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POUR-SOI ET VALEUR

96 Ibid., p 83 97 Idem

partie observable du réel. Que se passe t-il donc dans la mauvaise foi?

La mauvaise foi joue sur les deux aspects de la conscience, facticité et transcendance. Elle les dissocie sans tenir compte de leur synthèse nécessaire. Cette femme, dont Sartre prend l'exemple, elle dissocie l'attitude de son prétendant: gentillesse, galanterie, etc., de l'objectif qui les transcende: d'éventuels ébats sexuels. Elle ne considère que ce qui l'agrée. Refusant de dépasser le comportement de son compagnon vers sa signification, elle fait de son attitude une chose en-soi, qui n'est que ce qu'elle est. Elle se cache le but qu'elle sous-entende, dès lors la conduite du galant ne l’embarrasse plus.

D'un autre côté, elle jouit du désir qu'il a pour elle, en même temps que sa convoitise lui répugne, elle la veut. Elle ne s’en éloigne donc que subtilement en utilisant, cette fois, sa transcendance pour faire de son corps quelque chose dont elle n'est pas responsable. Si elle refusait de transcender le comportement de l'homme en face d'elle, pour ne pas le considérer pleinement dans sa signification, maintenant, c'est la facticité qu'elle rejette: elle n'est plus que transcendance. Son corps lui est étranger, elle le dépasse, s'en arrache constamment. Ce n'est plus elle. Le désir qui s'y adresse ne l’incommode plus, pas plus que le désir qu'elle pourrait ressentir elle-même. Tout cela appartient à son corps qu’elle abandonne, tout en s’abandonnant elle-même, au désir :

« [...] abandonner cette main, c’est consentir de soi-même au flirt, c’est s’engager. La retirer, c’est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l’heure. Il s’agit de reculer le plus possible l’instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne

s’aperçoit pas qu’elle l’abandonne. Elle ne s’en aperçoit pas parce qu’il se trouve par hasard qu’elle est, à ce moment, tout esprit. »10° 99 100

99 Idem..

Cette femme est assurément de mauvaise foi et nous commençons à pressentir le principe du mensonge de la mauvaise foi qui consiste à introduire un cercle de dégradation où ce qui est transcendant devient en-soi, et ce qui est en-soi, est transcendé. Sartre est formel à ce sujet :

« Le concept de base qui est ainsi engendré utilise la double propriété de l'être humain, d'être une facticité et une transcendance. Ces deux aspects de la réalité-humaine sont, à vrai dire, et doivent être susceptibles d'une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse. Il s'agit pour elle d'affirmer leur identité tout en conservant leurs différences. Il faut affirmer la facticité comme étant la transcendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon qu'on puisse, dans l'instant où on saisit l'une, se trouver en face de l'autre. »10I

La mauvaise foi profite de façon analogue de la dualité de l'être pour-autrui et de l'être pour-soi. Les reproches que l'on voudrait me faire ne s'adressent pas vraiment à moi. Moi, c'est ce queje suis pour moi. Celui que les reproches visent, c'est un autre, c'est mon être pour-autrui auquel j'échappe :

« [...] comme si j'étais à moi-même la vérité de moi-même et comme si autrui ne possédait de moi qu'une image déformée. L'égale dignité de mon être pour autrui et de mon être pour moi-même permet une synthèse perpétuellement désagrégative et un jeu perpétuel d'évasion du pour-soi au pour-autrui et du pour-autrui au pour-soi. »102

C'est ce qui permet à l'homosexuel d'affirmer qu'il ne l'est pas, malgré tous les actes qu'il a pu poser en ce sens. Ce n'est pas lui, c'est son être pour-autrui. Encore là, il y a absence et refus de coordination des deux pôles d'une dualité qui véritablement est synthèse, comme l’explique le passage bien connu suivant :

« Son attitude enveloppe donc une indéniable compréhension de la vérité. Mais, en même temps, il a besoin de cette perpétuelle renaissance, de cette constante évasion pour vivre ; il faut qu’il se mette constamment hors d’atteinte pour éviter le terrible jugement de la collectivité. Aussi joue-t-il sur le mot être. Il aurait raison en effet s’il entendait cette phrase : « je ne suis pas pédéraste » au sens de « Je ne suis pas ce que je suis». C’est-à-dire, s’il déclarait : « Dans la mesure où une série de conduites sont définies comme conduites de pédéraste, et où j’ai tenu ces conduites, je suis pédéraste. Dans la mesure où la réalité-humaine échappe à toute définition par les conduites, je n’en suis pas un.» Mais il glisse sournoisement vers une autre acception du mot « être». Il entend « n’être pas» au sens de « n’être pas en soi ». Il déclare «

101 Ibid., p. 91. 102 Ibid., p. 92.

suis comme ça. Bref, que l'homme se fasse en-soi, chose. Mais oublier la transcendance, n'est-ce pas une des formes que l'on vient de voir dans la mauvaise foi?

Plus encore, l’idéal d’identification à notre être que nous présente la sincérité, n'est-il pas en lui-même reconnaissance que la réalité-humaine en est différente? Si l'on veut sincèrement être ce que l’on est, c'est qu'on ne l'est pas et que l’on veut l’être. Ainsi, la sincérité nous tire étonnamment du côté de la mauvaise foi en nous proposant d’être ce que nous sommes, puisque cela équivaut à méconnaître notre réalité de transcendance, tout en utilisant cette réalité même. Pour reconnaître ce que je suis, il faut que je le contemple. Ce qui suppose que je transcende mon être et que j'en suis séparé dans cette opération, que je suis autre. C’est un fait structurel de la conscience que de ne jamais coïncider avec ce dont elle est consciente. Prétendre à la sincérité revient à une tentative de dénégation de notre transcendance, en même temps que celle-ci est utilisée et précisément reconnue dans cet effort, nous dit Sartre, pas exemple, dans les lignes suivantes :

« Or, précisément, nous constatons que la structure originelle du "n'être pas ce qu'on est" rend d'avance impossible tout devenir vers l'être en soi ou " être ce qu'on est ". Et cette impossibilité n'est pas masquée à la conscience: au contraire elle est l'étoffe même de la conscience, elle est la gêne constante que nous éprouvons. Elle est notre incapacité même à nous reconnaître, à nous constituer comme étant ce que nous sommes, [...] »104

C'est ce qui fait que le garçon de café n'est pas garçon de café, qu'il y joue, qu'il est à distance. La structure de la conscience, toujours à distance, permet la mauvaise foi parce qu'elle fait que nous ne sommes jamais ce que nous sommes. Elle rend possible la fuite tantôt de la facticité dans la transcendance, tantôt de la transcendance dans la facticité.

103 Ibid., p. 99.

Cette structure, cette évanescence de la conscience, programme inévitablement l'échec de la sincérité à me faire jamais coïncider avec mon être. Si la mauvaise foi est possible, la sincérité ne peut que manquer son but.

Cependant, cette compréhension de la structure, de la dynamique, de la mauvaise foi, ne règle pas le problème soulevé plus haut: à savoir comment la conscience fait-elle pour croire en son mensonge, alors qu'elle est au fait de ce qu'elle veut se cacher?

La mauvaise foi « ne conserve pas les normes et les critères de la vérité, comme ils sont acceptés par la pensée critique de bonne foi. » 105 Comment? Et bien, être de mauvaise foi, c’est se préparer, se déterminer à ne pas être persuadé par les évidences rencontrées, dont notre liberté. Elles sont reléguées au rang de croyances et par ce seul fait, qu’elles sont supposées évidentes, elles ne le sont plus : « Pierre est-il mon ami? Je n'en sais rien : je le crois. — ainsi croire ce n'est plus croire, parce que cela n'est que croire »106. Une incertitude a envahi l'évidence, la détruisant comme évidence, et c'est ce qu'exploite la mauvaise foi :

« [...] toute croyance n'est pas assez croyance, on ne croit jamais ce qu'on croit. Et, par suite, le projet primitif de la mauvaise foi n'est que !'utilisation de cette autodestruction du fait de conscience. Si toute croyance de bonne foi est une croyance impossible, il y a place à présent pour toute croyance impossible. »107

Cette détermination préalable à ne pas croire ce que l'on croit, teinte de mauvaise foi, au point qu'il lui soit très difficile d'en sortir, tout l'être qui la projette : Celui qui manipule la mauvaise foi doit choisir d'en faire son être, la chose se rapprochant d'un projet fondamental où l'on choisit notre être pour ensuite voir les choses de cet angle. On se choisit, et par suite, on est de mauvaise foi. Conformément à cette prédisposition, l'être de mauvaise foi peut se défier de ce qu'il ne veut pas reconnaître, sa liberté, son angoisse, et le remplacer par ce qu'il voudra.

105 ibid., p. 103. 106 Ibid., p. 104. 107 Ibid., p. 105.

réalisable implique une dégradation de l’être même qui emprunte cette voie : « La bonne foi cherche à fuir la dégradation intime de mon être vers l'en-soi qu'elle devrait être et n'est point. La mauvaise foi cherche à fuir l'en-soi dans la dégradation intime de mon être. »108

Par le jeu perpétuel du à distance de qu'est la conscience, la mauvaise foi fuit perpétuellement ce qu'elle est. Elle peut nier être mauvaise foi et ne jamais se rencontrer comme mensonge. C'est dans cette désagrégation, entre le n ,estpas ce qu ,il est et Vest ce qu 'il n ’est pas, que la mauvaise foi se trouve possible : « Or, le projet même de fuit révèle à la mauvaise foi une intime dégradation de l’être, et c'est cette dégradation qu'elle veut être. »109 Dans cette chute sans fin, ce jeu de miroirs qui la repousse indéfiniment ailleurs, la mauvaise foi peut se cacher à elle-même la fuite qu'elle se veut être sans se l'avouer. La possibilité de la mauvaise foi est comprise dans la structure même de la conscience. Celle-ci étant par définition libre, il y a toujours la possibilité qu'elle utilise cette liberté pour la nier, ne pas la reconnaître, dans un mouvement de néantisation perpétuel. Ainsi la conscience peut-elle rester sans connaissance du mensonge qu’elle prémédite contre elle-même, et que c'est par sa liberté qu'elle nie être libre. :

« Si la mauvaise foi est possible, c'est qu'elle est la menace immédiate et permanente de tout projet de l'être humain, c'est que la conscience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi. »110

108 Idem..

109 Idem..