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L’être et le néant, p 576.

POUR-SOI ET VALEUR

88 L’être et le néant, p 576.

L'ANGOISSE

C'est justement cette parfaite liberté du choix de notre être, avec tout ce que cela implique, que nous ressentons dans l’angoisse. Ce sentiment confirme notre liberté, il marque la conscience que nous avons de la part d'injustifiable de nos choix, ainsi que de leur remise en question toujours possible. L'angoisse est l'inévitable doute vis-à-vis l'être que nous nous choisissons et que rien ne prédétermine :

« Dans l'angoisse, nous ne saisissons pas simplement le fait que les possibles que nous projetons sont perpétuellement rongés par notre liberté à venir, nous appréhendons en outre notre choix, c'est à dire nous-mêmes, comme ne dérivant d'aucune réalité antérieure et comme devant servir de fondement, au contraire, à l'ensemble des significations qui constituent la réalité. »89

Pourquoi conquérant, comme Clovis? Pourquoi philosophe, comme Socrate? Pourquoi se choisir tel ou tel autre, pour ensuite voir la vie, le monde, de cette manière? La réponse à ces questions existentielles ne peut-être que: pour rien, parce que...parce que j'en décide ainsi.

Pour rien, si l'on remonte à l'ultime racine du choix du projet, l’homme ne serait pas libre autrement. Mais à cause de lui pour tout le reste: il doit « servir de fondement [...] à l'ensemble des significations qui constituent la réalité. » Ce qui nous engage, non

outre parce que les valeurs, du fait qu'elles se révèlent par essence à une liberté, ne peuvent se dévoiler sans être du même coup " mises en question" puisque la possibilité de renverser l'échelle des valeurs apparaît complémentairement comme ma possibilité. C'est l'angoisse devant les valeurs qui est reconnaissance de l'idéalité des valeurs. »9°

On saisit dans l'angoisse Γ instabilité de toute notre théorie de nous-mêmes et implicitement des valeurs et de la signification du monde. Nous saisissons notre responsabilité : elle est totale et sans excuses, elle est d'un être et d'une vision des choses qui n'ont de valeur que parce qu'ils sont choisis. Prix à payer de notre liberté, qui nous oblige à nous choisir, à nous faire, même en refusant de choisir : La liberté est vécue dans l'angoisse du doute et de la responsabilité, comparativement à la certitude tranquille et aux disculpations illusoires qu'offre une détermination définissante.

Cette détermination, ce déterminisme, est ce vers quoi on tente de fuir notre liberté et l'angoisse qui la manifeste : « Tout ce passe en effet comme si notre conduite essentielle et immédiate vis à vis de l'angoisse, c'était la fuite. »90 91 Qu'il vienne des astres en conjoncture, de Dieu, de l'hérédité et/ou du milieu, peu importe, où mieux que dans le déterminisme trouver refuge contre la liberté :

« Le déterminisme psychologique, avant d'être une conception théorique, est d'abord une conduite d'excuse ou, si l’on veut, le fondement de toutes les conduites d'excuses. Il est une conduite réflexive vis-à-vis de l'angoisse, il affirme qu'il y a en nous des forces antagonistes dont le type d'existence est comparable à celui des choses, il tente de combler les vides qui nous entourent, de rétablir les liens du passé au présent, du présent au futur, il nous pourvoit d'une nature productrice de nos actes et ces actes même il en fait des transcendants, il les dote d'une inertie et d'une extériorité qui leur assignent leur fondement en autre chose qu'eux-mêmes et qui rassurent éminemment parce qu'elles constituent un jeu permanent d'excuses, il nie cette transcendance de la réalité-humaine qui la fait émerger dans l'angoisse par delà

90 Ibid., p. 73. 91 Ibid., p. 75.

sa propre essence; du même coup, en nous réduisant à ri être jamais que ce que nous sommes, il réintroduit en nous la positivité absolue de l'être-en-soi et, par là, nous réintègre au sein de l'être. »92

En un mot, il vaut mieux nier sa liberté, la noyer dans le déterminisme, que de vivre l'angoisse qui vient avec. La liberté passe au rang d'illusion, de même que notre prétention d'être la véritable raison de nos actes. Du coup, nous en sommes excusés, nous ne sommes plus responsables, ce n'est plus de notre faute si nous nous faisons tels que nous sommes par le choix de notre être et le total de nos actions passées, présentes ou futures qui en découlent: c'est celle de la volonté divine, des traits génétiques qui nous définissent, de notre milieu socio-économique, etc. Nous sommes en-soi ce que nous sommes et cet état nous place au même niveau que l’animal qui n’a aucune responsabilité dans les actes que sa nature lui commande, ni aucune possibilité de transcender le cercle de son propre être.

Mais, cette fuite devant l'angoisse de la liberté, réussit-elle vraiment à masquer cette liberté fondamentale, ontologique, de la réalité humaine? Il est permis d'en douter. Pour fuir, il faut être conscient de ce que l'on fuit. Si c'est une chose extérieure, j'en détourne les yeux et le tour est joué :

« [...] chaque réalité - la mienne et celle de l'objet - reprend sa vie propre et le rapport accidentel qui unissait la conscience à la chose disparaît sans altérer pour cela l'une ou l'autre existence. »93

Cependant le cas de mon angoissante liberté est différent, elle est mon être même, ce qui rend la fuite beaucoup plus difficile, voir impossible :

« [...] mais si je suis ce que je veux voiler, la question prend un tout autre aspect: je ne puis en effet vouloir "ne pas voir" un certain aspect de mon être que si je suis précisément au fait de l'aspect que je ne veux pas voir. Ce qui signifie qu'il faut que je l'indique dans mon être pour pouvoir m'en détourner; mieux encore il faut que j'y pense constamment pour prendre garde de ne pas y penser. »94

92 Idem,

93 Ibid., p. 78. 94 Ibid., p. 79.

prendre conscience de l'angoisse. »95

Malgré cela, on ne peut nier la différence qu’il y a entre l'angoisse et la fuite de l'angoisse. Dans cette dernière, il y a indubitablement un éloignement, un décentrage de mon angoisse, queje suis sous la forme de ne l'être pas. C'est la mauvaise foi qui engage un singulier jeu de cache-cache de la conscience avec elle-même, utilisant sa propre liberté pour se la dissimuler.

LA MAUVAISE FOI

À la différence du mensonge ordinaire, la mauvaise foi est un mensonge à soi-même. Comme à Γ accoutumé le menteur est conscient de mentir et il connaît la vérité qu'il veut cacher. Le problème c’est que celui qui ment est en même temps celui à qui l’on ment, ce qui devrait court-circuiter le mensonge de par la conscience inévitable de se mentir, puisque le tout se déroule dans le même esprit :

« Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi- même que je masque la vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas. La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience. »96

Néanmoins, l’homme de mauvaise foi réussit quand même à se duper, à occulter son angoisse, sa liberté, en se figurant « [...] comme une vérité une erreur plaisante.»97 Alors, comment la mauvaise foi est-elle possible? Comment se mentir, tout en sachant, devant savoir, que l'on se ment? Cela s'anéantit, le mensonge s'évanouit; « [...] ruiné, par derrière, par la conscience de me mentir. »98 La mauvaise foi se dévoile sous la forme

96 Ibid., p. 83.