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Le souci pour la beauté : entrepreneures de soi à Taipei, Taïwan

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Amélie Keyser-Verreault, 2018

Le souci pour la beauté : entrepreneures de soi à Taipei,

Taïwan

Thèse

Amélie Keyser-Verreault

Doctorat en anthropologie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

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Le souci pour la beauté :

entrepreneures de soi à Taipei, Taïwan

Thèse

Amélie Keyser-Verreault

Sous la direction de :

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Résumé

Cette thèse se situe à la jonction de l’approche foucaldienne de l’idéologie néolibérale, de l’anthropologie politique du corps et du féminisme. Il s’agit de la première étude prenant pour objet les pratiques de beauté féminine à Taïwan. Ces dernières, dans leurs formes contemporaines, visent un idéal, celui de la zhenmei (正妹), plaisant aux hommes, mais aussi source d’une grande satisfaction pour les femmes qui l’atteignent. Ces pratiques sont coûteuses en énergie, temps et argent et contribuent significativement à une vie jugée réussie, que ce soit sur le marché du mariage, de l’emploi, ou encore dans les relations sociales en général, ainsi que pour la satisfaction de soi. L’idéal de beauté est atteint par une surveillance constante du corps des femmes, une surveillance qui tantôt réprime, mais qui tantôt produit aussi des comportements jugés désirables. Je nomme cette surveillance et les pratiques qui en découlent le « travail esthétique » (aesthetic labor). Dans un contexte où les relations entre les femmes et les hommes sont clairement inégales, ce travail, qui se voit naturalisé et « invisibilisé », peut être vu comme une inégalité de plus. Dans le cadre de cette thèse, plutôt que de condamner les pratiques de beauté, je souhaite comprendre la rationalité qui sous-tend un si grand investissement dans l’apparence des répondantes qui ont participé à ma recherche. Ces femmes (80), rencontrées au cours d’une collecte de données de type ethnographique, étaient urbaines, instruites et elles maîtrisaient les compétences nécessaires au travail esthétique. Certaines étaient même des actrices critiques de l’idéal de la zhenmei et des pratiques qui en découlent. En appréhendant ce phénomène à partir d’une perspective critique de l’idéologie néolibérale, je montre que le travail esthétique participe de l’idéal d’un entrepreneur de soi responsable de la valorisation de son capital humain (dont la beauté est une composante) afin d’en tirer la reconnaissance des autres ainsi qu’une satisfaction personnelle. Mon analyse illustre que la satisfaction de soi, en tant que revenu immatériel de la valorisation du capital humain, est la visée du jeu d’appréciation-dépréciation que l’idéologie néolibérale implique. Les années de pratiques investies dans le travail esthétique sont menacées de dépréciation par le passage du temps et nécessitent un travail constant d’autosurveillance. Les processus visant à conjurer la dépréciation se trouvent particulièrement bien exemplifiés dans le cas de la grossesse qui représente, dans ce contexte, une vraie menace pour le capital. Les femmes se retrouvent alors devant une situation qui les amène à choisir entre la possibilité de sacrifier leur capital humain pour la poursuite de la lignée de leur époux ou la possibilité de s’engager dans des pratiques visant à corriger au mieux ce qui a été « brisé » par le fait de porter un enfant. Ces pratiques sont diffusées dans des magazines de maternité et institutionnalisées dans des centres de repos où les mères séjournent durant le mois suivant l’accouchement (月子中心). Des conseils spécifiques y sont dispensés concernant l’allaitement ainsi que la nourriture à consommer non plus tellement pour « se remettre » de la naissance, mais pour « redevenir comme avant ». Finalement, des pratiques traditionnelles sont réinterprétées par ce que je nomme le « souci pour la beauté ». Les femmes que j’ai rencontrées ont insisté sur l’importance de tenter de répondre de l’idéal de beauté et d’investir dans les pratiques jugées nécessaires malgré la maternité et le passage du temps. Enfin, ce ne sont pas toutes les femmes qui adhèrent ou peuvent adhérer à l’idéal de la zhenmei, certaines sont, en effet, réfractaires au modèle valorisé et mettent parfois de l’avant d’autres domaines de valorisation.

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Abstract

This thesis is located at the junction of feminism, political anthropology of the body and Foucauldian approach to neoliberal ideology. It is the first in-depth research on the phenomenon of women’s practices of beauty in Taiwan. These practices aim at an ideal, the

zhenmei (正妹), pleasing male gaze but also a source of great satisfaction for those women who reach it. Beauty practices are costly in time and in money and if they are seen as a condition for a successful marriage and career, they are also repeatedly said to be for one own satisfaction. The ideal is reached through a constant surveillance of their body which I call aesthetic labor. This labor is naturalized and invisibilized and in a context where gender relations are clearly unequal this could be seen as another example of inequality. However, my aim is not to condemn these practices but rather to understand the rationality underlying it. The women I met during the fieldwork (80) were educated and urban and mastered requirements of the aesthetic labor, though as reflexive actors some were critical of it. In addressing the phenomenon from the perspective of a critique of neoliberal ideology, I show that aesthetic labor contributes to the ideal of an entrepreneur of the self, responsible for enhancing her human capital (beauty capital) to get self-satisfaction and appreciation from others. I show that self-satisfaction is the real stake of the human capital appreciation-depreciation prescribed by neoliberal ideology. However, these years of work are threatened of depreciation (with the passage of time) and therefore need constant labor and self-monitoring. This becomes particularly clear with pregnancy which is seen as a significant threat to this capital. Women are faced with a choice, either they sacrifice their own human capital for the benefit of the children and hence the husband lineage, or they engage in a variety of practice to correct what has been "broken" by the fact of bearing a child. These practices have already been diffused in popular magazines, and institutionalized for example in rest houses to spend the "month" (月子). They also bring advice concerning breastfeeding and other concerns with appropriate food. Women explained the importance to keep up with the beauty ideal and self-manage to preserve their beauty capital even though mothering and aging. Finally, it is not all women of the Taipei Chic who want to abide by the beauty ideal. Some of them contest those norms and propose other domains of valorization.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... III ABSTRACT ... IV TABLE DES MATIÈRES ... V LISTE DES IMAGES ... IX LISTE DES ANNEXES ... XII REMERCIEMENTS ... XIII

INTRODUCTION ... 1

CHAPITRE 1 – CONTEXTUALISER ET APPRÉHENDER L’IMPORTANCE DE LA BEAUTÉ FÉMININE ... 8

1.1 CONTEXTUALISER L’IMPORTANCE DE LA BEAUTÉ FÉMININE ... 8

Introduction ... 8

1.1.1 L’île et la population taïwanaise ... 9

1.1.2 Histoire, femmes et féminisme taïwanais ... 11

1.1.2.1 Féminisme taïwanais et beauté ... 17

1.1.3 La famille patrilinéaire taïwanaise ... 18

1.1.4 L’éducation des femmes ... 26

1.1.5 Les femmes sur le marché du travail rémunéré ... 27

1.1.6 Taipei, la capitale ... 31

1.1.6.1 Taipei Chic ... 34

1.2 MOBILISER DES CONCEPTS POUR COMPRENDRE LA LOGIQUE QUI SOUS-TEND L’IMPORTANCE DE LA BEAUTÉ DANS LE TAIPEI CHIC ... 37

Introduction ... 37

1.2.1 L’idéologie comme horizon de sens………..39

1.2.2 Les pratiques de beauté comme travail esthétique ... 49

1.2.3 Les rapports sociaux de sexe ... 52

1.2.4 L’objet de la thèse : le souci pour la beauté ... 55

1.2.5 Question de recherche ... 56

1.3 APPRÉHENDER LE SOUCI POUR LA BEAUTÉ ... 56

1.3.1 La collecte des données ... 57

(6)

1.3.1.2 Où? ... 59

1.3.1.3 Prise de contact et recrutement ... 60

1.3.1.4 Déroulement des entrevues ... 61

1.3.1.5 Autre source de données – Suivre un objet en mouvement ... 62

1.3.1.6 Autre source de données – Notes de terrain et journal ... 63

1.3.1.7 Autre source de données – Autres récits ... 63

1.3.2 Les défis méthodologiques de la recherche ... 64

1.3.2.1. Avoir un pied dedans et un pied dehors : positionalité ... 64

1.3.2.2 Une anthropologie de l’intime : l’observation directe et l’écoute multisites ... 66

1.3.2.3 Éthique durant et après le processus de collecte de données ... 68

1.3.3 Analyse des données ... 68

CHAPITRE 2 – LA BEAUTÉ DONT ON SE SOUCIE ... 70

INTRODUCTION ... 70

2.1 DÉFINITION DE LA BEAUTÉ EN CONTEXTE TAÏWANAIS ... 70

2.1.1 « À Taïwan, il n’y a pas plusieurs types de beauté féminine » ... 70

2.1.2 « On va rire d’une grosse belle, mais pas d’une mince moche » ... 72

2.1.2.1 Une poitrine généreuse : un plus ………85

2.1.3 « On veut toujours avoir l’air plus jeune que notre âge » ... 87

2.1.4 « Beauté blanche » ... 93

2.1.5 « Les cheveux courts, ce n’est pas féminin » ... 97

2.1.6 « À Taïwan, la beauté naturelle ne suffit pas! » : agrandir ses yeux ... 100

2.2 « OH! QUE TU ES MIGNONNE! » ... 103

2.2.1 Porter le mignon ... 106

2.2.2 Play cute, be cute : le mignon comme comportement ... 112

2.2.2.1 Elles « peuvent à peine monter des escaliers » ... 113

2.2.2.2 « Pour être jugée belle, une femme doit être soumise » ... 115

2.2.2.3 Parler mignon : le sajiao ... 118

2.3 « ON NE PEUT PAS RELÂCHER QUOI QUE CE SOIT » : LE CYCLE DE VIE DE LA BEAUTÉ ... 125

2.3.1 « Aimer la beauté est dans la nature des femmes » ... 125

2.3.2 « Pour les femmes, ça ne finit jamais. On a toujours notre corps » ... 126

2.3.3 La beauté? « Un investissement dans votre futur » ... 132

CONCLUSION ... 135

CHAPITRE 3 – INÉGALITÉS DANS LE SOUCI : POUR QUE NOS FEMMES SOIENT JOLIES ... 136

(7)

INTRODUCTION ... 136

3.1 ON NE NAÎT PAS ZHENMEI, ON LE DEVIENT : ENSEIGNER À ÊTRE BELLES ET DOCILES ... 137

3.1.1 « On veut que nos filles soient jolies » ... 138

3.1.2 « Tu es une petite fille… » ... 144

3.1.3 « Oh que c’est mignon! » : l’apprentissage de l’attitude du mignon ... 151

3.2 « DIS À TA FILLE DE MOINS MANGER » : LA RESPONSABILITÉ DE L’ENSEIGNEMENT DE LA BEAUTÉ ... 155

3.3 LE TRAVAIL DE LA BEAUTÉ : UNE TÂCHE SANS FIN QUI SE POURSUIT À L’ADOLESCENCE ... 158

3.4 LE SOUCI POUR LA BEAUTÉ, UNE TÂCHE SANS FIN QUI SE POURSUIT À L’ÂGE ADULTE ... 162

3.5 SURVEILLER LE MIGNON ... 170

3.6 S’AUTOSURVEILLER POUR S’AUTOCRITIQUER ET MIEUX S’AUTOCORRIGER ... 173

3.7 LE REGARD MASCULIN ... 180

3.8 LES LIMITES D’UNE PROBLÉMATISATION DE L’EXPLOITATION PAR LES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE ... 183

3.9 LES LIMITES D’UNE APPROCHE PAR LA PERFORMATIVITÉ DE LA FÉMINITÉ ... 188

CONCLUSION ... 189

CHAPITRE 4 – L’ÉVANESCENCE DE LA BEAUTÉ DONT ON SE SOUCIE ... 190

INTRODUCTION ... 190

4.1 L’APOGÉE DE LA ZHENMEI ... 193

4.1.1 « Dire que j’ai déjà été si belle! » ... 202

4.2 « LE CORPS DE LA FEMME QUI N’A JAMAIS EU D’ENFANT EST MIEUX » ... 208

4.2.1 Être brisée par la grossesse ... 208

4.2.1.1 Sacrifier sa beauté ... 223

4.2.2. Conjurer la dépréciation : « redevenir comme avant »………234

4.2.2.1. La reconfiguration du yuezi et de l’allaitement impliquée par le souci pour la beauté……...251

(8)

PRÉAMBULE ... 257

INTRODUCTION ... 258

5.1 AVOIR UN « STOCK » DE COMPÉTENCES DÉFAILLANT ... 259

5.2 VALORISER UNE AUTRE MANIÈRE D’ÊTRE FEMME : REFUSER LE JEU DU MIGNON ... 264

5.3 DES QUÊTES ALTERNATIVES ... 274

CONCLUSION ... 290

CONCLUSION ... 292

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LISTE DES IMAGES

Image 1 – L’actrice Gong-Li au Festival du film du Cheval d’or à Taipei ... 2

Image 2 – Carte de Taïwan ... 10

Image 3 – Exemple d’un T-shirt de la Awakening foundation ... 18

Image 4 – Participation sur le marché du travail par groupes d’âge ... 30

Image 5 – Ville de Taipei, vue de la Tour 101 ... 32

Image 6 – Publicité sur un immeuble du centre-ville de Taipei ... 33

Image 7 – Publicité sur un autobus municipal ... 34

Images 8 et 9 – Photos de Lin Chi-Ling et Rainie Yang ... 71

Image 10 – Formes de visages ... 74

Images 11 et 12 – Minceur des épaules et os visibles ... 75

Image 13 – Avant et après la chirurgie esthétique ... 76

Image 14 – Jambes filiformes ... 77

Image 15 – Boîte à lunch « santé » taiwanaise ... 80

Image 16 – Un ouvrage enseignant les pratiques pour mettre en valeur la poitrine ... 85

Image 17 – Un exemple de publicité de soutiens-gorge de type « push-up » ... 86

Image 18 – Une publicité de poudre de perle ... 95

Image 19 – Exemple de vêtements anti-UV ... 96

Image 20 – Exemple de femmes jugées très jolies. ... 97

Image 21 – Petite boucle rose sur la tête d’une femme ... 98

Image 22 – Exemple de blépharoplastie asiatique ... 100

Image 23 – Exemple de blépharoplastie asiatique ... 101

Image 24 – La rangée consacrée au maquillage des yeux chez Poya ... 102

Image 25 – Hôtesses de l’air de EVA air ... 104

Image 26 – Fuselage d’avion d’EVA air ... 105

Image 27 – Une femme arborant fièrement son sac Hello-Kitty ... 111

Image 28 – Une diplômée de la National Taiwan University ... 120

Image 29 – Petite fille lors de la fête de shouyan. ... 143

Image 30 – Petite fille ... 144

Image 31 – Petite fille vêtue de manière jugée féminine. ... 145

Image 32 – Scène d’une rencontre familiale dans le sud du pays. ... 147

(10)

Images 34 et 35 – Petite fille adoptant des comportements jugés mignons ... 151

Image 36 – Exemples de comportements mignons très encouragés auprès des petites filles. ... 152

Image 37 – Petite fille ... 153

Images 38, 39 et 40 – Souhaits de lycéennes accrochés sur un arbre d’intérieur dans un endroit public. ... 161

Images 41, 42 et 43 – Exemples de visages découpés dans des guides donnant des conseils de beauté. ... 176

Image 44 – Exemple d'un visage découpé. ... 177

Image 45 – Exemple de guide de beauté pour zhenmei. ... 178

Images 46 et 47 – Exemples de couvertures de revues de maternité ... 210

Images 48 et 49 – Autres exemples de couvertures de revues de maternité ... 210

Images 50, 51 et 52 – Exemples de guides de maternité proposant des pratiques pour une prise de poids minimale. ... 212

Images 53 et 54 – On note l’attitude corporelle timide (et mignonne) de la femme à gauche, versus l’attitude fonceuse et le regard direct et séducteur de la femme à droite. ... 214

Image 55 – Images de femmes enceintes « mignonnes » et « sexy » ... 214

Image 56 – Photographie qu’une femme a affichée sur sa page Facebook. ... 220

Images 57 et 58 : Pages du numéro spécial de la revue Maman-Bébé sur la perte de poids. ... 228

Image 59 : La page couverture du numéro spécial consacré à retrouver sa silhouette d’avant la grossesse ... 233

Image 60 : Le guide de l’actrice Liu Yue pour une prise de poids de seulement 6 kg enceinte. ... 234

Image 61 : Guide de médecine chinoise pour rester mince enceinte ... 235

Images 62, 63 et 64 : Publicité de corsets de la marque Marilyn ... 237

Image 65 : Publicité de corset de la marque Venus. ... 239

Images 66 : Capture d’écran de la lecture des nouvelles. ... 246

Image 67 : L’actrice Liu Yue qui a atteint le summum de la réussite : « être plus mince qu’avant la grossesse ». ... 247

Images 68 et 69 : Exemples de publicité de produits rosissant pour les mamelons et le vagin ... 249

Image 70 : Publicité de poussette au dos de la revue de maternité Enfant et mère. ... 251

Image 71 : Publicité de poussette au dos de la revue de maternité Enfant et mère. ... 252

Image 72 : Un exemple parmi d’autres d’une femme qui a « réussi » à « redevenir comme avant ». ... 253

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Image 74 : Photographie présentant un autre type de féminité. ... 283

Image 75 : Jing Lee lors de la parade de fierté LGBT+, automne 2017 ... 284

Image 76 : Parade de fierté LGBT+ à Taipei, 2014 ... 286

Image 77 : Parade de fierté LGBT+ à Taipei, 2014 ... 287

Image 78 : Parade de fierté LGBT+ à Taipei, 2014 ... 288

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LISTE DES ANNEXES

ANNEXE 1 – Tableau des répondantes ... 316

ANNEXE 2 – Listes des thèmes ... 320

ANNEXE 3 – Grille d’observation ... 321

ANNEXE 4 – Lettres de présentation et formulaire de consentement oral ... 322

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Remerciements

Mon tout premier remerciement va à ma directrice de thèse qui m’a accompagnée durant ce long et périlleux processus qu’est la « psychanalyse doctorale ». C’est grâce à ta bienveillance, à ta patience et à ton fin sens critique que l’exercice doctoral a pu être mené à bien. Tu m’as généreusement donné les meilleures conditions pour que je puisse travailler malgré les aléas de la vie. Un remerciement particulier pour m’avoir fait confiance en m’attribuant des charges de cours; j’ai découvert une passion, l’enseignement et le geste pédagogique. Merci de ta générosité pour tous ces mercredis et vendredis matin, et bien plus encore...

Ni cette recherche doctorale ni celle qui l’a écrite ne seraient ce qu’elles sont sans la complicité que je partage avec Lee Chien-Chang. Tu incarnes ces éléments précieux que la rationalité néolibérale gruge, effrite et détruit. Merci de m’avoir accompagnée « pour le meilleur et pour le pire » durant ces sept dernières années qui furent consacrées à ma thèse. Merci d’avoir bien trop souvent, et à grands sacrifices, pris la charge mentale et physique du travail domestique, autant à Taïwan qu’au Canada. Ton sens de l’adaptation, ta singularité, ta patience et ton soutien au quotidien sont grandement responsables du temps que j’ai pu consacrer à l’achèvement de ce manuscrit.

Merci à mes enfants, Aïko, Alphé et Auxence pour les balades en forêt – ce fut mon remède pour ces journées où le rythme de notre époque me pesait. Merci de m’avoir interrompue dans mon travail plusieurs fois par jour et parfois, par heure, me ramenant à l’essentiel, me poussant vers d’autres rationalités et m’incitant à réfléchir à d’autres domaines de valorisation que ceux qu’est responsable d’entretenir – à grands coûts – l’entrepreneure de soi. Merci de votre patience envers une mère trop prise pour remplir son rôle parental de manière conventionnelle.

Merci à mes beaux-parents, Hsiu-Chen et Jui-I, pour leur sens de la responsabilité et l’aide matérielle qu’ils ont su nous apporter pour le logement, autant à Taiwan qu’au Canada, durant les années d’instabilité financière que représente souvent un doctorat.

J’ai vécu à Taipei de juin 2010 à février 2012 dans le cadre de ma maîtrise en anthropologie1. Je remercie sincèrement ma directrice de maîtrise, Isabelle Henrion-Dourcy, de m’avoir encouragée à apprendre le mandarin dans la « Roll Royce » des écoles : le International

Chinese Language Center de la National Taiwan University (國立台灣大學 Guoli Taiwan Daxue). Sans cette base linguistique essentielle et ces années très précieuses qu’elle m’a

encouragée à passer sur le terrain, je n’aurais pas possédé les outils linguistiques et socioculturels pour appréhender l’objet de cette thèse.

1 Ce terrain a donné lieu à la maîtrise Qigong (氣功) et nouvelles religions à Taipei (Taïwan) : une exploration

(14)

Le choix du sujet de cette thèse est très certainement le fruit d’une histoire de rencontres. Étudiante à la maîtrise, je travaillais sur la pratique du qigong à Taïwan auprès d’aînés, mais je passais mon temps libre à faire des échanges linguistiques avec de jeunes Taïwanais qui eux, voulaient améliorer leur français. C’est ainsi que j’ai rencontré Min-Chuan, un étudiant à la maîtrise en météorologie. De fil en aiguille, nous sommes devenus amis et avons passé nos temps libres ensemble ainsi qu’avec son grand groupe d’amis. Merci à Kawa, Chun-Chao, Dian-Dian, Kai-ren et les autres pour ces moments. Avec vous, j’ai découvert Taipei et plusieurs autres comtés de Taïwan. J’ai aussi été confrontée à un autre rapport au corps ; ce fut les germes de cette recherche. Merci Min-Chuan d’avoir eu le courage d’aller à l’encontre de la tradition et de t’ « embarrasser » de cette waiguoren avec tous les moments

ganga que cela a pu générer, de m’avoir fait découvrir que Taïwan ne se résumait pas au Taipeiguo, de m’avoir initiée au Taiyu, à ta ville natale, Lukang, et à son cachet

incomparable, à la cuisine taïwanaise et à plus encore!

Je remercie aussi mes collègues et amis anthropologues. Jérôme Soldani, toujours de bon conseil et très généreux de son aide, même de l’autre côté de l’Atlantique et malgré le décalage horaire qu’il sait vaincre! Un merci spécial à Samuel Beaudoin pour tout ce que tu m’as appris sur l’enseignement : c’est précieux ! De savoir que nous étions ensemble, en tête de peloton, pour achever nos thèses m’a permis de me sentir moins seule. Merci à Lorena Suelves Ezquerro, Maryline Vivion et Anne-Marie Rouiller pour l’amitié dont elles me font l’honneur.

J’ai eu la chance d’obtenir à plusieurs reprises durant ma formation l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), du ministère taïwanais de l’Éducation, du Bureau international de l’Université Laval et du Département d’anthropologie.

Finalement, et surtout, merci à toutes ces femmes taïwanaises pour qui j’écris cette thèse et qui m’ont encouragée à faire cette recherche sur un problème que plusieurs jugeaient « très, très grave » et d’une extrême pertinence dans la conjoncture à Taïwan. Merci à toutes ces féministes et chercheuses taïwanaises qui ont nourri ma réflexion avec leurs commentaires et critiques2. Un merci particulier à Antonia Chao pour avoir attiré mon attention sur la dimension du plaisir dans le néolibéralisme. C’est à vous toutes que j’ai pensé et c’est ce qui a donné un sens à ma démarche dans un monde incertain.

2 Certains de ces commentaires constructifs furent anonymes et effectués via l’examen de deux articles (voir

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INTRODUCTION

« Beauty is not simple. It matters, and academics need to engage seriously and urgently. If we want to live in the world, understand the world, and ultimately change it, we need to start by taking seriously what actually matters to people, and beauty matters, and for many it matters consciously and continually » (Widdows 2018: x).

Première anecdote – hiver 2014. Le téléviseur est allumé durant le repas pris dans le salon, une scène typique de la vie quotidienne taïwanaise. Une émission à grande cote d’écoute et à lignes ouvertes a pour thème : « Est-ce qu’A-Mei (張惠妹) doit perdre du poids? ». La chanteuse populaire taïwanaise d’origine aborigène a effectivement considérablement grossi dans les derniers mois3. Aujourd’hui, les admirateurs de la chanteuse, femmes et hommes appartenant à différentes tranches d’âge, appellent en direct pour s’exprimer sur la situation. Je pense en silence : une telle émission aurait été censurée d’emblée dans d’autres pays. Probablement que l’idée même de faire un programme consacré à ce sujet ne serait jamais passée par la tête des producteurs. Si jamais un tel thème avait été mis à l’écran au Québec, il se serait attiré les foudres de beaucoup de téléspectateurs ainsi que de groupes féministes.

3 D’ailleurs, une recherche dans le moteur Google Images de « A-Mei + 2014 » aboutit entre autres sur une

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Image 1 – L’actrice Gong-Li au Festival du film du Cheval d’or à Taipei4

Deuxième anecdote – automne 2014. Lors du 51e festival de cinéma taïwanais le Cheval d’or (台北金馬影展), l’actrice chinoise Gong-Li (鞏俐) est présente. Devant un énorme plat de vermicelles de riz sautés au gras de porc, le téléviseur est allumé pour suivre l’évènement cinématographique. Tout en mangeant ces vermicelles, assises sur un mobilier de bois traditionnel, deux femmes dans la soixantaine, visiblement à l’aise matériellement, regardent l’arrivée des actrices et acteurs à l’écran. Elles échangent leurs impressions. C’est l’arrivée de Gong-Li, actrice réputée dans le monde chinois pour sa beauté et son talent. Elle salue la foule de la main. Vêtue d’une robe sans manches dorée et scintillante, je la juge impressionnante alors que mon mari me dit qu’elle a déjà près de 50 ans (en effet, elle est née en 1965). Je pense en silence que le temps n’a pas laissé de traces sur elle et que cette femme a un air sensuel. À nos côtés, les deux femmes s’exclament en taïwanais : « Comment ose-t-elle porter une robe sans manche? C’est horrible, regarde ses gros bras! Elle ne devrait pas s’habiller comme cela! C’est laid! ». Visiblement, elles sont très choquées de voir ce qu’elles jugent être laid exposé ainsi. Leurs visages affichent une expression de dégoût et de réprobation.

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Je suis frappée par l’importance que semble avoir la beauté pour les femmes et par la manière dont tout un chacun semble à l’aise de commenter leur apparence.

Troisième anecdote – été 2016. J’ai la chance de revoir quelques-unes des répondantes à ma recherche doctorale lors d’un colloque auquel, tout comme elles, je participe. Nous sommes réunies, café à la main, dans le hall d’un bâtiment à l’architecture magnifique datant du 19e siècle. La lumière colorée entre par les vitraux de la pièce. Je parle de ma recherche, portant sur le phénomène de la beauté féminine à Taïwan, à ces quelques anciennes répondantes ainsi qu’à leurs amies-collègues venues partager ce moment. Semblant trouver que je touche, avec cette recherche, un point important, une étudiante en fin de doctorat du Département de science politique de la National Taiwan University (ci-après : 台大 Taida) nous dit : « Oui, en effet, c’est tellement important l’apparence physique pour les processus de sélection. Pour nous, les femmes, quand on postule pour un poste, ils vont vraiment porter attention à notre beauté. Si on n’est pas belle, on n’a pas de chance. » D’autres collègues taïwanaises, qui faisaient leur doctorat à l’étranger, semblaient à la fois découragées, critiques et un peu surprises – sans vraiment l’être – d’entendre que la beauté, même pour des « docteures » peut être importante pour obtenir un emploi. Ces paroles sortaient de la bouche d’une étudiante, visiblement brillante et travaillante, d’un des meilleurs départements de science politique de Taïwan. À cela, une collègue taïwanaise à la peau particulièrement foncée répondit, à la rigolade, mais prenant quand même la situation au sérieux, qu’elle n’avait alors aucune chance de trouver un poste! Cette collègue allait pourtant être, sous peu, titulaire d’un doctorat en science politique d’une prestigieuse université américaine. Mes collègues se tournèrent alors vers une des répondantes à cette recherche, Meili, et lui dirent : « Toi au moins, tu n’as pas à t’inquiéter, tu vas trouver un poste. » Meili fit une mimique mi-satisfaite mi-gênée en plissant la bouche en coin. Je crois qu’elle était heureuse de se faire dire qu’elle était belle, mais critique face à cette situation où la beauté est importante, même pour des femmes très instruites, dans la recherche d’un emploi.

Notre collègue du Département de science politique de Taida poursuivit : « Il y a toute une littérature, des blogues, des livres, etc., pour conseiller les femmes sur la manière d’améliorer leur apparence afin d’augmenter leur chance d’embauche. » Cette collègue était, selon les critères taïwanais, une beauté : de longs cheveux soyeux, ondulés avec soin, une peau d’un blanc immaculé, poudrée méticuleusement, de grands yeux, enjolivés d’un maquillage noir

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bien choisi, une silhouette gracile et des membres effilés. Ses vêtements, très féminins, de teintes pastel et faits de voile de polyester fin, ondulaient à ses mouvements. Sa voix était douce, ses gestes délicats. Visiblement, elle savait se mettre en valeur.

Un constat : la beauté du corps préoccupe ces femmes urbaines et instruites même si elles semblent critiques face à l’idée que la réussite puisse être si étroitement liée à l’apparence. Comment appréhender ce phénomène?

Dans le chapitre 1, je présenterai d’abord les éléments de contexte nécessaires à la compréhension du phénomène à l’étude : Taiwan et sa population, les éléments historiques, la situation actuelle des femmes ainsi que quelques débats marquants du féminisme taïwanais actuel. J’évoquerai aussi la famille patrilinéaire confucéenne, le mariage, l’éducation des femmes et leur place sur le marché du travail. Je terminerai avec une courte présentation de la ville de Taipei et de ce que je nommerai le Taipei Chic. Ensuite, je préciserai les balises conceptuelles que sont l’idéologie néolibérale, le travail de l’esthétique et les rapports sociaux de sexe, et qui permettent de mieux saisir le sens des pratiques et des propos de ces femmes. Le terme d’idéologie néolibérale est le plus englobant et me permet de donner du sens aux préoccupations des femmes pour la beauté. De ce cadre découlent plusieurs notions utiles à l’analyse : capital humain, « stock » de compétences, responsabilisation et le trio valorisation-reconnaissance-satisfaction. Dans le cadre de cette thèse, j’appréhende le corps en tant que lieu d’un travail compris comme un investissement dans son capital. Je choisis d’utiliser la notion de « travail esthétique » pour rendre compte du travail effectué sur le corps et le comportement adopté dans le but de projeter une image de soi qui sera jugée belle. Finalement, la notion de rapports sociaux de sexe me permet de montrer que l’impératif de beauté vient se greffer à des rapports sociaux déjà inégaux et les amplifie. Je retiens donc le concept de rapports sociaux de sexe pour explorer les inégalités existantes et celles qui naissent de la diffusion de l’idéologie néolibérale. Ces notions me permettent de construire l’objet de cette thèse, soit le « souci pour la beauté ». Ces choix théoriques permettront de poser la question de recherche à laquelle cette thèse prétend répondre. Je termine le chapitre par une présentation de la méthodologie de recherche.

Le chapitre 2 me permettra de définir la beauté à laquelle les répondantes aspirent dans le contexte actuel. Pour ce faire, je présenterai d’abord les critères utilisés par les femmes avec lesquelles j’ai travaillé, mais aussi par des sources secondaires, comme les revues ou les

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médias, pour qualifier la beauté. Ceci m’amènera à traiter de la notion du mignon et de son acolyte, le sajiao (撒嬌). Ces critères esthétiques et comportementaux rassemblés s’incarnent dans l’idéal qu’est la zhenmei. Une fois les normes de beauté reconnues et identifiées, il est nécessaire d’être attentif aux pratiques qui en découlent et qui supposent un réel travail continu, quoique souvent invisibilisé dans des propos nouant féminité et « amour naturel de la beauté », supposant des investissements importants en énergie, temps et ressources matérielles. En interrogeant ce qui est jugé nécessaire pour répondre à l’idéal de beauté, j’en suis venue à la conclusion que ce sont les attributs susceptibles d’être socialement reconnus qui sont privilégiés. Cette reconnaissance est au cœur de mon analyse en termes d’idéologie néolibérale, puisque la valorisation de son capital humain est un élément central de cette idéologie. Je vais donc poser que la maîtrise des pratiques de beauté font partie du stock de compétences à valoriser. Le travail de l’esthétique est parfois si prenant qu’il suppose un réel style de vie. Ce style de vie, très coûteux, varie cependant selon les étapes de la vie – ce que j’illustre à l’aide de données concernant les femmes célibataires, celles qui sont mariées et celles qui ont un ou des enfants. Le chapitre se clôt avec une discussion sur l’importance que représente ce travail de la beauté dans une société où celle-ci contribue à un capital essentiel pour mener une vie jugée réussie.

Le chapitre 3 me permettra de montrer comment le souci pour la beauté s’inscrit dans des rapports inégaux. En effet, il émerge dans un contexte où les rapports sociaux sont marqués par une inégalité basée sur le fait qu’on soit née femme ou homme. Le souci pour la beauté vient amplifier ces inégalités déjà existantes en faisant peser la responsabilité du souci pour la beauté sur les femmes : ce sont elles qui sont amenées à se soucier de la beauté tant pour elles-mêmes que pour leurs filles. Cette préoccupation naturalisée est le produit d’un long processus d’apprentissage. C’est d’abord dans le milieu familial que sont acquises les premières compétences nécessaires au travail de la beauté; les mères sont responsabilisées à se soucier de la beauté de leur fille. Hormis ce devoir maternel, l’individu femme est ici inséré dans une toile de relations sociales dans laquelle tout un chacun surveille, critique, commente et reconnaît – ou pas –, leur beauté, ou ce qui doit être amélioré. Un corps féminin qui ne se conforme pas à l’idéal que nous avons identifié comme étant celui de la zhenmei sera la cible de remarques dans un contexte où les gens ont l’habitude de faire des critiques ouvertes et directes. La surveillance vise aussi le comportement des femmes qui doivent être jugées mignonnes, inoffensives et dociles. Ce chapitre se concentre sur les principaux

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mécanismes de surveillance, comme les remarques directes et indirectes, les allusions, voire l’exclusion. Je montre ici les mécanismes fins d’une surveillance qui corrige les comportements, mais qui, surtout, produit des attitudes désirables. Le résultat de la maîtrise de ces compétences sera une autosurveillance constante et des pratiques qui, peu à peu, deviennent « invisibles », car naturalisées et qui, éventuellement, sont considérées comme faisant partie de ce qu’est la femme. Ce chapitre montre que le capital valorisé varie significativement entre femmes et hommes. Ainsi, la beauté, loin d’être, comme certains le disent, le fruit « d’un amour naturel » qu’auraient les femmes pour ce qui est beau, peut être analysée comme un élément très valorisé de ce que les auteurs critiques de l’idéologie néolibérale nommeraient le capital humain des femmes. Ce capital serait alors parfois transmis et parfois construit par un important investissement en travail esthétique. Le chapitre se clôt avec une discussion sur les approches en termes de rapports sociaux de sexes et de performativité de la féminité, dans ce contexte où le souci pour la beauté féminine prend une telle importance.

Dans le chapitre 4, je m’intéresserai aux mécanismes fins par lesquelles le corps travaillé peut être appréhendé comme un « capital » qui peut s’apprécier ou se déprécier. Cela me permettra de saisir la rationalité des femmes qui aspirent à l’idéal qu’est la zhenmei. Ce souci pour la beauté s’illustre clairement dans les albums de mariage. On peut voir que ce n’est pas tant l’homme qui y est montré que le corps de la mariée, jugée être à l’apogée de sa beauté. Cet apogée est atteint par une surenchère dans le travail esthétique. Si ce corps travaillé soigneusement peut être vu comme un capital, on peut mieux comprendre les angoisses et les contradictions face à, par exemple, la reproduction. En effet, porter un enfant est un devoir pour la famille traditionnelle, mais la grossesse affecte le corps et met en péril tout le travail qui a été investi. En effet, le capital qu’est le corps travaillé est menacé par les étapes naturelles de la vie, notamment la maternité. Plutôt que de se résoudre aux changements naturels et de relâcher l’attention, les femmes rencontrées ont, au contraire, souligné l’importance de continuer à s’autosurveiller, je dirais à « valoriser ce capital ». Pour saisir la rationalité derrière leurs propos, je ferai référence à la notion de production de sa propre satisfaction comme élément constitutif de la valorisation du capital humain, une notion peu développée dans la littérature, mais qui me paraît pertinente ici.

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Si je me suis concentrée dans le cadre de l’ethnographie qui sous-tend cette thèse sur ces femmes urbaines et instruites qui se souciaient ardemment de leur beauté, j’ai aussi été amenée à rencontrer des femmes qui sont réfractaires à la beauté dont on se soucie. Au chapitre 5, je présenterai les cas de ces femmes. Certaines n’étaient pas, pourrait-on dire, dotées d’un bon capital de départ en ce que leurs attributs physiques tranchaient fortement avec l’idéal de la zhenmei. Elles peinaient grandement à valoriser leur beauté dans le contexte taiwanais. D’autres femmes ont connu de grands changements quant aux conceptions de la féminité, à la suite de longs séjours à l’étranger; elles refusaient, par exemple de s’adonner au jeu du mignon, attribut pourtant essentiel dans le canon de beauté actuel. Finalement, c’est dans la communauté LGBT+ que nous retrouvons les plus grandes « résistances » à la beauté dont on se soucie. Des femmes de cette communauté proposent d’autres modèles de valorisation esthétique et élargissent ainsi les possibles. Leurs luttes, par exemple contre la honte du gras ou la reconnaissance du désir féminin (qui tranche avec la pudeur de l’idéal du mignon) s’attaquent aux normes. Un aspect intéressant de ces nouvelles mobilisations sociales est que, plutôt que de proposer autre chose à l’idéologie néolibérale, elles élargissent les domaines de valorisation pour y trouver leur propre satisfaction.

Finalement, la conclusion vient clore le texte et propose des ouvertures sur des pistes de recherches découlant des résultats ethnographiques et analytiques de cette thèse.

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CHAPITRE 1 – Contextualiser et appréhender l’importance de

la beauté féminine

1.1 Contextualiser l’importance de la beauté féminine

Introduction

L’importance de la beauté a été soulignée dans plusieurs pays de l’Asie de l’Est (la Corée du Sud5, le Japon6, la Chine7). Les études insistent généralement sur le fait que cet idéal de beauté se traduit par des pratiques coûteuses et la consommation d’une panoplie de produits. Elles soulignent aussi que la beauté n’est pas sans lien avec l’identité nationale. Apparu dans la littérature scientifique depuis le début des années 2000, le phénomène n’a pas été approfondi dans le cas de Taïwan, que ce soit dans les études taïwanaises ou en anthropologie. En langue anglaise, plusieurs auteurs se sont intéressés directement ou indirectement à la question de l’apparence physique. Adrian (2003) offre une ethnographie de l’industrie des photographies de mariage à Taïwan. Elle y souligne les pratiques de beauté spécifiques des salons de photographie ayant pour but de mettre en scène la mariée. Botz-Bornstein (2008), Chuang (2005), Mc Veight (1996), Yano (2009), Yueh (2013, 2017) et Kinsella (1995) s’intéressent au phénomène du mignon (可 愛 Ke’ai) à Taïwan et en Asie de l’Est. L’accent

est surtout mis sur ses liens avec l’infantilisation des femmes, le pouvoir que les femmes en retirent et l’appropriation particulière que Taïwan fait du kawaii japonais. Par ailleurs, Chen (2008) a souligné le travail corporel qu’implique la performance d’une certaine féminité chez les travailleuses du sexe à Taïwan. Fright, Shau et Cheng (2005) ont mené une étude transculturelle montrant comment sont véhiculés les idéaux de beauté dans la publicité. Martin et Lewis (2012) ont étudié le type de féminité véhiculé dans les programmes télévisés. Shaw et Lin (2012) ont mis l’accent sur les publicités au goût patriarcal s’adressant aux femmes célibataires. Kaw (1993, 1997) a abordé plus largement le phénomène de la chirurgie esthétique chez les femmes asiatiques vivant en Amérique. Lan (2003), pour sa part, s’est

5 Voir Holliday et Elfving-Hwang (2012) sur la chirurgie esthétique indépendamment du sexe en Corée du Sud

et Galézeau (2014) sur les passions esthétiques en Corée du Sud.

6 Voir Miller (2006, 2011) pour une ethnographie de la beauté au Japon et Ashikari (2003, 2005) sur la question

de la beauté et de l’identité nationale.

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intéressée au travail corporel que demande le fait de projeter une belle apparence chez les vendeuses de cosmétiques des grands magasins. D’autres études se sont intéressées à la beauté représentée dans les magazines féminins et le type de féminité que ces magazines mettent de l’avant (par exemple : Yang 2007, sur les discours féministes dans les médias). Concernant Taïwan, une seule thèse de doctorat, réalisée dans une université américaine, touche le sujet de la beauté. Lin Yu-ling (1998) choisit la méthode généalogique pour analyser le concept de minceur qui est imposé aux femmes taïwanaises entre 1940 et 1990. Dans les publications taïwanaises, en chinois, la question de la beauté est restée le plus souvent à l’état embryonnaire, dans quelques mémoires de maîtrise non publiés ainsi que dans quelques articles parus dans des revues départementales qui ont, tout au plus, une portée locale8. Un seul livre regroupant divers débats féministes sur la question de la beauté a été publié en 20049. Il n’y a donc pas, à Taïwan, de littérature importante et florissante qui vise directement l’objet de ma thèse.

Avant d’aller plus loin, je présenterai les éléments de contexte nécessaires à la compréhension du phénomène à l’étude : l’île et sa population, les éléments historiques importants pour appréhender la situation actuelle des femmes, ainsi que quelques débats marquants du féminisme taïwanais actuel. J’évoquerai aussi la famille patrilinéaire confucéenne, le mariage, l’éducation des femmes et leur place sur le marché du travail. Je terminerai avec une courte présentation de la ville de Taipei et de ce que je nommerai le

Taipei Chic.

1.1.1 L’île et la population taïwanaise

Taïwan est une île d’Asie de l’Est entourée au nord, par le Japon; à l’est, par l’Océan pacifique; au sud, par les Philippines; et à l’ouest, par la République populaire de Chine. Taïwan, comme suite géologique entre le Japon et les Philippines, est l’île principale d’un archipel qui comprend également à l’ouest les îles Penghu (ou Pescadores), composées de soixante-quatre îles volcaniques baignant dans le détroit de Taïwan, les archipels de Matsu

8 Pan Ying-Ju et Yang Hsing-Chen (2009) ont publié un article particulièrement intéressant dans lequel elles

explorent les relations entre l’expérience du corps, le patriarcat et la culture populaire. Elles en concluent que les jeunes femmes sont de plus en plus conscientes des oppressions basées sur les inégalités de sexe qu’elles subissent, mais que c’est, malgré cela, toujours par le corps que passe la subjectivité des femmes.

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et Kinmen, séparés par quelques kilomètres seulement de la côte chinoise, et au sud-est, l’île des Orchidées et l’île Verte.

Image 2 – Carte de Taïwan

La capitale, Taipei est situé au nord du pays. (Source : civil-taiwan.org10)

Avec son climat tropical11, Taiwan est balayée par des typhons de juin à septembre. Un relief très accidenté, une chaîne de montagnes dont le point culminant est le Mont de Jade (3 952 mètres), partage l'île du nord au sud, en son centre. Les montagnes, dont plusieurs crêtes dépassent les 3000 mètres, ne laissent disponible pour l’agriculture qu’un tiers du territoire, surtout situé à l’ouest, où se concentre d’ailleurs la majeure partie de la population.

Cette petite île en forme de patate douce mesure 370 kilomètres de long et 140 kilomètres de large. Elle abrite une population de 23,5 millions12 d’habitants, composée de 11,8 millions

10http://www.civil-taiwan.org/ckc-jan06.htm, consulté le 23 février 2017.

11 Taïwan connaît un climat subtropical humide au nord, et au sud, un climat tropical à deux saisons : l’une

sèche, l’autre humide.

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de femmes13 et de 11,7 millions d’hommes. Cette population est répartie sur un territoire de 36 000 km2, ce qui se traduit par une forte densité de population (650 habitants/km2 14, et jusqu’à 1 000 habitants/km2 pour la partie ouest). Les trois quarts de la population vivent dans un réseau de centres urbains s’étendant sur la côte ouest et dont les quatre plus grandes métropoles sont Taipei, la capitale; Kaohsiung, importante ville portuaire du sud; Taichung, au centre du pays; et Tainan, ancienne capitale. Cette répartition de la population justifie que je concentre ma recherche auprès des femmes urbaines.

Par ailleurs, 96 % de la population est d’origine Han. Un autre 2 % est désigné par l’expression « nouveaux résidents » (新住民 xin zhumin) par le gouvernement. Il s’agit de gens mariés à un citoyen taïwanais sans détenir la nationalité taïwanaise. Ils sont majoritairement travailleurs immigrés (外勞 wailao) et « épouses étrangères » (外籍新娘

waiji xinniang), d’origines chinoises ou d’Asie du Sud-Est. Ces personnes sont souvent

victimes de discriminations diverses (Tsay 2004). Finalement, le dernier 2 % est composé des divers groupes aborigènes15 (原住民族 yuanzhuminzu)16 présents à Taïwan. C’est avec des femmes Han, donc faisant partie du groupe majoritaire, que j’ai mené cette recherche. Au moment de la rédaction de ces pages, Taïwan et ses archipels forment un état dont l’appellation officielle est « République de Chine » (中華民國 zhonghua minguo) et dont la

langue officielle est le chinois mandarin. La situation politique de l’île est complexe et quelques repères historiques sont nécessaires pour la comprendre.

1.1.2 Histoire17, femmes et féminisme taïwanais

L’histoire de l’île ayant été traitée en détail et avec rigueur (voir Morier-Genoud, 2011), je me limiterai ici aux moments forts qui marquent la situation des femmes. Cette situation est

13http://eng.stat.gov.tw/point.asp?index=9, consulté le 16 janvier 2017. 14http://eng.stat.gov.tw/point.asp?index=9, consulté le 16 janvier 2017.

15 Pour approfondir la préhistoire, le peuplement par les populations austronésiennes, les premières vagues

migratoires Han et les présences européennes, j’invite le lecteur à se référer aux ouvrages de Bellwood (1988), Bellwood et Dizon (2005), Bellwood, Fox et Tryon (2006), Cauquelin (2000), Chen (2000), Chiu (2008), Roy (2003), Wills (2007) et Zheng (1995).

16 Ces groupes, dont 14 ethnies sont reconnues, ont été classés de diverses manières par les chercheurs et

l’administration. Les classements administratifs manquent de rigueur méthodologique et relèvent davantage de questions pratiques et politiques. Il est à noter que les « ethnies des plaines » (平埔族 pingpu zu) (Allio 1998 : 55) sont absentes de ce classement.

17 Je suis grandement redevable à Damien Morier-Genoud (2011) pour sa thèse de doctorat L’élaboration d’une

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plus facilement repérable en suivant l’évolution des discours féministes. Le féminisme taïwanais est en effet intimement lié à l’histoire du pays18. Taïwan fut la première colonie japonaise (日本殖民 riben zhimin, (colonisation japonaise)1895 à 1945) et, non sans ironie, c’est au colonisateur et à son désir de modernisation, que les Taïwanaises doivent les campagnes de santé publique pour l’abolition du bandage des pieds et l’encouragement des parents à envoyer leurs filles à l’école19 pour en faire de bonnes épouses et des mères futées (en japonais :良妻賢母ryosai kenbo). Par la même occasion, l’instruction devait aussi fournir

une main-d’œuvre productive dans les plantations et dans les industries de l’empire japonais. Ce qui semble important et surtout paradoxal est que la question de la position des femmes surgisse à ce moment-là. Le Japon n’est pas connu pour son traitement équitable des femmes, mais il choisit de s’ouvrir à la modernité, notamment par l’éducation. C’est à partir de cette époque qu’une minorité de l’élite est envoyée dans les grandes villes japonaises pour s’instruire. C’est aussi à cette occasion, à partir des années 1920, que les germes du féminisme libéral sont implantés et ramenés au public taïwanais.

Durant la colonisation japonaise, deux discours cohabitent : l’un reflète l’idéal de la restauration de Meiji (1868 à 1912) et prône qu’une nation forte exige le renforcement du rôle de la femme dans la famille par la voie de l’éducation des filles. Durant cette période, on encourage aussi la promotion de l’éducation physique chez les jeunes filles afin qu’elles produisent des enfants en santé (voir Lee, 2009). L’autre discours propose, selon Lu (2004 : 91), un féminisme qui interroge la division sexuelle du travail dans la sphère domestique et voit l’éducation comme un remède au système traditionnel. Cette période japonaise a pris fin en 1945 quand, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Japon capitula devant les forces alliées. Taïwan fut ainsi placée sous le contrôle administratif de la République de Chine (中

précieuses annexes pour une présentation historique de Taïwan. Je suis aussi sincèrement redevable à Jérôme Soldani (2012) et à la contextualisation historique de sa thèse de doctorat La fabrique d’une passion nationale

: Une anthropologie du baseball à Taïwan. Le travail de Soldani a profité de la rigueur de son auteur ainsi que

de son séjour à l’Institut d’histoire de l’Academia Sinica. En 2004, l’inauguration de l’Institut d’histoire de Taïwan (台灣史研究所 Taiwanshi Yanjiusuo) de l’Academia Sinica (中央研究院 Zhongyang yanjiuyuan) a créé le terreau fertile au développement d’une nouvelle génération de chercheurs taïwanais travaillant sur divers sujets et élaborant des réflexions théoriques et méthodologiques permettant d’aller au-delà du débat partisan et proposant ainsi une relecture de l’historiographie taïwanaise (Heylen 2001 : 5051; Morier-Genoud 2010 : 97; Soldani 2012 : 79).

18 Nous voyons l’émergence d’un mouvement féministe dans les années 1920, sa chute dans les années 1930 et

sa réémergence dans les années 1970 avec la démocratisation du pays.

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華民國憲法zhonghua minguo) et le Japon renonça à sa souveraineté sur Taïwan en 1951,

dans le traité de San Francisco (Morier-Genoud 2011 : 291).

Ces colonisateurs partis, Chiang Kaï-Chek (蔣介石 Jiang Jie Shi, 1887-1975), alors chef du Parti nationaliste chinois (中國國民黨 zhongguo guomindang, Kuomintang ou KMT) envoie

à Taïwan des représentants qui doivent assurer la transition. Comme le rapporte justement Lee (2004 : 82), « [...] alors que les Taïwanais percevaient dans le nouveau pouvoir un représentant de "la terre de leurs ancêtres", le pouvoir nationaliste se comporta en conquérant ». En effet, l’administration chinoise républicaine se comporta d’une manière que « la science politique a tout le droit de qualifier de coloniale (de 1945 aux années 1980) » (Corcuff 2010 : 241). Conscient de l’influence japonaise, le gouvernement nationaliste tenta d’implanter une culture chinoise20 en sinisant la population (中 國 化 zhongguohua) (Yip 2004 : 17) 21.

Avant de s’installer à Taïwan, le KMT avait effectué une série de législations dites progressives concernant le statut des femmes (Hsu 2005 : 288). Il avait aussi tenté de revaloriser le rôle traditionnel de la femme au foyer, « bonne épouse et mère avisée » (Hsu 2005 : 299) (賢妻良母/賢母良 xianqi liangmu) en menant une campagne contre les

femmes dites « modernes » (« modern girl ») (traduit en chinois, phonétiquement et avec dédain, dans les médias de l’époque par modeng gouer [摩登狗兒], le dernier mot voulant littéralement dire « chien », donc « chien moderne ») (Hsu 2005, 297). Hsu (2005 : 289) souligne que malgré l’apparence de progrès, toutes ces mesures étaient programmées pour consolider le pouvoir et l’intérêt national. Ce caractère de « modernisation » imposé par le KMT se poursuit lors de l’arrivée des nationalistes à Taïwan22.

20 Il lui fallait, de son point de vue, civiliser une population « asservie » par un demi-siècle de présence

japonaise.

21 À partir de ce moment, des rivalités, qui se ressentent encore aujourd’hui, débutèrent entre les nouveaux

arrivants chinois, les « Continentaux » (外省人 waishenren), et les Taïwanais dits « de souche » (本地人

bendiren, littéralement les « gens de cette terre », ou parfois 本省人 benshengren, « gens de cette province »),

vivant sur l’île avant 1945. Il est à noter que le KMT gardait la population locale éloignée des responsabilités au profit d’une administration en provenance du continent, ce qui ne faisait évidemment qu’exacerber les tensions.

22 En 1949, lorsque le gouvernement de Chang Kaï-Chek perd la guerre civile engagée contre le Parti

communiste chinois, il se replie d’une manière qu’il croit temporaire sur Taïwan en espérant hypothétiquement « reconquérir la Chine » (反共大陸 f a n g o n g d a l u ). Taïwan est alors ce que les nationalistes chinois considèrent la « vraie Chine ». L’histoire fut tout autre. Le KMT s’établit à Taïwan de façon permanente et continua à utiliser le nom de « République de Chine » pour sa nouvelle terre d’accueil. En continuant son régime

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La République de Chine, en continuité avec la politique qu’elle avait adoptée sur le continent, déclare et inscrit dans le Code civil l’égalité de statut des femmes et des hommes. Les femmes taïwanaises ont dès lors formellement le droit de travailler, de participer aux activités sociales et politiques et de voter. Dans les premières années du KMT, le but de l’éducation des filles semblait être le même que sous l’Empire nippon, soit d’en faire de bonnes épouses et mères (Chen 2000 : 57).

Dans les années d’après-guerre (depuis 1945), les femmes de milieux aisés sont encouragées à participer à la prospérité de la société taïwanaise à travers leur rôle de mères, d’épouses et d’employées. Dès cette époque, les femmes salariées contribuent grandement aux revenus familiaux (Farris 2004 : 346).

En mai 1972, Chiang Ching-kuo (蔣經國, 1910-1988), fils de Chiang Kaï-Chek, s’installe à la tête du gouvernement. Avec lui, le pays se démocratise23 peu à peu (voir Allio 2007 : 770-771 pour une discussion nuancée du rôle de Chiang Ching-kuo dans l’ouverture du pays) et

autoritariste, Chiang Kaï-Chek gouverna cette île avec des mécanismes non démocratiques. C’est aussi à ce moment que le régime politique fut dominé par la loi martiale (1949-05-19). La loi martiale signifiait que les libertés prévues par la constitution, telles que la liberté de réunion, d’association, d’expression, de publication, de conférence, étaient suspendues indéfiniment. Cette loi martiale en territoire taïwanais dura 38 ans (jusqu’au 15 juillet 1987), ce qui en fait une des lois martiales les plus longues de l’histoire.

23 Un an avant la mort de Chiang Ching-kuo en 1986, le premier parti d’opposition, le Parti démocratique

progressiste (民進黨 Minjindang ou PDP) est fondé. Chiang Ching-Kuo, suivant sa politique d’ouverture vers les insulaires, intégrera progressivement Lee Teng-hui (李登輝, 1923-…), un Taïwanais de souche, à son gouvernement : il sera ministre (1972-1978), maire de Taipei (1978), gouverneur de la province de Taïwan (1981), puis vice-président (1984). Lee Teng-hui deviendra président de Taïwan pour une période de douze ans (1988-2000). Lee fut le premier président de la République élu au suffrage universel direct, pour son troisième et dernier mandat de quatre ans, en 1996. Son administration entame la promotion par l’État d’une culture et d’une identité spécifiquement taïwanaise et non plus uniquement chinoise. L’exercice électoral a joué pour beaucoup dans le processus de démocratisation de Taïwan (Allio 2007 : 788). Digne de cette démocratisation et de la relecture du passé de l’île comme « histoire de Taïwan », des évènements particulièrement sanglants (notamment l’ « incident du 28 février » [二二八事件 er erba shijian] et la période de la « Terreur blanche » [

白色恐怖 baise kongpu]) qui avaient été volontairement évincés de l’histoire par les nationalistes chinois, sont

mis au programme scolaire et discutés dans les salles de classe (Wang 2005). L’abrogation de la loi martiale a amené le régime autoritaire à se démocratiser et à s’orienter vers le pluralisme politique. Ce processus aboutit à l’alternance politique au sommet de l’exécutif en 2000, avec l’élection à la présidence du candidat du

Minjindang, Chen Shui-bian (陳水扁 1950-…), avec, comme vice-présidente, la mère du féminisme taïwanais, Lü Hsiu-lien. En 2008, le KMT, avec à sa tête Ma Ying-jeou ( 馬英九 1950-…), reprend le pouvoir et pratique une politique de rapprochement économique avec la Chine qui se manifeste, par exemple, par la signature de l’Economic Cooperation Framework Agreement (ECFA) et par une ouverture aux touristes et aux étudiants chinois, entre autres, donnant lieu au mouvement de protestation des tournesols en 2014. Depuis 1949, la République populaire de Chine revendique sa souveraineté sur Taïwan en tant que province chinoise et depuis la fin des années 1990, moment où Hong Kong et Macao lui sont rétrocédés, les autorités de Beijing intensifient leur désir d’unification. C’est donc dans un climat de tensions, d’ambiguïtés politiques et d’héritages divers que les Taïwanais évoluent au quotidien. Finalement, en 2016, Tsai Ing-wen (蔡英文 1956-…), à la tête du

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des mouvements féministes plus affirmés émergent. C’est à partir des années 1970-1980 que se développera le premier mouvement des femmes à Taïwan. Les femmes urbaines et instruites que j’ai choisi d’étudier sont les légataires de cette histoire.

Dans les années 1970, en milieu urbain, une bourgeoisie émerge. Cela participe au développement d’un mouvement des femmes24 dont la chef de file est la diplômée de Harvard, Annette Lu Hsiu-lien (呂 秀 蓮 Lu Xiulian, 1944-…). Madame Lu, mère du féminisme taïwanais, fut la première Taïwanaise à écrire, en 1974, un livre qualifié de féministe et intitulé Le nouveau féminisme (新女性主義 xin nüxin zhuyi). Elle y dénonce les inégalités quant à l’accès à l’éducation, le statut inférieur des femmes, l’inégalité des salaires, le double standard quant aux sexes (voir Farris 1994 : 313, sur le double standard) et le dénigrement des femmes dans le système confucéen.

Cette féministe de la première heure n’aborde cependant pas tous les thèmes concernant la situation des femmes. Elle n’évoque pas les sujets – trop sensibles à l’époque, et encore souvent aujourd’hui – qui ne semblent pas de premières importances dans la lutte et qui auraient soulevé encore plus d’opposition dans une société déjà froide à l’idée de revoir les relations hommes/femmes25. Parmi eux : la liberté sexuelle (de la femme), la validité du mariage, la nature féminine et l’homosexualité (Farris 2004 : 349; Lu 1994 : 298). Lu a pris de grands risques sous la loi martiale, et c’est sans compter ses activités purement intellectuelles ou politiques (par exemple : des manifestations contre la pornographie ou encore contre les concours de beauté). Elle a mis sur pied des lignes d’appel pour les femmes victimes d’abus ou de viol, en plus d’organiser des cours de cuisine pour les hommes et des groupes de travail ayant pour thème « la femme hors de la cuisine ». Elle a aussi alerté la population sur l’abus des enfants prostituées (Farris 2004 : 349; Lu 1994 : 293-94, 300). Ces activités politiques lui vaudront finalement plusieurs années d’emprisonnement, mais marqueront un revirement important dans l’histoire des femmes taïwanaises.

24 Il est toutefois à noter que le mouvement contemporain des femmes ne deviendra vraiment actif qu’avec la

création du magazine Awakening par Yuan-Chen Li en 1982. Cette initiative mobilisera beaucoup de femmes conscientes du pouvoir du système patriarcal.

25 Le nouveau féminisme de Lu n’a, en ce sens, pas d’affinité avec le féminisme de la seconde vague

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Nous sommes à même de voir avec l’exemple de Lu Hsiu-lien que l’absorption taïwanaise26 du féminisme libéral occidental a pris la forme d’une critique du confucianisme. Concrètement, les féministes des années 1970 et 1980 ont lutté pour un code civil plus égalitaire, l’accès à l’emploi au même titre que les hommes, un salaire égal pour un travail égal et finalement, la possibilité pour les femmes d’actualiser leur potentiel dans le domaine public dominé par les hommes. Le confucianisme étant très ancré dans la société taïwanaise, les féministes ont fait le choix d’arrimer, dans leurs pratiques et discours, la réalisation personnelle des femmes dans la sphère publique avec la réalisation de leurs obligations dans le contexte familial et dans les relations interpersonnelles (ce qui serait considéré comme un féminisme relationnel en Occident). On retrouve alors une conception des relations entre les femmes et les hommes comme étant complémentaires (suivant la cosmologie chinoise du

Ying et du Yang) plutôt qu’antagoniques. À partir de la fin des années 1980, avec le

relâchement des politiques du KMT concernant la répression des allusions au communisme ou à la gauche, des analyses féministes marxistes ont émergé peu à peu, formulant une critique de l’exploitation des femmes par le capitalisme industriel, mais aussi par le patriarcat confucéen.

À partir des années 1990, dans le mouvement de démocratisation, les féministes radicales américaines (par exemple : Audre Lorde, Adrienne Rich et Gayle Rubin) font leur entrée dans les discussions taïwanaises (mais ces discussions rejoignent peu la société civile)27. Cette décennie marque aussi un agenda similaire entre le féminisme occidental et le féminisme taïwanais. On revendique l’égalité dans le monde de l’emploi, le droit des femmes quant aux choix de reproduction, la prévention de la violence domestique et des agressions sexuelles, les droits civiques des couples de mêmes sexes et l’avancement des femmes dans les fonctions de direction sur le plan politique. Finalement, il existe plusieurs mouvements

26La section qui suivra est grandement inspirée de Chang (2009), qui offre l’ouvrage le plus complet en langue

anglaise sur le féminisme taïwanais. Je réfère d’ailleurs la lectrice intéressée à cet ouvrage, pour une analyse globale des mouvements féministes à Taïwan au 20e siècle. L’ouvrage de Yang (1993) propose une analyse des

discours féministes sous la colonisation japonaise (1895-1945). Pour une discussion plus récente des enjeux passés et actuels du mouvement des femmes, je réfère la lectrice au texte de Fan et Wu (2017) et Chang (2018).

27 Des féministes radicales, telle Josephine Ho (1995), jugée être la marraine du mouvement queer taïwanais,

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de femmes à Taïwan et chacun a fait une appropriation sélective du féminisme occidental selon les enjeux imposés par une culture confucéenne28.

De nos jours, le mouvement des femmes s’est allié à d’autres mouvements pour l’égalité des genres et, selon Fan et Wu (2017), la conscience de genre est devenue une nouvelle pratique de démocratie auprès de la jeunesse. Selon elles, les féministes pouvant maintenant s’asseoir aux tables de négociation, l’enjeu est maintenant la déconstruction du système patriarcal.

1.1.2.1 Féminisme taïwanais et beauté

Comme mentionné au début de la contextualisation, le phénomène de la beauté n’a pas suscité une littérature riche et abondante à Taïwan. Une seule publication féministe d’importance existe sur le sujet. En décembre 2000, Zhang Jin-Hua (張錦華), féministe professeur de journalisme à la National Taiwan University a publié un article dans le China

Times (中國時報) critiquant une publicité de l’industrie de la beauté. Son propos insiste sur le fait que cette sorte de pratique esthétique est non seulement une marchandisation du corps féminin, mais consolide de plus la domination du regard masculin. Sa position est soutenue par plusieurs féministes taïwanaises, mais son article a provoqué une vague de critiques venant d’un autre camp. Se revendiquant aussi du féminisme, ces auteurs, dont les porte-parole les plus connus sont Ka Wei-Po (卡維波), professeur de philosophie à l’Université Zhong Yang et son épouse He Chun-Rui (何春蕤), insistent sur le fait que la quête de beauté doit être interprétée comme une manifestation d’agencéité. En se faisant belles, les femmes obtiennent des pouvoirs et des ressources substantielles. Leurs interprétations ont suscité d’autres vagues, très variées, de critiques. Les principales contributions à ce débat sont rassemblées dans le livre Les politiques du corps et critiques des médias (« 身 體政治與媒體批判 », 寗應斌編,桃園:中央大學性/別研究室) publié en 2004. Depuis, aucune étude ne fut publiée sur le sujet. Des groupes féministes comme la Awakening

Foundation ont réalisé quelques activités éparses pour la promotion d’une image positive de

soi, mais l’intérêt pour le phénomène de l’importance de la beauté, de la part du féminisme

28 Une répondante, Meili, tint les propos suivants à ce sujet : « Avant mes études au Canada, je me croyais

féministe. Après avoir quitté Taïwan, j’ai réalisé que je n’étais pas féministe du tout. À Taïwan, le féminisme ne dérange pas, il est dans les normes sociales (台灣的女性主義不會去動妨礙社會標準 taiwan de nüxingzhuyi bu hui qu fangai shehui biaozhun).

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taïwanais, se résume jusqu’à maintenant à ce type d’activités. Pourtant, Fan et Wu (2017 : 323) soulignent que le corps des femmes et leur beauté sont de plus en plus réduits au statut de marchandises sur le marché de la consommation.

Image 3 – Exemple d’un T-shirt de la Awakening foundation

Il montre une femme se regardant dans le miroir. On y lit : « Trust me! NoBody can make it! » Ces propos insistent sur la confiance en son corps et on remarque l’importance accordée au regard.

1.1.3 La famille patrilinéaire taïwanaise

Largement étudiée par les anthropologues depuis le début du 20e siècle (voir Dos Santos 2006 pour un tour d’horizon substantiel des débats marquant l’anthropologie de la parenté en monde chinois au 20e siècle), la famille chinoise est traditionnellement basée sur l’axe père-fils (voir notamment Hsu 1948 pour une première analyse en termes d’axe père-père-fils; Chen 2000 : 42 et les travaux de Sangren (notamment 2013) pour une appréhension en termes symboliques du phénomène de ce qu’il nomme une « fantaisie androcentrique »). Bien que

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