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EMBARRAS D’UNE LIBERTÉ IMPOSSIBLE

Nous voilà des dieux libres, des êtres libérés. Mais le problème est que, vu de cette façon, nous devrions pour être libre définir les choses et nous-mêmes. Ce qui revient à dire que les hommes devraient être antérieurs à eux-mêmes pour se produire ou se définir comme ils Γentendent. Ce qui est impossible. Pour Dieu, comme pour les hommes! Évidemment, dans ce contexte, on ne peut que constater l’échec de la liberté et c’est là qu’est le problème, et le paradoxe, d’une liberté sartrienne absolue, mais qui semble condamnée à ne jamais pouvoir aboutir. Si nous sommes maîtres des essences, nous devrions arriver à nous donner notre propre essence, de toute évidence, cela implique une impossibilité, même si aucune essence ne devait exister indépendamment. Si tout est à définir par l’homme, encore ne peut-il se précéder lui-même dans l’existence.

Il ne reste plus à l’homme, chez Sartre, qu’à être une passion inutile, et un malheureux ontologique, puisque son idéal est un être impossible par rapport auquel sa liberté est une liberté manquée; une liberté empêchée d’une réalisation pleine et entière.

projet, il reste toujours l'intello pour ceux dont il voudrait se faire aimer. Pas plus que ne changent, comme il l’aurait voulu, les choses au point de vue politique : La « [...] liberté, à peine surgie, est frappée d’aliénation; situé dans un climat de rareté et de violence son projet lui échappe, m’arrivant plus à se reconnaître dans les résultats de l’action. »132 133

Irrécupérable, Hugo sera toujours autre que ce qu'il veut être, que ce qu'on voudrait qu'il soit. Irrécupérable, il ne sera jamais ce qu’il est, ni ce qu’il n’est pas, dans l’enfer d’une liberté qui ne le mène à rien. Et c'est peut-être ce à quoi il veut mettre fin dans sa course vers les balles de ces « amis » du parti venus l'éliminer. C'est seulement lorsqu'il sera mort, quand l’humanité le quittera, qu'il arrêtera de transcender son être vers l’impossible. Dans la mort, il atteindra la stabilité de l'être en-soi, il aura la paix de lui- même dans le silence de ses pensées. Silence qu'il enviait à la brute garde du corps d’Hoederer : « La vérité c’est que sa cause trop là-dedans. (Il se frappe le front.) Je voudrais le silence. (À Slick.) Ce qu’il doit faire bon dans ta tête : pas un bruit, la nuit

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noire. »

À l’exemple d’Hugo, l’homme est une insuffisance dans sa condition de liberté actuelle puisque qu’il ne réalise pas la supposé réalité de l’être libre; c’est-à-dire être causa sui. Sartre l’affirme formellement :

« La conscience comme néantisation de l’être apparaît donc comme un stade d’une progression vers l’immanence de la causalité, c’est-à-dire vers l’être cause de soi. Seulement la progression s’arrête là par suite de l’insuffisance d’être du pour-soi. La temporalisation de la conscience n’est pas un progrès ascendant vers la dignité de « causa sui », c’est un écoulement de surface dont l’origine est, au contraire, !’impossibilité d’être cause de soi. Aussi l’ens causa sui demeure comme le manqué, l’indication d’un dépassement impossible en 132 La philosophie de Jean-Paul Sartre, p. 18.

hauteur qui conditionne, par sa non-existence même, le mouvement plan de la conscience; ainsi Γattraction verticale que la lune exerce sur l’océan a pour effet le déplacement horizontal de la marée. L’autre indication que la métaphysique peut puiser dans l’ontologie, c’est que le pour-soi est effectivement perpétuel projet de se fonder soi-même en tant qu’être et perpétuel échec de ce projet. »134

Dans ce contexte, la condition de malheur pour la conscience ne pourrait être dépassée, puisque le pour-soi vient à l’être comme manque d’un être, non seulement structurellement inaccessible pour lui, mais clairement impossible. Tout en ne pouvant se passer de lui puisqu’il fonde l’existence de cette conscience, en tant qu’être négatif. Comme négation de l’en-soi, la conscience doit déterminer ce dont elle est manque pour exister, comme l’explique le passage suivant :

« La réalité humaine est souffrante dans son être, parce qu'elle surgit à l'être comme perpétuellement hantée par une totalité qu'elle est sans pouvoir l'être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse, sans dépassement possible de cet état de malheur. »135

Ainsi, Sartre, en essayant de libérer l’homme, ne lui a pas vraiment rendu service. Au contrahe, sa liberté est sa condamnation. Bien plus qu’à se faire dans le délaissement, ce qui était prévisible, voulu même. La liberté Sartrienne condamne l’homme à la quête d’un être impossible, d’une manière d’être impossible. Lafarge explique clairement ce faux principe sur lequel repose la psychanalyse existentielle :

« Sartre est précisément l'exemple d'un talent exceptionnel et d'une volonté généreuse mise au service de l'homme. Mais il a cru devoir refuser l'être, et avec lui le bien et le vrai, et il aboutit dans une impasse dont il essaye vainement de sortir. Ce qu'il a considéré comme notre salut a été notre condamnation. »136

134 L’être et le néant, p. 668. 135 Ibid., p. 126.