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L’HOMME CRÉATEUR DES ESSENCES

Cependant, la liberté semble rencontrer, en plus de l’obstacle de la définition de l’homme libre qui vient d’être contourné par Sartre lorsqu’il en fait deux néants, une autre limite dans la définition de la vérité : S'il n'y a qu'une vérité, celle-ci encadre et contraint la liberté. De sorte que si nous nous engageons librement sur le chemin de la vérité, il reste que celui-ci est déjà tracé d'avance. Il n'y a aucune possibilité d'en dévier, si nous voulons parvenir à la vérité.

La liberté serait annulée par cet ordre imposé par la vérité immuable des essences et de leurs interrelations toutes aussi déterminées. Les essences préexistent d'elles-mêmes, elles n'ont pas besoin de l'homme pour les produire, les réaliser. Dans ce contexte, la liberté de l'homme est bien mince, il n'a le droit que d'adhérer à la vérité ou refuser cette vérité, et alors, grâce à son libre-arbitre, sombrer dans la fausseté. La liberté humaine et son indétermination demeure, mais toutes choses en dehors de l’homme étant rigoureusement déterminées, celui-ci n’a pas vraiment de marge de manœuvre.

phénoménologique qu’il opère dès le début de L’être et le néant. Nous en avons parlé en détail au début. Celle-ci avait pour conséquence la fin de la croyance en quelque chose derrière l’apparition, derrière le phénomène. Ainsi débarrassé de « l’illusion des arrières- mondes », il n’est plus besoin de s’inquiéter d’une essence véritable qui pourrait contredire notre jugement sur l’apparition. Le seul champ qui reste est celui de la subjectivité; où la conscience, en ce que c’est à elle que les apparitions apparaissent, est maîtresse suprême. Il n’y a plus que ce qui est vu par la conscience. En dehors, rien, aucune essence préétablie, ni de relation prédéfinie, dont la conscience ne serait pas la détermination.

Il va de soi aussi, comme nous l’avons aussi vu, que Dieu en tant que créateur, doit être nié; de même, une vérité des essences, sinon divine, inscrite dans un ciel intelligible. Dans la pièce Les mouches, le triomphe d’Orestre, c’est d’arracher les hommes à Jupiter, Dieu, pour leur donner la liberté. Mais cela ne suffit pas, il faut également nier l’existence d’un ordre des choses préexistant à sa réalisation par la conscience, comme l’explique Simon :

« [...] pour établir cette liberté, il ne suffit pas de renverser le règne de Jupiter, d’annoncer la mort de Dieu. Encore faut-il nettoyer le ciel intelligible de prétendues valeurs transcendantes que le rationalisme laïque y a suspendues, comme des substituts de Dieu. Encore faut-il abolir jusqu'à la notion d’une essence humaine, antérieure à l’existence des individus et qui pourrait créer un clivage moral, une orientation de leurs choix dans un sens prédéterminé. »121

Ce qui mène logiquement Sartre à l’affirmation de la contingence de l’être, puisque toute définition préalable doit lui être refusée. Ce qui pourra garantir la liberté de nos jugements le concernant. L’être et le néant est formel à cet égard :

121 Simon, Pierre-Henri, L’homme en procès, Paris, La presse française et étrangère, 1950, p. 69.

« L'être-en-soi n'est jamais possible ni impossible, il est. C'est ce que la conscience exprimera - en termes anthropomorphiques - en disant qu'il est de trop, c'est-à-dire qu'elle ne peut absolument le dériver de rien, ni d'un autre être, ni d'un possible, ni d'une loi nécessaire. Incréé, sans raison d'être, sans rapport aucun avec un autre être, l'être-en-soi est de trop pour l'éternité. »122

Ainsi, l’homme et sa liberté sont-ils par delà l'essence. Toutes les essences, car c’est la conscience qu’il en prend qui permet à l'homme de définir ce qui est et conséquemment l'essence des choses: c'est notre choix d'être et le projet qui en résulte qui éclaire le monde et qui lui donne une valeur relative. C'est la liberté qui réalise les essences. L'essence de moyen, de levier efficace pour la conquête de la Gaule que prend l'Église pour Clovis ne lui vient que par le projet de Clovis d'être un conquérant. Si le projet était différent, la promotion de l'Islam par exemple, à ce moment-là l'essence de l'Église ne serait plus -'e. m moyen, mais un obstacle. C’est « [...] la liberté qui est le fondement de toutes lev e ;*ces, puisque c'est en dépassant le monde vers ses possibilités propres que l'homme dévoile les essences intramondaines.»123

V

Pour Sartre, la contingence est essentielle à la liberté de l'homme. S’il n’y a pas de sens, de prédétermination, pour l'homme et le monde, alors l'homme est libre de se donner sens, de se faire ce qu'il veut. S’il en était autrement, cette prédétermination, de quelque nature qu’elle soit, correspondrait à des essences figées et préexistantes d’elles- mêmes, à un monde figé où la liberté de l’homme s’évanouirait dans !’organisation stricte et implacable de l’univers dans lequel sa propre essence est comprise et proprement indépassable.

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C'est là où Descartes bute sur la contingence. Il veut faire de l'homme un être libre, mais il se retrouve devant le problème du chemin étroit de l'évidence, qui contraint l’homme comme s’il marchait sur un fil de fer pour ce qui est de donner ou non son accord. Sans choix réel, la liberté devient illusion et le déterminisme revient au galop. Peut-être aurait t-il dû, comme Sartre, nier totalement l’existence indépendance de

122 L’être et le néant, p. 33. 123 Ibid., p. 482.

par-là l'ébranlement des fondations du pouvoir chrétien de l’époque qui capitalisait sur son monopole de !’interprétation du sens de la volonté divine. On brûlait pour moins que ça! Bien que révolutionnant l'astronomie du temps, Galilée ne faisait que modifier les explications sur l'ordre des choses, il ne remettait pas directement en doute l'existence de Dieu, ni qu’il y ait un sens. Sa conviction allait sans doute vers un horloger de cet univers qu'il commençait à découvrir. Pourtant, sa remise en question du géocentrisme établi lui aurait valu la mort, s'il n'y avait renoncé. Descartes, ne pouvait se permettre de prendre le risque d'une position aussi radicale que l'athéisme sartrien. On le comprend bien.

Il y a toutefois une corrélation à faire entre Galilée et Descartes, qui, chacun à leur façon, participent au désenchantement du monde. C'est ce qui est ressenti comme menaçant par les clercs et qui les pousse à exiger le renoncement de Galilée. Leur livre magique et infaillible semblait pris en défaut, une explication logique, mathématique remplace !'explication des exégètes. Leur système est en danger de par cette faille qui pourrait bien entraîner une remise en question encore plus profonde des croyances. Dire clairement, à la suite de Galilée et de son héliocentrisme blasphématoire, que cette machine de l'univers n'a pas de créateur, pas de sens prédéterminé. C'était courir à sa perte. Pourtant Descartes n'est pas loin de le faire et en cela il participe au désenchantement de l'univers :

« Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, [...] »124

Bien sûr, Descartes reviendra à Dieu, non pas uniquement en raison du contexte historique, mais aussi en réponse à des difficultés qui représentent l’envers philosophique de son recours à Dieu. Il lui faut Dieu comme caution des évidences qu'il découvre, pour

éviter le solipsisme, afin que les hommes qu’il voit de sa fenêtre soient des hommes réels plutôt que des manteaux et des chapeaux vides, des illusions, des ombres projetées au fond de la caverne.

Sartre, lui, a sa réduction phénoménologique. Il n’a pas besoin de se soucier des réalités derrières les phénomènes qui se présentent à sa conscience. La réalité du phénomène est garantie par la conscience même. En tant que conscience de quelque chose, celle-ci est pure transcendance et cette transcendance s’évanouirait si elle n’avait rien de réel à transcender. Ainsi la conscience même du phénomène prouve en elle-même l’existence transphénoménal des phénomènes :

« Ainsi nous étions partis de la pure apparence et nous sommes arrivés en plein être. La conscience est un être dont l’existence pose l’essence, et, inversement, elle est conscience d’un être dont l’essence implique l’existence, c’est-à-dire dont l’apparence réclame d’être. L’être est partout. Certes, nous pourrions appliquer à la conscience la définition que Heidegger réserve au

Dasein et dire qu’elle est un être pour lequel il est dans son être question de son être, mais il faudrait la compléter et la formuler à peu près ainsi : la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui.

Il est bien entendu que cet être n’est autre que l’être transphénoménal des phénomènes et non un être nouménal qui se cacherait derrière eux. C’est l’être de cette table, de ce paquet de tabac, de la lampe, plus généralement l’être du monde qui est impliqué par la conscience. Elle exige simplement que l’être de ce qui apparaît n’existe pas seulement en tant qu’il apparaît. »125

Pour en revenir à Descartes et son recours à Dieu, il faut remarquer que celui-ci ne se fera qu'après la découverte du sujet par lui-même: le cogito. Celui-ci devient pour Descartes, le premier, et véritable, principe de sa philosophie, la base de toutes les connaissances qui seront par la suite acquises.

Ce qui n’est pas loin d’une réduction phénoménologique avec la conscience comme absolu, Descartes réalise de la sorte un important déplacement du point de départ de la connaissance La connaissance n’est pas compréhension de l’ordre, divin ou non, dont elle rend nécessairement compte en tant qu’elle est vraie. C’est l’esprit pensant et méditant qui servira de fondement à la connaissance. La vérité dépendra de l'homme, sa

Dieu vérace fait en sorte que les évidences que la raison trouve auront une corrélation dans la réalité. Il fait que la vie n'est pas qu'un songe. Toutefois, si Dieu devient la garantie de l'évidence, il ne donne pas pour autant l'évidence elle-même. Ce serait contradictoire. Si Dieu nous a donné le libre-arbitre, la liberté de choisir, comme la croit Descartes, cette liberté ne serait pas si Dieu révélait le vrai, le bien. Le libre-arbitre est ou il n'est pas. Ce qui lui donne, pour Descartes, une ampleur divine, tel qu’il l’évoque dans le passage suivant:

« Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu'on effet je l'expérimente si vague et si étendue, qu'elle n'est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n'y en a aucune si parfaite et si étendue, queje ne reconnaisse bien qu'elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu'elle est d'une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l'idée d'une autre faculté beaucoup plus ample, et même infinie, et de cela seul queje puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu'elle appartient à la nature de Dieu. » 126

Ainsi, l'homme avec son libre-arbitre égal à celui de Dieu, devient lui-même le Dieu qui juge du sens du monde, celui par qui la vérité vient au monde. Pascal paraît donc avoir raison lorsqu'il soupçonne la philosophie cartésienne de vouloir demeurer à bonne distance de la religion chrétienne et de n’utiliser Dieu qu’accessoirement :

« Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu ; mais il n’a pu s’empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu. »127

126 Méditations métaphysiques, p. 87.

127 Pascal, Pensées, Frag. 194, texte établit par Jacques Chevalier, Paris, Gallimard, « Livre de poche », 1936.

Là où Descartes par foi, sinon par intérêt pour sa santé et pour le fondement de sa philosophie, fait appel à Dieu. Sartre lui, n'hésite pas à nier Dieu et à affirmer la contingence de l'existence. Il évite de ce fait la contradiction d’une liberté guidée par Dieu sur les rails des essences qu’il a crées. Dieu ne donne pas l’évidence, mais il la garantit, ce qui est presque du pareil au même. Il est au fond l’inventeur de la vérité et l’homme libre de Descartes ne semble plus libre que d’adhérer à l’ordre divin. À preuve ce qu’écrit Lafarge dans La philosophie de Jean-Paul Sartre :

« Descartes croit à l’existence de Dieu128. Or, si Dieu existe, il faut admettre qu’il y a un ordre préétabli et que les relations unissant les essences ont été fixées par lui et non pas l’homme. Dans ces conditions que faire? Sinon constater et donner son adhésion à ce qui est déjà, la volonté n’ayant d’autre pouvoir que de s’incliner devant l’évidence. »129 130

Pour Sartre, depuis Nietzsche, Dieu est mort. C’est à l’homme de le remplacer. La conscience étant pour lui l’être qui réalise le monde et qui témoigne de la réalité du monde simplement du fait qu’elle en prend conscience. Sartre nous invite à devenir le Dieu de Descartes poussant à la limite le principe cartésien d’une définition de l’essence de l’être par le sujet :

« Il s’agit de récupérer la liberté créatrice que Descartes a mise en Dieu, afin que l’homme devienne « l’être dont l’apparition fait qu’un monde existe ». C’est à cette condition que, tel Oreste en face de Jupiter, nous serons autonomes et vraiment des hommes.

Au centre de !’existentialisme sartrien, il paraît donc bien y avoir comme le dit H. Duméry « l’intention de retirer au Dieu cartésien sa liberté créatrice des essences pour la placer dans l’homme lui-même» [...] »13°

Ce que Sartre exprime lui-même en ces termes dans son ouvrage sur Descartes : « Peu nous importe qu’il ait été contraint par son époque, comme aussi bien par son point de départ, de réduire le libre arbitre humain à une puissance seulement négative de se refuser jusqu'à ce qu’enfin il cède et s’abandonne à la sollicitude divine ; peu nous importe qu’il ait hypostasié en Dieu cette liberté originelle et constituante dont il saisissait l’existence infinie par le cogito même ; reste qu’une formidable d’affirmation divine et humaine parcourt et soutient son univers. Il faudra deux siècles de crise—crise de la Foi, crise de la science—pour que l’homme récupère cette liberté créatrice que Descartes a mise en Dieu et pour qu’on soupçonne enfin cette vérité, base essentielle de

128 C’est l’opinion de Lafarge, nous ne sommes pas aussi certains de la foi de Descartes, mais cela ne change rien aux conséquences de son recourt à Dieu.

129 La philosophie de Jean-Paul Sartre, p. 135. 130 Ibid., p. 137.

Dieu. Cette direction était déjà suggérée dans la démarche de Descartes et monte encore une fois la parenté certaine des deux philosophies de la liberté.

Sartre sauve ainsi la liberté des essences prêtent à la happer, en la plaçant à la base, à la source du vrai. Celui-ci n'a plus de puissance par lui-même, mais doit être produit, jugé par l'homme totalement sans plus aucune nécessité d’un recours à Dieu. Ce qui règle le dernier des problèmes, vus en introduction, auxquels il se voyait confronté afin d’établir une liberté pour l’homme.

C'est la direction que Descartes aurait voulu prendre avec l'affirmation du cogito comme point de départ, comme l'évidence première, sur lequel s'appuiera tout l'édifice de la nouvelle connaissance. C'est le parcourt des Méditations. Après avoir rejeté tout savoir ancien, Descartes, fait de la conscience, de l'homme, l'être qui juge des évidences et par qui la vérité, ainsi démêlée de la fausseté, apparaît dans le monde. Ce qui est, somme toute, assez proche des conceptions sartriennes de la conscience comme base de la réalisation du monde, de la définition d’un sens et de valeurs. La conscience « être premier à qui toutes les autres apparitions apparaissent, l'absolu par rapport à quoi tout phénomène est relatif.» N’évoque t-elle pas les fondations solides de la connaissance que Descartes voit dans le cogito, dans l’évidence de sa propre conscience et du pouvoir de son jugement.

CAUSA SUI