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Ouvrière 81 Ibid., p 479.

POUR-SOI ET VALEUR

80 Ouvrière 81 Ibid., p 479.

d'un mal qui rend néfaste pour lui le fait de boire, comme il peut le faire tout de même. Si on lui demande pourquoi il agit de la sorte? Il répond parce qu'il préfère le vin, que le lait est une source de calcium, qu'il est malade, etc. Toutes ces réponses différentes sous- entendes la position d'intentions particulières qui leur donnent leurs raisons d'être, qui les fondent dans la liberté de l'homme. Si elles étaient inscrites dans un instinct, elles seraient toujours les mêmes par rapport à une situation donnée et « T option » devant la soif ne pourrait être que l’eau. Ainsi, l'homme agit-il, pendant que l'animal est mû par son instinct.

Plus largement que cette analyse d'action simple prise individuellement, il y a la position d'un projet fondamental, but des recherches de la psychanalyse existentielle, qui motiverait tous nos actes, grands ou petits, et dans le cadre duquel ils s'organiseraient. Ce projet, nous l'avons vu, c'est la réalisation d'une union en-soi-pour-soi. Une tentative de récupération de son être en-soi réalisant une adéquation entre cet être et le projet du pour- soi. On pourrait, selon Sartre, arriver à remonter à ce projet originel, présidant à toute notre vision de nous-mêmes et du monde, expliquant toutes nos actions par ce que l'on veut être. De la même manière que le projet de me désaltérer motive et explique mon acte de me verser un verre d'eau ou de vin, ce projet original est l'irréductible explication derrière l’action exigée par la psychanalyse existentielle. Ce fait est illustré dans l’univers littéraire sartrien, entre autre, par le personnage d’Hugo, le héros de la pièce Les mains sales : Intellectuel bourgeois de son état, il se projète idéalement comme homme d'action proche du prolétariat. C’est ce qui motive et explique son adhésion au parti communiste, son meurtre, comme autant de comportements visant la réalisation du projet. Ce projet, homme d'action proche du prolétariat, est partout dans les actions d'Hugo. De son éclairage, il définit le monde d'Hugo et dicte son comportement, par lui, le parti communiste prend la valeur de moyen pour se rapprocher du prolétariat, le meurtre de l’homme d’action, etc.

C'est de la même manière que l'ouvrier est amené à se révolter contre une situation qu'il tolérait auparavant. « Non comme on dit sottement parce qu’il en « a l’habitude »,

il cherche à combler le manque. Auparavant, sans référence, comme l'être n'indique que l'être sans plus, il était dans !’impossibilité de qualifier son salaire de minable, d’appréhender sa souffrance dans des conditions sordides.

Mais à ce moment, ne peut-on dire que c'est l'être qui le conditionne à agir? Puisque c'est le fait de son salaire coupé qui le pousse à se révolter. Contredisant ainsi le principe que l'être est neutre et qu'il ne peut pas être la source de l'intention et de l'action, la révolte de l'ouvrier, ne devrait-elle pas être le fruit d'un détour par le néant?

Regardons mieux. Si c'est le salaire tronqué qui existe, qui est actuellement dans le réel, son salaire précédent, même s'il n'est pas imaginé mais ressouvenu, est passé dans le domaine du néant, du non-être, dans le présent. Même sans imaginer son point de comparaison, le salaire précédent, l'ouvrier doit passer par un néant pour en éclairer sa situation. De sorte qu'avec ou sans imagination, ce n'est jamais l'être qui pousse à l'action, mais la constatation à la lumière d'un néant d'un manque en lui.

La recherche des véritables raisons de la révolte ouvrière devrait même être poussée, pour être complète, jusqu'au projet qui confère à la situation son caractère d'insupportable. Si l'ouvrier est trop ignorant pour imaginer de meilleures conditions de travail, il n'échappe pas pour autant à la règle du projet fondamental. Même ignorant, il est conscient et cette conscience implique dans son surgissement un idéal définissant : il a déjà imaginé quelque chose. Suivant cet idéal, que se soit de nourrir ses enfants comme un bon père de famille ou tout autre chose, le salaire tronqué peut prendre un caractère d'adversité à combattre. Le manque évident du salaire amputé par rapport à l'ancien ne

82 Idem..

prend valeur de motif de révolte qu'à la lumière d'un projet qui le réalise ainsi. L'action de révolte vue de cette manière vient bien plus de ce projet, que de la constatation d’un manque objectif du salaire amputé par rapport à l’ancien.

Ainsi, nous pouvons mieux comprendre le lien de nécessité qu'affirme Sartre entre action et liberté. Si c'est la volonté de combler un manque qui nous fait agir, que ce manque n'est visible, n'est perceptible, qu'à la lumière d'un idéal, d'un projet. Si la formation de ce projet s'effectue par une rupture néantisante avec l'être possible seulement par la liberté, c’est elle en définitive qui permet l'acte, en permettant la conscience et par là la définition du monde et de la valeur qui lui est inhérente. L'acte de conversion de Clovis, pour reprendre l'exemple de L'être et le néant, est le fruit de l'exercice de sa liberté: il éclaire sa situation de son projet de se faire conquérant. À la lumière de ce choix: la conquête de la Gaule, le christianisme et la puissance de l'église, prennent la valeur de moyens en vue de la réalisation du projet. Par conséquent, Clovis agit, se convertit.

Ce choix, rien ne devait le déterminé, « [...] la contingence du choix est l’envers de sa liberté. »84 Même s'il se devait de choisir au sens où on est condamné à être libre, à nous remettre en question face à notre idéal dans l’avènement de notre conscience, Clovis aurait pu se choisir autrement que conquérant. Sinon, sa liberté s'évanouit en même temps que sa possibilité de choisir. Sans choix, il devient déterminé comme l'animal; le choix a été fait pour lui d'une façon ou d'une autre. L'action, telle que nous l'entendons, intentionnelle et dépendante de la liberté, n'aurait pas lieu.

La liberté, c'est le choix, c'est avoir le choix. Et pour qu'il y ait véritablement choix, il faut que le choix de Clovis soit totalement arbitraire, libre et sans contrainte parmi les possibilités qu'au fond il définit lui-même en réalisent sa situation. La liberté lui donne à ce point le choix. La liberté est totale ou elle n'existe pas. Elle doit permettre un choix exempt de toutes contraintes, du moins de contraintes qu'elle ne se donne pas elle-même au départ, c'est-à-dire qu'elle ne rencontre en définitive qu'elle-même comme limite,

Toutefois, il faut nuancer cette gratuité de l'action. Une fois le choix librement arrêté, les actions qui en découlent ne conserveront que sa gratuité originelle. Trouvant leurs fondements dans le projet choisi, elles en deviennent des conséquences logiques nullement gratuites: une fois l'idée de conquête arrêtée par Clovis, sa conversion au christianisme n'a plus rien d'arbitraire :

« Certes, chacun de mes actes, fût-ce le plus petit, est entièrement libre, au sens que nous venons de préciser ; mais cela ne signifie pas qu'il puisse être

quelconque, ni même qu'il soit imprévisible. »85

L'unification du sens de mes actions se faisant autour de l'être que je me suis donné comme idéal, celles-ci seront donc cohérentes à celui-là, autrement elles en seraient remises en question. Tel que l'illustre l'exemple de l'attitude par rapport à la fatigue :

« Il faudrait plutôt le formuler ainsi : Pouvais-je faire autrement sans modifier sensiblement la totalité organique des projets que je suis, ou bien le fait de résister à ma fatigue, au lieu de demeurer une pure modification locale et accidentelle de mon comportement, ne peut-il se produire qu'à la faveur d'une transformation radicale de mon être-dans-le-monde - transformation d'ailleurs possible. Autrement dit : j'aurai pu faire autrement, soit ; mais à quel prix? »86

Ce qu'il faut retenir ici, c'est le caractère absolu, pour Sartre, de la liberté, il n'y a pas de degrés en elle. Cette conception peut-être rapprochée de l'idée de libre-arbitre chez Descartes. Pour lui, le libre-arbitre est une qualité indivisible, c'est la capacité de dire oui ou non, de juger, et cette capacité on l'a ou on ne l'a pas, on a le choix de dire oui ou non ou on l'a pas. C'est une qualité qui, de par ce caractère absolu, est semblable à celle que doit détenir Dieu. Puisqu'elle est totale ou qu’elle n'est pas, qu'elle n'a pas de degrés, si je la possède je l'ai tout entière, et Dieu lui-même ne peut en posséder une plus grande:

85 Ibid,, p. 498.