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LA LIBERTÉ EN ELLE-MÊME

Nous voici finalement arrivé au point de notre recherche où, après avoir situé la liberté sartrienne dans son contexte, le moment est venu de l’aborder en elle-même.

Résumons d’abord les informations que nous avons déjà collectées tout au long de nos recherches. C’est par le choix que la liberté se manifeste, elle est la possibilité de choix, elle nous donne le choix. L'homme agit en fonction de raisons, de fins, qu'il choisit et qui lui sont propres. C'est seulement dans ce contexte, que l'on peut parler d'intentionnalité et d'actions.

La liberté nous oblige, nous condamne, à choisir notre être, car l’être libre n’est pas défini, du moins à la façon l'en-soi. Ainsi nous choisissons-nous un être dans une remise en question de l’être en-soi qui ne fait qu’un avec le surgissement de la conscience et sa détermination de ce dont elle est manque, en tant que moment négatif de différenciation d’avec le monde et d’avec l’en-soi qu’elle a à être sous forme de ne l’être pas. Ce choix d’être est si total qu'il devient angoissant, qu'il nous embarrasse, l'être choisi, et tout ce qui en découlera comme significations, n'aura jamais d'autre fondement que la liberté. C'est cette part inévitable d'injustifiable qui fait la liberté des choix et qui en même temps les ronge. L'angoisse, c'est le doute vis-à-vis de ce choix, la compréhension de la perpétuelle possibilité d'un bouleversement radical de celui-ci et de notre parfaite responsabilité de l'être choisi avec toutes les conséquences qui en découlent.

angoissante la garde bien en vue, l'utilise même pour la nier, c'est-à-dire, pour rester dans la dégradation de notre être que permet la liberté, pour justement nier notre être libre.

Cependant, ces indications réunies sur la liberté, précieuses en elles-mêmes, n’abordent pas directement ce qu’est la liberté. Nous avons crayonné autour, ce qui l’a circonscrit, mais pas définit.

Qu'est-elle en elle-même? Que peut-on en dire? Comment peut-on la décrire? Ou plutôt, puisque c'est l'angle par lequel nous l'abordons, quelle description Sartre fait-il de sa liberté?

Si l'action dépend de la liberté, celle-ci ne peut dépendre que d'elle-même. S'il en était autrement, on ne pourrait plus parler de liberté, ni d'intention. Une liberté qui dépendrait d'autre chose, ne pourrait plus servir de fondement à l'acte comme

sa

puissance constitutive. Une liberté dépendante, produite par une puissance constitutive extérieure, sous-entend une essence à la liberté, donnée par cette puissance dont elle dépendrait. « Or la liberté n'a pas d'essence »m; elle ne peut en avoir, car du moment où l'on parle d'essence, on retrouve la détermination inéluctable de ce qui a été créé comme tel et qui ne peut dépasser cette définition. Et justement, la liberté est un dépassement de détermination, une absence de détermination. La liberté ne peut donc souffrir aucune dépendance extérieure, aucune essence, aucune détermination qu'elle ne pourrait dépasser. Ce serait contraire au pouvoir que l'on veut lui reconnaître et elle n’offrirait plus véritablement le choix de ses conduites à l’homme. Obligée à une définition, à une essence, prédéterminant le parcourt de l’être libre, la liberté ne permettrait plus à l'homme

de réaliser indépendamment sa situation. Elle ne lui permettrait plus d’agir intentionnellement en fonction de valeurs qu'il définit, comme l’illustrait ses attitudes devant la soif par rapport à celle du crapaud. Pour que l’homme soit libre, sa liberté ne peut avoir d'essence :

« La liberté, se fait acte et nous l’atteignons ordinairement à travers l’acte qu’elle organise avec les motifs, les mobiles et les fins qu’il implique. Mais précisément parce que cet acte a une essence, il nous apparaît comme constitué; si nous voulons remonter à la puissance constitutive, il faut abandonner tout espoir de lui trouver une essence. Celle-ci, en effet, exigerait une autre puissance constitutive et ainsi de suite à l’infini. »112

Elle ne peut pas non plus être l'essence de l'homme. Si la liberté est l'essence de l'homme, elle le prédétermine, lui enlevant paradoxalement la liberté. Si l'homme a une essence, il devient comme le crapaud conditionné par sa nature, même la liberté ne peut lui être imposer comme essence sans l'aliéner. De toute façon, la liberté comme essence de l'homme ne lui servirait qu'à échapper de nouveau à cette essence, à l’exemple de la mauvaise foi qui utilise la liberté pour la nier. La liberté donne la possibilité de s'arracher à tout être que se soit, même l’être libre. Ce qui revient à s'isoler de toute détermination, à échapper à toute essence, même à une essence qui serait la liberté. Une liberté essence de l'homme se détruit elle-même en tant qu'essence, puisque par elle, par le mouvement de perpétuelle néantisation du pour-soi, il échappe à toute prédétermination. Un être libre ne peut, par définition, avoir d'essence. Ainsi, la liberté n'est-elle pas l'essence de l'homme, parce qu'elle l'oblige à être sans essence, l’arrache à toute essence :

« C’est par elle que le pour-soi échappe à son être comme à son essence, c’est par elle qu’il est toujours autre chose que ce que l’on peut dire de lui, car au moins est-il celui qui échappe à cette dénomination même, celui qui est déjà par delà le nom qu’on lui donne, la propriété qu’on lui reconnaît. »113

Comment décrire alors, cette liberté qui n'a pas d'essence? Ordinairement décrire; « [...] est une activité d'explication visant les structures d'une essence singulière »114. « [...] La dénomination même de liberté est dangereuse si l'on doit sous-entendre que le mot

112 Idem..

113 Ibid., p. 483. 114 Ibid., p. 482.

essayer de lui donner une essence qu'elle ne peut avoir, dans son existence comme une nécessité de fait. Le cogito m'apprend que je dois nécessairement exister sans pour autant me donner l'essence de cette existence. Nous pouvons de même atteindre notre liberté dans son évidence de fait, sans que cela égale nécessairement à une définition de l’essence de celle-ci :

« C'est aussi au cogito que nous nous adressons pour déterminer la liberté comme liberté qui est nôtre, comme pure nécessité de fait, c'est-à-dire comme un existant contingent mais que je ne peux pas ne pas éprouver. »116

Ma présence à moi-même étant bien supérieure à ma présence à toute autre chose, je ne suis à rien plus présent qu'à moi-même, la conscience que j'ai de moi-même est donc la plus certaine de mes connaissances de par sa proximité absolue. C'est le principe d'introspection du cogito. À la manière de Descartes qui dans les Méditations établit sa conscience comme seul fait certain à sa disposition, Sartre explore sa propre et indéniable expérience de liberté, puisque celle-ci fait partie de son être au même titre que l’existence est impliquée dans le cogito, comme seul liberté qu'il puisse effectivement atteindre :

« [...] ma liberté est perpétuellement en question dans mon être: elle n'est pas une qualité surajoutée ou une propriété de ma nature, elle est exactement l'étoffe de mon être; et comme mon être est en question dans mon être, je dois nécessairement posséder une certaine compréhension de ma liberté. C'est cette compréhension que nous avons dessein, à présent d'expliciter. »117

Revenons maintenant sur les remarques que nous avons faites sur l'acte et l'opération de l'esprit qui le commande pour y rechercher, sur le mode énoncé, certaines nécessités.

115 Idem..

116 Ibid., p. 483. 117 Idem..

Dans le processus d'intentionnalisation de l'acte, il y a la néantisation. Pour néantiser, il faut être libre: je suis donc libre, puisque je remarque chez moi cette façon que j'ai de me détacher de l'en-soi en me projetant vers d'autres possibilités que j'imagine.

La liberté, n'est autre que cette possibilité permanente de rupture, de néantisation. Être homme, être libre, c'est se projeter, transcender son être : « En vain chercherai-je à m'y raccrocher: J'y échappe par mon existence même. Je suis condamné à exister pour toujours par delà mon essence. »118

Par le vide que laisse en lui sa liberté, l'homme peut se choisir, il peut intervenir sur lui-même. C’est là plus qu’une possibilité, c’est une obligation structurelle de sa conscience; il doit forcément se faire, puisqu’il est manque, et l'être qu'il se projette n'est que sa tentative pour remplir le trou que sa liberté lui laisse et en lequel elle consiste. La liberté est l'espace au creux de l'homme qui lui permet d'agir, qui le force à prendre ses propres décisions. Par cette espace, ce trou à la place d'une essence, il est libre. Cette liberté le laisse seul face à ses décisions. De là son angoisse par rapport à ses nécessaires décisions qui ne sont fondées que sur lui et sur le néant qu'est sa liberté. Il doit s'inventer, se faire, à partir littéralement de rien, une injustifiable façon d'être dont il sera pleinement responsable :

« La liberté, c'est précisément le néant qui est été au cœur de l'homme et qui contrait la réalité-humaine à se faire, au lieu d'être. Nous l’avons vu, pour la réalité humaine, être c’est se choisir : rien ne lui vient du dehors, ni du dedans, qu’elle puisse recevoir ou accepter. Elle est entièrement abandonnée, sans aucune aide d’aucune sorte, à l’insoutenable nécessité de se faire être jusque dans les moindres détails. »119

Pour Sartre, la liberté humaine n'est donc pas un droit. Elle n'est pas non plus une situation, comme ne pas être en prison : elle est notre condition originelle d'hommes. Elle fait de nous des êtres conscients, condamnés à choisir leurs êtres en l'absence de toute référence, et dans la responsabilité totale de cet être. Être que paradoxalement nous ne pourrons jamais être, car la condamnation de la liberté n'oblige pas seulement l'homme à

118 Ibid.., p. 484. 119 Ibid., p. 485.

liberté n'est pas un être: elle est l'être de l'homme, c’est à dire son néant d’être. »12°

La liberté est donc néant. Elle ne peut être rien d’autre que le pour rien irréductible qui explique, à la limite, notre manière d’être et d’agir, en contradiction avec toute détermination. Car pour l’homme, si la liberté a une essence autre que celle du néant, cela le détermine comme lui-même l’aurait été par une essence. Elle ne peut donc qu’être vide, qu’être le vide; le blanc de la page blanche qu’est l’être libre.

Ainsi, Sartre semble parvenu à déjouer son problème de définition de l’homme libre, sans contradiction de cette liberté même. L’homme libre est arrachement à toute définition de par le néant que sa liberté le force à être, en tant que néant de définition, d’essence, en tant que trou au cœur de l’être humain et en lequel il consiste ontologiquement en tant que néant, en tant que manque. 120