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ESSAI DE SOLUTION DES DIFFICULTÉS

On le voit, la cause du malheur de la conscience, et de la liberté sartrienne, c’est l’obsession manichéenne de l’absolu. Si la liberté n’est pas totale, elle n’est pas, pense Sartre. Ce qui implique pour lui que l’être libre doit être causa sui. En dehors de la perfection point de salut et dans ce désir de nous faire dieu, nous échouons, évidemment. Les réussites de notre liberté paraissent dérisoires et ne concrétisent, finalement, que l’échec. La liberté nous entraîne dans le malheur de son impuissance. L’échec devient l’être concret de la liberté, comme le manque est celui de la réalité-humaine.

C’est là une liberté chimérique et l’homme est lui aussi une chimère, s’il se constitue ne serait-ce que comme négatité par rapport à elle. Son avènement étant négatif la réalité humaine n’a de sens qu’en face de la réalité qu’elle échoue à être. Le fait même que ce par rapport à quoi elle se constituerait, soit une impossibilité, lui enlève tout sens. Et l’homme ne peut plus être vu comme manque ou manquant d’une impossibilité. La conscience est peut être néant, mais pas de la façon dont Sartre la conçoit.

En conséquence, l’on doit remettre en question la conception sartrienne de la liberté absolue. Cette remise ne question nous permettra peut-être, sans prétendre épuiser la

question, de mieux entrevoir l’essence de la liberté et, grâce à elle, de « [...] résoudre nos difficultés, de transformer en propriétés véritables [...] celles que l’on avait seulement admises comme telles, et en outre, à rendre manifeste la raison des embarras et endroits difficiles rencontrés dans ce sujet. »154

Et, c’est précisément dans la mauvaise compréhension des principaux sens de privation qu’il faut chercher l’erreur et la cause des difficultés de la conception sartrienne de l’homme. De ce fait même, nous serons mieux placés pour trouver une idée plus juste de la liberté.

Pour Sartre, la privation est manque total de ce dont on est privé, ce qui est vrai. De là l’obsession de la perfection qui ne saurait souffrir la plus petite privation sans devenir manque et absence totale. De là l’évidence pour Sartre d’une mise en absolu de la liberté, que nous avons observée, pour garantir et établir, de la seule façon supposée possible, la liberté de l’homme: « L’homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il ne l’est pas. »155

Ce qui est mal compris ici, c’est que l’imperfection ne veut pas nécessairement dire que ce qui est imparfaitement possédé est manque absolu. Ainsi, ne pas être parfaitement libre, comme on suppose que se serait le cas comme causa sui, en admettant que ce soit possible, ne correspond pas nécessairement au manque total de liberté, à l’esclavage.

Il faut ici revenir aux analyses, du commentaire de Thomas d’Aquin, de la Métaphysique, et constater que de même que le borgne n’est pas dit aveugle même s’il voit imparfaitement, l’homme peut aussi être libre, même s’il ne l’est pas parfaitement :

« Enfin, la privation est manque absolu : on n’appelle pas aveugle celui qui n’y voit que d’un œil, mais celui qui ne voit ni d’un œil, ni de l’autre. Ainsi, tout être n’est pas bon ou méchant, juste ou injuste, mais il y aussi un état intermédiaire. »156

154 Physique, IV, 4, 211 a 7, trad. Carteron. 155 L’être et le néant, p. 485.

suppose l’être absolument, comme il n’a pas besoin d’yeux qui voient au travers des matières opaques pour avoir la vue et être dit voyant autant qu’un homme puisse le faire. St-Thomas souligne dans son commentaire sur la Métaphysique Aristotélicienne cette distinction entre la privation et l’imperfection qui n’implique pas automatiquement un manque total de ce qui est imparfaitement possédé, mais au contraire une certaine possession de l’attribut examiné :

« Ainsi le borgne n’est pas dit aveugle; l’aveugle est celui qui ne voir pas du tout. De là, il tire un certain corollaire, à savoir qu’entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, il y a un certain intermédiaire. Le mal ne provient pas de n’importe quelle déficience du bien, comme les Stoïciens l’affirmaient en disant que tous les péchés étaient égaux; mais le mal existe lorsqu’il éloigne fortement de la vertu et installe un habitus contraire. Voilà pourquoi on dit dans le second livre de l’Éthique : du fait que l’homme s’éloigne peu du milieu de la vertu, il n’est pas gâté ou blâmable. » 157

Avec cette conception moins exigeante de la liberté, plus réaliste quant à nous, la difficulté de la définition de l’homme et de son intégration dans l’être pourrait ne pas être au point où, devant viser la liberté absolue, l’homme doive se retrouver comme néant, pour éviter l’esclavage. En fait, le néant du pour-soi nous a semblé perdre tout espoir de réalité. Ainsi sommes-nous emmener à penser l’homme moins néant et plus être. Ce qui évidemment nous entraînerait vers une autre définition de l’être que celle qu’en fait Sartre en le décrivant comme ce qui ne pense pas, ne respire pas. Sans intériorité, l’être est massif. Subséquemment, il ne peut concevoir un être qui pourrait à la fois être en-soi et conscient, puisqu’il veut la conscience libre et que toute définition, qu’implique nécessairement l’être, ne pourrait que contrecarrer l’absolu de la liberté. L’être en-soi ne

157 D’Aquin, St-Thomas, Traduction du commentaire de St-Thomas sur la métaphysique

d’Aristote, V, 22, 1023 a 5, traduit par Germain Dandenault, Faculté des arts,

peut être qu’objet, le sujet, ainsi exclu de l’être, ne peut que se retrouver du coté du néant, nous rappelle Mounier :

« Ceux qui ont visité les usines où on extrait le parfum des fleurs nous on dit quel écœurement peut soulever la tendre odeur d’une rose quand elle atteint une certaine densité. Sartre, par une sorte de pharmacie ontologique préalable, se donne d’abord de l’être une image saturée jusqu'à la nausée. En suite de quoi, il va respirer dans le vide pour se laver les poumons. Si la plénitude ne peut être que massivité, le mouvement de l’être, donné immédiate de l’expérience, ne peut être que néant, [...] »158

Il n’est aucunement question de nous lancer dans l'étude d’une nouvelle ontologie, ni dans celle d’une autre vision de la réalité, ou nature, humaine. Ce n’est pas notre but ici n’est pas d’arriver à clore le débat sur la liberté, mais bien, comme nous Γaffirmions en introduction, d’en saisir un aperçu. Nous nous étions limités au chemin que Sartre proposait afin d’établir la liberté de l’homme. Il nous a conduit dans un cul-de-sac, dont une vision plus nuancée de la privation, d’une part, et moins absolutiste de la liberté, d’autre part, nous a permis d’apercevoir les méprises. Mais cette autre vision de la liberté demanderait de nouveau à être précisée et testée, afin de mieux en comprendre la portée. Parce que l’exemple de Sartre aura au moins servi à montrer toute la difficulté et la complexité de la question de la liberté. La réponse à la question de la liberté ne peut venir qu’en rapport avec une conception de l’homme qui lui est cohérente, et le tout doit être éprouvé ensemble. Ce que nous avons fait pour la liberté sartrienne, nous devrions le faire aussi pour cette dernière notion de liberté, afin de pousser plus loin notre élucidation de la question, espérant réussir ainsi, selon la méthode socrato- aristotélicienne, « à résoudre nos difficultés, à transformer en propriétés véritables celles que l’on avait seulement admises comme telles. »

CONCLUSION