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Dans !'interrogation, il y a une compréhension, comme nous venons de le dire, du non- être. Lorsqu’une question est posée, on s'attend à un dévoilement, soit d'être, soit de non- être : « Si j'attends un dévoilement d'être, c'est que je suis préparé du même coup à l'éventualité du non-être. »35

Ce qui nous aiderait dans notre compréhension de la relation de l'humain au non-être, ce serait de déterminer si, lors du jugement négatif : n'est pas, nous découvrons un non- être ou si c'est ce jugement qui fait apparaître le non-être. Sartre arrive au café où il a rendez-vous avec Pierre. Or, Pierre n'est pas là. Comment ce jugement est-il effectué?

Dire que j'ai l'intuition de l'absence serait absurde. J'aurais l'intuition de rien, d'un rien, devant un plein d'être. Le café est un plein d'être, Pierre est pleinement où il est actuellement, même hors de ma vue. L'en-soi est plein, massif, il faudrait qu'il soit capable d'indiquer ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire un vide inexistant dans le plein qu'il est. Mais puisque Sartre voit bien que son ami Pierre n'est pas là, comment en arrive t-il à cette conclusion?

La première chose qui lui permet ce jugement négatif, c'est d’abord que toute perception demande !'organisation d'un fond sur lequel se découpe la chose que l’on veut percevoir. Pourquoi Sartre parle t-il de néantisation dans cette opération? Les objets qui composent le fond ne disparaissent pas, bien sûr, de la surface de la planète. Ce qui leur arrive, c'est qu'ils ne sont pas Pierre. De ce fait, successivement, dans l’exploration du café à la recherche de celui-ci, ils tombent tous dans l'indifférence du fond ainsi organisé. Ils glissent en arrière dans une totalité indifférenciée à laquelle nous n’accordons notre attention que de manière marginale. L'être plein du café est dégradé, néantisé, il n'existe que comme la masse informe de tout ce qui n’est pas Pierre, que comme néant de Pierre :

« Lorsque j'entre dans ce café, pour y chercher Pierre, il se fait une organisation synthétique de tous les objets du café en fond sur quoi Pierre est donné comme devant paraître. Et cette organisation du café est une première néantisation. »36

Mais cela ne suffit pas pour juger que Pierre n'est pas là. Il faut encore la saisie d’une autre forme néantie. C'est une forme absente que je découvre, un néant de la forme attendue. Le fond exige l'apparition de la forme; or, la forme que nous découvrons dans Pierre n'est pas là est un néant. C'est la deuxième néantisation, quand la forme attendue est remplacée par un néant. C'est à ce moment que le jugement négatif se réalise. Il est une saisie de la double néantisation effectuée, du néant de la forme attendue mais absente du café réduit en fond à son intention :

« De sorte que ce qui est offert à l’intuition, c’est un papillotement de néant, c’est le néant du fond, dont la néantisation appelle, exige l’apparition de la forme, et c’est la forme—néant qui glisse comme un rien à la surface du fond. Ce qui sert de fondement au jugement : « Pierre n’est pas là », c’est donc bien la saisie intuitive d’une double néantisation. [...] Cela suffit à montrer que le non-être ne vient pas aux choses par le jugement de négation: c'est le jugement de négation au contraire qui est conditionné et soutenu par le non-être. »37

Ces riens, ces néants qui soutiennent les jugements négatifs, Sartre leurs trouve un nom, négatités. Leur réalité, même si négative, ne peut être niée, puisque ces négatités instituent des réactions cohérentes par rapport à elles :

36 Ibid., p. 44. 37 Ibid., p. 44-45.

Pierre présent dans sa chambre. C’est une négatité, une entité négative qui a bien une existence, même à titre de néant, puisque je peux constater l’absence et c’est elle qui soutient le jugement. Si ce n’était véritablement rien, je ne serais pas stimulé par les négatités à retrouver Pierre par exemple ou à me remplir les poches devant la négatité : « Je n’ai pas d’argent ». Ainsi, s’il est difficile de parler d’existence pour les négatités, au sens strict de participation à l’être, leur influence se fait quand même sentir comme fondement derrière les jugements négatifs. Elles servent quotidiennement à circonscrire la réalité, à en prendre compte, prioritairement à toute réaction face cette même réalité ; « [...]j’use continuellement des négatités pour isoler et déterminer les existants, [...] »39.

La découverte du néant dans !'interrogation et dans le jugement négatif comme fondement des deux conduites, plutôt que leur produit, pose le problème de l'origine de ce néant. De même, comme nous avons entrepris d'analyser ces conduites pour nous rapprocher d'une compréhension de la conscience, nous sommes aussi en droit de nous interroger sur le rôle que le néant occupera dans celle-ci. Bref; « [...] d'où vient le néant? Et s'il est la condition première de la conduite interrogative et, plus généralement, de toute enquête philosophique ou scientifique, quel est le rapport premier de l'être humain au néant? » 40

38 Ibid., p. 56. 39 Ibid., p. 62. 40 Ibid., p. 46.

LE NÉANT

Pour Sartre, il faut résister à la tentation de suivre l'exemple d'Hegel qui calque sa conception de néant sur celle de l'être. Celui-ci fait du néant et de l'être deux composantes de la réalité les insérant dans une dialectique qui les oppose comme thèse et antithèse. Hegel définit l'être pur comme immédiat, sans essence, avant toute essence. Un être, abstrait de toute forme, comme en blanc. La substance à la base de tout être, mais qui n'est jamais vue en elle-même parce que les êtres de la réalité ont une essence, une forme, dès qu'ils sortent de !'abstraction pour se concrétiser. Le néant pur, pareillement, ne se rencontre jamais en lui-même. Il est une abstraction vide, lui aussi, avant de prendre forme en néant de Pierre, par exemple.

Somme tout, il n'y a pas une grande différence entre le néant pur et l'être pur. Ils sont tous deux fondateurs des apparitions relatives à chacun dans le réel, bien qu’en eux- mêmes ils ne se rencontrent jamais dans leur forme pure et abstraite. Ils s'opposent comme contraires, thèse et antithèse, mais ils ne sont finalement que les cotés d'une même médaille, de leur synthèse; l'ensemble de la réalité :

« Nous avons constaté en effet un certain parallélisme entre les conduites humaines en face de l’être et celles que l’homme tient en face du néant; et il nous vient aussitôt la tentation de considérer l’être et le non-être comme deux composantes complémentaires du réel, à la façon de l’ombre et de la lumière : il s’agirait en somme de deux notions rigoureusement contemporaines qui s’uniraient de telle sorte dans la production des existants, qu’il serait vain de

contradiction, il y a d'abord la position de ce qui sera contredit, puis, sa négation, la contradiction en elle-même. L'être est donc logiquement antérieur à sa contradiction: le néant. Etre et néant ne peuvent donc pas être simultanés comme des contraires tel que l’indique Hegel :

« Mais le non-être n'est pas le contraire de l'être, il est son contradictoire. Cela implique une postériorité logique du néant sur l'être puisqu'il est l'être posé d'abord puis nié. Il ne se peut donc pas que l'être et le non-être soient des concepts de même contenu puisque, au contraire, le non-être suppose une démarche irréductible de l'esprit: quelle que soit l'indifférenciation primitive de l'être, le non-être est cette même indifférenciation niée. »42

Hegel semble oublier que l'être est et que le néant n'est pas. Il lui confère une apparence d'existence indépendante, en tant que contraire. Ce qui ne se peut; le non-être ne peut se donner par lui-même l’être qu’il n’a pas. Il faut que l'être supporte son existence de négatité. Le néant apparaît toujours par rapport à un être posé d'abord. Ils ne sont donc pas simultanés. L'être, peu importe son abstraction, sera toujours antérieur à sa négation puisque fondateur de l'existence de cette dernière. Le néant tire sa réalité de l'être qu'il contredit : le vide est vide de quelque chose et en ce sens toute négation est détermination :

« Socrate même, avec sa phrase fameuse: « je sais que je ne sais rien » désigne par ce rien précisément la totalité de l'être considérée en tant que Vérité. » 43

Sachant maintenant que le néant dépend de l'être, qu'il se découpe à sa surface, nous progressons dans nos recherches sur son origine. Pourtant la question est loin d'être épuisée. Le néant ne peut venir de l'être. L'être est plein, sans vide. Néanmoins, il en

41 Ibid., p. 46. 42 Ibid., p. 49. 43 Ibid., p. 50.

dépend quand même pour son existence. Alors, comment ce néant, qui hante l'être, qui ne peut se passer de lui quoiqu’il ne puisse en venir, peut-il faire son apparition?