet de saisir le soi comme

n’étant pas ce qu’il est; [...] Il ne faudrait pas confondre, toutefois, cet en-soi manqué avec celui de la facticité. »137

On le voit, le pour-soi en fin de compte se réalise comme négatité d’un être cause de lui-même, d’un être impossible. Du coup son existence même tombe, puisque comme néant d’un être inexistant, il ne reste plus au pour-soi aucune réalité s’il doit tirer cette réalité négative de l’être nié. Voilà donc le pour-soi qui disparaît et la conscience avec lui!

Sartre comprend !’impossibilité d’être cause de soi-même, c’est elle qu’il reconnaît

responsable

de l’échec de la liberté à se réaliser pleinement : « La temporalisation de la conscience n’est pas un progrès ascendant vers la dignité de « causa sui », c’est un écoulement de surface dont l’origine est, au contraire, !’impossibilité d’être cause de soi. »

Mais cette compréhension semble se perdre dans sa conception du pour-soi où il confond les différents sens de négation, de privation, que la théologie chrétienne et la philosophie occidentale distinguent, à la suite d'Aristote, entre autres. Dans le cinquième livre de la métaphysique, en effet, Aristote parle de privation, en un sens très large, lorsque l'on parle d'une pierre morte, d'une eau morte, lorsque l'on dit que les pieds sont aveugles. Bref, lorsque qu'en ce sens très large, un sujet quelconque est dit privé de..., aucune imperfection, aucun mal n'est impliqué dans ce sujet :

« Privation se dit, en un sens, quand un être n’a pas un des attributs qu’il est naturel de posséder; par exemple, on dit qu’une plante est privée d’yeux. »138

Aristote parle encore de privation ou de négation, en un sens moins large, lorsque l'on désigne une négation qui peut être possédée par le genre auquel appartient un sujet, bien qu'elle ne soit pas possédée par ce sujet lui-même, ni par les INDIVIDUS de son espèce, à la manière dont une taupe est dite aveugle, une grenouille apode, bien que ces taupes, il est vrai, ne possèdent pas d'yeux et n'en aient nul besoin. Il en va de même des

137 L’être et le néant, p. 125.

la vue : pour la taupe, la privation est contraire au genre animal, pour l’homme, elle est contraire à sa propre nature normale. » 139

On parle de privation au sens strict, seulement quand un sujet n'a pas ce qu'il est apte par nature à avoir, c’est-à-dire, selon les circonstances, par exemple, de temps, de manière, de lieu, d’objet. En ce troisième sens, le néant signifié est convertible avec le mal et l'imperfection :

« Il y a encore privation quand un être, devant naturellement, et dans le temps même, posséder une qualité, ne l’a pas; la cécité, en effet, est une privation, mais seulement si, à l’âge où il devrait avoir naturellement la vue, il ne la possède pas, De même encore, un homme est appelé aveugle s’il n’a pas la vue, dans le milieu requis, par rapport à l’organe intéressé, eu égard à l’objet, et dans les circonstances où il devrait naturellement l’avoir. »14°

Sartre, il est vrai, a été séminariste. Des cours de théologie chrétienne portant sur la Trinité (Le Fils engendré, le Père, inengendré) qu’il a fréquentés, il a perdu l’essentiel. L'être et le néant se ressent donc de cette carence de compréhension de la théologie de la

Trinité, et, partant de la métaphysique païenne.

N’entrant pas dans ces distinctions, pour lui toutes les négations sont des privations qu’il range dans le fourre-tout « négatité » : des entités qui marquent le manque en l’être de ses fonctions ou attributions attendues et qui ont ainsi une existence négative dérivée de l’être qu’elles contredisent et délimitent. Réduisant toutes les négations à ce troisième, et véritable, sens de privation, celui qui implique un défaut, il ne pourra plus par la suite faire la distinction entre elles, il s’aveugle lui-même.141

™Ibid, 5,22, 1022 b 23-27.

'4*Ah¿, 5, 22, 1022 b 27-32.

141 Je m’inspire ici d’une communication fait pas M. H-P Cunningham: About Négatité as a Sartre's key word, Socratic'Hour, donnée au Canterbury College, à Windsor, en oct. 1980. 2- 2- La même idée étant reprise ailleurs, autrement, notamment, dans les deux mots clés de Stuart Mill : Tendancies and Facts, dans le Laval théologique et philosophique, février 1984, p. 62-63.

Ainsi, la conscience, le pour-soi, étant pour lui quelque chose de négatif, puisqu’en rupture avec l’être dans l’institution du soi :

« Ainsi la surrection de l’homme au milieu de l’être qui « l’investit » fait que se découvre un monde. Mais le moment essentiel et primordial ce cette surrection, c’est la négation. »142

Cette négation, prise comme privation stricte, ne pourra se faire, comme détermination, que par rapport à la plénitude d’un l’être qui lui confère sa réalité de négatité. L’homme sera une réalité à laquelle manque quelque chose qu’elle devrait avoir et qui le définit comme négatité. Pas de doute possible pour lui : la distance et la dissociation qu’implique la conscience est une carence qui appartient carrément à la troisième sorte de privation, celle qui implique imperfection et mal par rapport à un être complet, à preuve l’affirmation suivante :

« Le cogito est indissolublement lié à l’être-en-soi, non comme une pensé à son objet—ce qui relativiserait l’en-soi—mais comme un manque à ce qui définit son manque. En se sens la seconde preuve cartésienne est rigoureuse : l’être imparfait de dépasse vers l’être parfait : l’être qui n’est fondement que de son néant se dépasse vers l’être qui est fondement de son être. »143 144

Reprenons, pour mieux nous éclairer sur cette décompression d’être que représente la conscience chez Sartre, l’exemple que nous offre Gabriel Marcel dans sa conférence :

«[...] imaginez deux feuillets qui seraient exactement appliqués l’un sur l’autre; ici nous avons une coïncidence, c’est parfait. Admettez, maintenant, qu’il se produise un léger décollement, celui-ci correspondra à ce que l’on peut appeler un moins d'être, par rapport à cette coïncidence qui était parfaite, qui était, en quelque sorte, idéale. »

Ainsi si l’homme est conscient, c’est qu’il se décolle de lui-même à la manière des deux copies, qu’il est un moins de perfection, une dégradation d’un être plein :

142 L'être et le néant, p. 59. 343 Aid., p. 126.

144 Gabriel Marcel, L'existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre. Précédé d’une présentation de Denis Huisman, Gabriel Marcel lecteur et juge de Jean-Paul Sartre, Paris, Vrin, 1981, p. 52-53.

cette possibilité, cette liberté, fait que la conscience et l’homme existent en tant que moins, que négatité, que défaut, par rapport à un être pleinement causa sui dans la plénitude duquel il devrait se trouver et qui le définit dans son être comme manque; c’est comme disant de la taupe qu’elle est aveugle, nous pensions qu’elle est la négation de la taupe voyante qu’elle devrait être et qui définit ce qu’elle est comme défaut d’une manière d’être, même si cette manière lui est complètement étrangère. C’est ne pas von que la privation d’une manière d’être impossible, en terme absolu ou d’espèce, n’entraîne pas de défaut chez l’être qui en est privé. Pas plus qu’elle ne confère de réalité à la négatité de cette impossibilité. On peut en effet comprendre les négatités de « Pierre n’est pas là » ou de « Je n’ai pas d’argent ». Ce sont des inexistences par rapport à ce qui aurait pu être, qui circonscrivent en quelque sorte la réalité de ses possibilités par un envers négatif, mais existant puisque l’on peut en tenir compte, l’absence de Pierre de divers lieux définissant négativement le lieu actuel où il se trouve. On ne voit pas de quoi on peut bien parler quand on parle de taupe aveugle comme négatité, privation, par rapport à taupe voyante, ou de la conscience comme manque, privation, et existence purement négative par rapport à un être qui n’a aucun lien possible avec la réalité, l’être causa sui, puisqu’il ne s’agit même pas de négatités, niant une certaine part attendue de l’être, mais seulement de riens totaux qui n’ont pas de résonance dans le réel. Ils nient une possibilité qui n’est pas, ils sont la négation de rien, des néants, des mensonges d’aucune vérité, des chimères d’aucune entité, d’aucune réalité. Comme l’affirme St-Thomas d’Aquin dans son commentaire sur le premier sens de privation que nous avons vu, on ne peut parler de privation, ni de défaut, en regard d’un être impossible dans l’absolu :

« De cette manière, on parle de privation lorsqu’elle prive de ce qui est apte à être possédé, sans l’être par celui qui en est privé : on dit que la plante est 145 L’être et le néant, p. 113.

privée du sens de l’œil, parce que l’œil est apte à être possédé, sans l’être par les plantes. Par rapport à ce qui ne peut être possédé par aucun être, comme des yeux pouvant voir à travers les corps opaques, on ne parle pas de privation. » 146

Ainsi, comme la réalité dont le pour-soi est négation, dont il tire son existence comme négatité, est une impossibilité, celle de la causa sui. Celui-ci perd tout le peu de consistance qu’il pouvait avoir. Ce qui rend douteux le fait de concevoir ainsi la conscience et met en lumière ce qui nous semble la raison du problème dans cette méprise du sens de la négation que permet la conscience.

En fait, avant même que nous la remettions en question, la conception sartrienne du pour-soi lui conférait déjà bien peu de consistance de par son caractère évanescent qu’il représentait une désincarnation évidente du sujet comme néant. Si dans la première partie nous parlions d’un aspect synthétique de l’existence de la conscience, force est de constater que cette affirmation ne correspond qu’à des exigences logiques de préséance de l’en-soi, l’être, sur le néant du pour-soi. Une nécessité de fait, sauf qu’une fois cela dit, paradoxalement, plus rien ne semble relier le pour-soi à quoi que se soit. Au contraire, comme l’exprime Gabriel Marcel, le pour-soi, comme présence, échappe à tout, et l’homme n’est plus :

« [...] n’allons pas voir dans cette présence le signe d’une dignité ontologique supérieure, comme on l’admet communément, comme l’aurait pensé Pascal. La présence, pour Sartre, est une dégradation immédiate de la coïncidence, car elle suppose une séparation. »147

Être, l’homme ne l’est qu’au passé, il s’en détache à chaque instant. Sartre l’affirme : « [...] la réalité humaine est avant tout sont propre néant. »148 Écoutons à ce sujet ce que nous dit E.Mounier:

146 D’Aquin, St-Thomas, Traduction du commentaire de St-Thomas sur la métaphysique

d’Aristote, 5, 22, 1022 b 25, traduit par Germain Dandenault, Faculté des arts,

Séminaire de Sherbrooke, 1940, p. 161.

147 L'existence et la liberté humaine chez Jean-Paul Sartre, p. 52. 148 L’être et le néant, p. 125.

« Je ne suis rien, je n’ai rien. Aussi inséparable du monde que la lumière et pourtant exilé, comme la lumière, glissant à la surface des pierres et de l’eau, sans que rien, jamais, ne m’accroche ou ne m’ensable. Dehors-Dehors, Hors du monde, du passé, de moi-même : la liberté c’est l’exil et je suis condamné à être libre. »15°

Cela en même temps, comme nous l’avons dit, que l’homme devient passion inutile pour un être, non pas seulement inaccessible de par le à distance de perpétuel que représente la transcendance de la conscience, mais pleinement impossible de par sa nature d’en-soi-cause-de-soi. Ainsi, la liberté que Sartre veut la plus grande possible pour l'homme, absolue, ne lui sert en définitive que d'instrument de torture sophistiqué et implacable. La liberté condamnée par elle-même à être l’irréalisable cause d’elle-même, c’est la liberté condamnée à l’exil de l’être et au malheur. Écoutons, de nouveau, Mounier à ce sujet :

« L’avènement de l’existence humaine marque donc une chute, un trou d’être, mise en question de l’être, victoire du néant. En vérité, c’est par un singulier paradoxe que cette doctrine a lancé le mot existentialisme. Il conviendrait plutôt d’y parler d’inexistentialisme. »151

Il semble donc justifié de remettre en question tout cet « être néant de la conscience » et la conception de l’homme de Sartre. Comment imaginer cet être qui d’abord serait son propre néant et qui se constituerait d’une impossibilité, contenant en lui-même la compréhension d’être le néant d’une chimère? Comment aussi comprendre le malheur de la conscience dans la poursuite d’un but impossible et qui lui est étranger? Sûrement

149 Mounier, Emmanuel, Introduction aux existentialistes, Paris, Gallimard, «Idées», 1962, p. 67.

150 Sartre, Jean-Paul, Les chemins de la liberté, tome II Le sursis, Paris, Gallimard, 1945, p. 285-286.

sommes-nous de mauvaise foi de ne pas vivre chaque seconde dans le déchirement et l’angoisse de notre liberté, comme nous le devrions selon Sartre. La mauvaise foi est bien pratique, elle chapeaute tous ceux qui s’aventureraient à ne pas penser comme lui. On se sent coupable, on se croit devenu salaud dès que l’on commence à douter de la logique de l’absurde, comme l’écrit Mounier :

« L’absurde philosophique comporte une sorte de chantage logique. À la manière dont il mène parfois le débat, il semble que l’on ne puisse chercher de raison ou d’être dans le monde que par une sortè de lâcheté ou d’infantilisme philosophique, qu’une position ne soit défendable que du moment où elle est intenable. »152

Si la conscience est manque, on peut se demander pourquoi elle en serait malheureuse, puisque la suppression de ce manque équivaut à sa disparition? Pourquoi vouloir combler le trou en lequel consiste notre liberté et qui nous permet d’échapper à l’être en-soi? Si « [...] l’homme venait à être, nous dit Jolivet, il serait fait et n’aurait plus d’avenir, c’est-à- dire que, devenu essence achevée, figé et pétrifié, il ne serait plus homme, mais chose. »153 La perfection de l’en-soi-pour-soi me manque, pourquoi devrais-je m’en affliger si l’atteindre représente la fin dans l’être du néant que je suis. Elle ne m’est pas accessible, mais qui en voudrait puisqu’elle est mon anéantissement. Si j’échoue à l’atteindre, c’est forcé et c’est tant mieux. Ainsi, la liberté ne devrait pas correspondre à une condition indépassable de malheur pour la conscience, sauf si l’on prend comme condition du bonheur cet objectif futile de perfection dans l’impossible causa sui. Sauf si on place le bonheur dans la béatitude épaisse, rappelons-nous ce qu’envie Hugo, d’un retour à un état proche de l’en-soi où finalement cette notion même de bonheur disparaît et où celui qui l’atteint perd conscience de l’atteindre.

152 Introduction aux existentialistes, p. 73.

153 Jolivet, Régis, Sartre ou la théologie de l’absurde, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1965 p. 92.